La vengeance de Machiavel
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Michel-Ange, Monument funéraire, duc d'Urbino 1524-34, San Lorenzo, Florence |
Peu d'écrivains, au cours des siècles,
ont réussi à transformer leur nom en adjectif indiquant l'enfer, l'effroi, la
monstruosité ou l'angoisse. Dante, Machiavel, Sade, Kafka ont droit à cette
distinction. Vous ouvrez n'importe quel dictionnaire, et vous avez le choix
entre «machiavélisme» et «machiavélique». «Machiavélique» veut dire, paraît-il,
«digne de Machiavel, c'est-a-dire rusé, perfide, tortueux». «Machiavélisme» va
plus loin et désigne «une politique faisant abstraction de la morale, une
conduite tortueuse et sans scrupules ».
Cette réprobation unanime, pour un cas
d'une grande clarté, commence très tôt, dès la circulation des copies manuscrites
du Prince, en 1513, même si le livre
n'est publié qu'en 1532, après la mort de l'auteur. Quel succès dans la
détestation! En 1559, le livre est mis à l'Index par l'Inquisition. En 1576, un
avocat et théologien huguenot se fend d'un Anti-Machiavel dégoulinant de morale. Il
s'appelle, ça ne s'invente pas, Innocent Gentillet. Ce Gentillet, parfait
hypocrite, est bientôt rejoint par Frédéric de Prusse, en 1740, avec un autre Anti-Machiavel, supervisé (avec ironie)
par Voltaire. Bref, tous les pouvoirs se donnent la main contre ce
chef-d'œuvre, au point que «florentin» deviendra un mot courant signifiant
l'art de l'intrigue (on l'a même vu appliqué à un président de la République
française issu des Charentes, région qui n'a guère de rapport avec la splendeur
italienne de la Renaissance).
Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour qu'un génie philosophique fasse l'éloge d'«une pensée soutenue, difficile,
dure, dangereuse». C'est, bien entendu Nietzsche, dans Par-delà bien et mal : «Il nous fait respirer l'air sec et subtil de
Florence, et ne peut se retenir d'exposer les questions les plus graves au rythme
d'un indomptable allegrissimo, non sans prendre
peut-être un malin plaisir d'artiste en un rythme galopant, d'une bonne humeur
endiablée.»
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Machiavel, Dell'arte della guerra, 1550
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Qui est ce Machiavel ? Un
secrétaire convaincu et actif de la République de Florence, très cultivé et au
courant de tous les secrets, un diplomate entre les différents pouvoirs
italiens, mais aussi en voyage en France et en Allemagne. À l'avènement des
Médicis, il est arrêté et torturé : «Sans l'avoir mérité, je supporte une grande
et continuelle malignité de fortune.» La «Fortune», voilà la grande déesse
capricieuse du temps. «Heureux celui dont la façon de procéder rencontre la
qualité des temps.» Cette rencontre est rare, et elle peut se renverser.
Machiavel connaît à fond l'histoire de son temps et celle de l'Antiquité, d'où
son autorité et sa verve. Non, le pouvoir n'a rien d'idéal, c'est une
ténébreuse affaire dont on peut déchirer le rideau. Non, les hommes ne sont pas
bons, mais méchants, changeants, ingrats, simulateurs et dissimulateurs,
fuyards devant les périls, avides de gain. D'ailleurs, «ils oublient plus vite
la mort de leur père que la perte de leur patrimoine.» Y a-t-il un prince
capable de les gouverner? Ce n'est pas sûr, beaucoup d'effondrements ont eu
lieu, et une multitude d'assassinats et de pertes. Le prince vertueux est-il à
l'abri? Même pas, il lui faut sans cesse penser à la guerre, et «il est
beaucoup plus sûr d'être craint que d'être aimé». Attention: il faut être
craint sans être méprisé ou haï. Un prince changeant, léger, efféminé,
pusillanime, irrésolu, sera méprisé. Il se doit d'être grand, courageux, grave, fort. Il doit «apprendre à ne pas être bon» et «savoir
entrer dans le mal si c'est nécessaire». Cependant, le spectacle a ses lois et
il lui faut en même temps afficher bonté, pitié, religiosité, fidélité,
intégrité, humanité. Les hommes jugent avec leurs yeux, une vraie politique est
donc une politique de masse : «Le petit nombre n’a pas de place quand le grand
nombre a de quoi s'appuyer.» Le prince a-t-il des conseillers? Son principal
conseiller est lui-même. A-t-il des amis? «S'il a de bonnes armes, il aura de
bons amis.» Comble de l'art: «il faut nourrir habilement une inimitié pour
l'écraser avec plus de grandeur.» Excellent commentaire de Patrick Boucheron :
«Le prince ne fait pas le bien ou le mal, il fait, bien ou mal ce qu'il a à
faire.»
Là-dessus, tout le monde est mécontent,
les théologiens, les philosophes, les dévots, les croyants, les charlatans en
tout genre, les bavards de la politique, c'est-à-dire les marchands
d'illusions. Mais «il faut aller tout droit à la vérité effective de la chose
plutôt qu’à l'imagination qu'on s'en fait ». Vérité «effective», voilà le cœur
de «la chose». Dans un tourbillon d'ambitions, d'envies, de peurs, de rapports
de force, d'alliances provisoires, de coups heureux ou d'erreurs, la nécessité
s'impose. Grand problème : comment traiter les offenses et les vengeances?
Voici: «Les hommes doivent être caressés ou détruits, car ils se vengent des
offenses légères, mais des graves ils ne le peuvent pas. L'offense qu'on fait à
un homme doit être faite de telle sorte qu'on n'ait pas à craindre sa
vengeance.»
En exil dans sa campagne près de
Florence (curieux qu'il n'ait pas été assassiné), Machiavel écrit. Il tente de
rentrer en grâce auprès des Médicis en leur dédiant son Prince, trop réel
pour être possible. C'est sa vengeance à lui. Dans une lettre très émouvante,
adressée à son ami Francesco Vettori, alors
ambassadeur auprès du Saint-Siège (il faut ménager toutes les entrées), il raconte
sa pauvre vie dans sa «pouillerie». Avant le jour, il confectionne des pièges
pour les grives. Au lever du soleil, il va dans les bois parler avec les
bûcherons. Il lit ensuite les poètes en prenant des notes, Dante, Pétrarque,
Tibulle, Ovide. «Je lis leurs passions amoureuses, je me souviens des miennes,
et je me réjouis un moment dans cette pensée.» Après quoi il va «s'encanailler»
à l'auberge, en buvant et jouant au trictrac. Mais l’essentiel se passe le
soir : seul, il revêt alors des habits de cour royale et pontificale, et,
pendant quatre heures, soutient une conversation imaginaire avec les Anciens.
«La mort ne m'effraie pas», dit-il. Il sait que tous les pouvoirs
mourront, mais que son livre, lui, vivra dans le temps qu'il se donne. Voyez le
contraste fabuleux entre les sensationnelles peintures et sculptures de son
époque (Michel-Ange, Raphaël, Vinci, Titien), et cette main solitaire et
nocturne. Et pensez à vous recueillir, à Florence, devant sa belle tombe dans
l'église de Santa Croce. L'épitaphe de 1787, en latin, dit tout: «Tanto nomini nullum par elogium»: «Aucun éloge n'est digne d'un si grand
nom.»
PHILIPPE SOLLERS
Le Nouvel Observateur du 20 décembre 2012
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Tombe de Machiavel à Santa Croce, Florence.
photo : Sophie Zhang
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Le Prince, par Machiavel, traduit de l'italien par Jacqueline Risset, présenté par Patrick Boucheron, illustrations choisies et commentées par Antonella Fenech Kroke, Editions Nouveau Monde. 224 p., 49 euros. |
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