Où se promène Philippe Sollers avec Le Nouveau ? Dans quelles contrées, quelles époques ? «C’est la première fois que je vois une mouette se conduire ainsi.» (Elle lui a foncé dessus pour lui passer juste au-dessus de la tête.) On doit savoir ce qu’il en est des mouettes. «Leur afflux silencieux du matin, leur orchestre criard du soir.» Tout est possible puisque «ce livre est un roman», précise l’auteur trop féru de psychanalyse pour ne pas jouer avec la dénégation. Sa famille génétique est présente, «vers Bordeaux et ses grands environs», les personnages qui la représentent depuis le dix-neuvième siècle et en particulier l’arrière-grand-père paternel et son bateau appelé Le Nouveau. Et sa famille artistique et intellectuelle d’adoption, ceux dont le narrateur discute dans le texte, Shakespeare et Freud, Proust et Rimbaud, Joyce sans Beckett (puisque En attendant Godot est renvoyé au «vieux nihilisme du lointain XXe siècle») - ils font partie du romanesque, enrôlés comme personnages. Il faudra comprendre pourquoi les Irlandais ont inventé un «"Bloom’s Day" au lieu d’un Joyce’s Day» et pourquoi le père de Hamlet s’appelait Hamlet. Et puis : «Comment pourriez-vous parler du Bien sans être avertie du Mal ? Les deux se tiennent précisément dans un mouchoir.» Celui dont Othello ne fait pas une bonne lecture. Philippe Sollers présente une nouvelle version des promenades au jardin d’Eden, Eve enceinte. «Comme il [Dieu, ndlr] n’a pas envie d’entendre des bébés criards, il fout Eve à la porte du paradis terrestre.» Il s’intéresse aussi à ce qui fait «la fortune des fleuristes», à savoir attentats et meurtres de petites filles dont chaque commémoration nécessite un «énorme dispositif floral».
On sent Philippe Sollers avide de se faire attaquer, par les féministes et autres, évoquant «une maman souriante» qui «dirige cette crèche : la petite Jésuse s’y fait admirer. Sa mère est déjà une auteure célèbre», «votre mariage pour tous et pour personne» et un mysticisme particulier : «Quand l’au-delà est en panne, l’ici-bas bouillonne.» Il parle de lui quand «1936 est d’ailleurs l’année des surprises : fin novembre, naît un écrivain français» qui s’appellera Philippe Sollers et qui écrit aujourd’hui, loin de cette année-là : «Je serai enterré dans un cimetière du coin, non loin des aviateurs australiens ou néo-zélandais qui sont venus se battre et s’écraser sur l’île [de Ré].» Le Nouveau reproduit une petite annonce perdue au milieu d’une «dégoulinade de conneries» et concernant la vente d’un «bien juif» dans un journal régional collabo de février 1944, car la nouveauté a mille aspects. «C’était juste, en pleine Shoah, une petite transaction tranquille dans la province française. On a mis très longtemps à en parler, raison pour laquelle le violent sentiment d’horreur est toujours nouveau.» Bref autoportrait : «Vous êtes peut-être un précurseur qu’il faudra très longtemps pour trouver nouveau.»
Paraît en même temps Une conversation infinie (l’Infini est le nom de la revue et de la collection que Philippe Sollers créa en 1983 chez Gallimard après avoir quitté le Seuil et Tel quel) où Josyane Savigneau, qui a dirigé le Monde des livres de 1991 à 2005, interroge l’écrivain qu’elle voit si souvent au même endroit qu’un homme, une fois, s’approcha de leur table : «Mais que pouvez-vous bien avoir à vous raconter tous les jours ?» Des histoires de «camarades de combat», de pourfendeurs du «mensonge social», dit Philippe Sollers qui reprend les thèmes du Nouveau. L’«organe sexuel» de Proust, «c’est la jalousie»et lui est pour sa part d’un total «athéisme sexuel» : «S’il y avait un savoir surgissant des questions dites sexuelles, ça se saurait. Tous les matins, il y aurait un progrès dans la connaissance.» Beaucoup de citations dans le volume, dont une de Joseph Joubert : «Le plus beau des courages, celui d’être heureux.» Et des dialogues du tac au tac. «- Dans aucun de vos livres le Diable ne gagne. - Non, d’où ma très mauvaise réputation. - Que vous cultivez.» Ou, quand Josyane Savigneau demande ce qu’est vieillir : «- C’est rajeunir. Se dépêtrer de plus en plus de tout ce qu’il y avait de sourdement vieux dans ce qui vous accompagne dès le début de la vie, à cause de la pression sociale gigantesque. On naît vieux. […] Je me sens plus jeune aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. - Mais vous courez moins vite. - Oui mais […] je pense plus vite.» Philippe Sollers ne croit pas à la bisexualité. «- Quelqu’un qui a eu des histoires d’amour avec des hommes et avec des femmes, vous le ou la qualifiez comment ? - Des promenades…»
Mathieu Lindon
Philippe Sollers Le Nouveau Gallimard, 128 pp., 14 €.
Philippe Sollers et Josyane Savigneau Une conversation infinie Bayard, 144 pp., 17,90 €.