Deviner la Chine
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Plastron de carapace de tortue. Cette pièce exceptionnelle est un des quatre plastrons retrouvés entiers dans un lot de pièces divinatoires exhumées au cours de fouilles en 1928. Les 23 inscriptions enregistrent les équations manticologiques relatives à 23 divinations.
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Tout le monde le sait, mais pas
suffisamment : l'écriture chinoise est unique. Ses idéogrammes, sa calligraphie,
son pouvoir de suggestion vont à l'encontre de toute la tradition occidentale.
Nous écrivons notre parole, les Chinois, depuis des millénaires, parlent leur
écriture. Cette anomalie a failli disparaître dans les tourbillons de la
Révolution culturelle, une simplification radicale a été promulguée en 1977
puis abrogée en 1986. La calligraphie, en Chine, nous dit Léon Vandermeersch, « est plus que jamais à l'honneur» (et,
après tout, même Mao s'était permis de l'illustrer). L'écriture idéographique
elle-même a paradoxalement été sauvée par l'informatique. Drôle d'histoire,
mais qui vient de loin.
Le livre du grand sinologue
français, bien que très technique, est passionnant, et vous aurez avantage à le
potasser tout l'été. D'où vient cette bizarre
exception chinoise ? Des fouilles l'ont révélée peu à peu au XXe siècle : d'une
divination très ancienne, pratiquée sur des omoplates de bovidés ou des écailles
de tortue. Des brûlures avec poinçon apparaissent, formant des « équations
divinatoires ». L'interprète devient un « scribe-devin », il annonce le bien et
le mal à travers tous les phénomènes. Cela vaut pour les cérémonies, les
météores, les travaux agricoles, les chasses, les expéditions militaires, les
enfants à naître, l'issue des maladies, les attaques à craindre. L'écriture
proprement dite va naître de ces marques osseuses (malheur à l'écrivain sans
feu et sans os!).
L'idéographie, visible sur les
vases de bronze rituels, au XVIe siècle avant notre ère, montre la profondeur
de cette « montée » en puissance, en aisance. Prenez, à la fin du XIe siècle,
toujours avant notre ère (où était l'Europe? qui parlait de France?), le
chaudron dit de Mao Ban, 197 graphies sur 20 colonnes : « Le roi ordonna au duc
Mao de prendre avec lui les seigneurs du royaume, des fantassins, des chars,
des hommes d'armes, pour attaquer les rebelles du pays de l'Est. En trois ans,
les pays de l'Est furent pacifiés. La majesté du Ciel a béni ce haut fait. »
Vous venez de voir surgir le grand
personnage chinois : le Ciel. On a, ou on n'a pas (ou plus), son « mandat ».
Ici, pas de Dieu, de « création du monde », de religion, de Loi surplombante.
Le Ciel ne parle pas, mais il ne fait qu'un avec l'homme, ils sont tous deux en
« résonance » dans un monde en
constante mutation. Pas de causalité, une corrélativité permanente. Les « dix mille êtres » sont sur la même longueur d'onde, et il
s'ensuit, malgré tous les désordres, un ordre spontané et muet. Comprendre ce
fonctionnement organique s'appelle « connaître la Voie » (« Dao »). La science chinoise n'est pas
allée, comme en Grèce, vers la géométrie, mais vers la médecine. La divination
est une science du temps et du corps (exemple : les « méridiens » de l'acupuncture). Un écrivain chinois va jusqu'à dire
: « Seule l'écriture chinoise permet d'explorer toutes les métamorphoses de la
création et toutes les époques de l'histoire, d'exprimer par elle toutes les
émotions, du désespoir à l'exaltation, de reproduire en elle les gestes et les
postures de la nature entière - voler, nager, courir, croître, s'écouler, se
dresser -, et de réaliser toutes les combinaisons de l'énergie que le "yin" et le "yang" accomplissent au fil des
saisons. »
La valeur d'un auteur est donc de
se mettre dans le sens des choses pour incarner la nature. Il devient
réellement montagne ou mer. Écoutez Li Bai : « Aboiements des chiens noyés dans
le bruit de l'eau / Fleurs de pêchers foncées par la rosée qui les couvre. »
Énergie, concentration, concision. La rhétorique chinoise n'a rien à voir avec
la parole : pas d'épopée, mais un tissu où pullulent les allusions, les
emprunts, les citations. L'écrivain, nous dit Vandermeersch,
procède comme un mathématicien qui intègre à ses démonstrations des théorèmes
déjà démontrés. La littérature (« wen »), mémoire sans cesse retrouvée et réinventée, obtient
ainsi, en Chine, un statut qu'elle n'a dans aucune autre culture. Le « lettré »
est une sorte de saint (Confucius est « un roi sans couronne »), qui, à travers
la calligraphie, se transforme en peintre, de la même façon que le devin de la
plus haute Antiquité s'est transformé en scribe. Vous avez la possibilité de
deviner où vous êtes, et où vous en êtes, grâce au merveilleux Yi jing, six
traits brisés, six traits pleins, indéfiniment combinés. Vous entrez ici dans
un « au-delà des formes sensibles ». Tout se tient, et c'est la littérature,
pas la théologie ou la philosophie, qui affirme la quintessence de la pensée. Wenchang, le Génie
de la littérature, réside dans une des étoiles de la Grande Ourse. Il vous
suffit de lever les yeux pour l'apercevoir.
Si quelqu'un, en Occident, a
ressenti cette puissance mystérieuse de l'écriture, c'est bien Mallarmé. Loin
de « l'universel reportage » de l'omniprésente communication, il aura osé
penser que « la goutte d'encre apparentée à la nuit sublime» se trouvait dans
le cœur du cœur, comme une « sommation au monde qu'il égale sa hantise à de
riches postulats chiffrés». C'est un acte majeur, et, dit-il, « qui l'accomplit,
intégralement, se retranche.» Le but? « Avérer qu'on est bien là où l'on doit
être. » Sinon, dit-il encore, il subsisterait une incertitude qui conduirait
presque à se suicider. Votre ordinateur trouve ce genre de propos incompréhensible
et traite l'auteur de fou? En effet. Même réaction,
sans doute, devant cette définition chinoise des écrits des « saints » :
« blanchis au soleil et lavés par les fleuves ».
Vandermeersch avance une conclusion politique originale. La pénétration occidentale du «
droit-de-1'hommisme », dit-il, est moins importante que la revitalisation de ce
qui a toujours été au cœur de la conscience politique chinoise :
l'antitotalitarisme. « Empreinte de cette tradition, la société civile
renaissante en Chine ne cherche pas à s'opposer de front au Parti unique -
l'antimonarchisme lui est étranger -, mais elle résiste de plus en plus
fermement à l'intrusion dans les affaires des citoyens, des organes de l'État
et du Parti. » Les Chinois auraient ainsi préservé un quant-à-soi ancestral et
paysan, chanté dans une vieille strophe de l'époque des Han : «Au soleil levant
je me lève, au soleil couchant je me repose, / Je laboure et je me nourris, je
creuse un puits et je bois, / Qu'est-ce que le pouvoir impérial a de plus que
le mien ?» Cet esprit de liberté vit toujours dans les « regards vigilants » (« weiguan »)
des internautes chinois, ces blogs effervescents qui prennent ainsi la suite
des dazibaos (« affiches en grands
caractères ») du « mur de la démocratie » récent, comme des sentences
parallèles protestataires des lettrés incorruptibles de jadis.
PHILIPPE
SOLLERS
Les Deux Raisons
de la pensée chinoise. Divination et idéographie, par
Léon Vandermeersch, Gallimard, 2013
Le Nouvel Observateur 4 JUILLET
2013 - N° 2539
Philippe Sollers, Complots, Gallimard, 2016
浙江发现中国最早原始文字 比甲骨文早千余年 |
出土石钺之一。资料图片
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石钺上的文字(正面)。资料图片
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石钺上的文字(反面)。资料图片
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