mai 2009
Philippe Sollers
Le journal du mois
"Chouchou"
Si j'étais Sarkozy, je commencerais à m'inquiéter de mon ouverture. Une séquence comme celle de son apparition au milieu des rédactrices de Femme actuelle, ponctuée du mot maternel de Carla à son égard, "courage Chouchou!", me paraît profondément dangereuse. Joséphine avait l'habitude de faire ce genre de blague à Bonaparte devant ses généraux, il avait l'air de le prendre bien, mais au fond, devenu Napoléon, il a fini par en avoir marre.
Le spectacle, c'est bien, mais trop, c'est trop. Regardez le sinistre Festival de Cannes, la mine renfrognée et désenchantée d'Isabelle Huppert dans sa robe blanche de mal mariée, la pénible obésité d'Isabelle Adjani, les contorsions inutiles de l'innocente Charlotte Gainsbourg dans Antichrist, le flop de Johnny, bref le festival de trop avec des stars de moins en moins actuelles, le tout sur fond de mécontentement et de désespoir social, d'université décomposée et de gauche tétanisée et vous comprendrez ce que je veux dire.
"Courage Chouchou!" c'est trop, c'est beaucoup trop. Malgré ses prestations constantes d'un bout à l'autre de la planète, on souffre ici pour la virilité bafouée du chef de l'Etat. Vous me direz que Nice Brother Obama, avec sa bonne volonté évidente, incarne lui aussi le fils convenable de son épouse. Mais enfin, même si ce "chouchou" attendrit toutes les mères de famille, il serait étonnant qu'il déclenche un vote massif aux prochaines élections européennes, dont, d'ailleurs, tout le monde se fout.
"Papounet"
Et voilà Berlusconi, réélu trois fois (comme le souligne Sarkozy avec admiration), empêtré dans une histoire bizarre avec une jeune fille blonde, une mineure, ce qui provoque la demande de divorce de sa femme, et une campagne de presse dévote, toutes tendances confondues. La mineure en question a l'air plutôt débile, mais chacun ses goûts. En tout cas, elle n'appelle pas son beau président "Chouchou" mais, paraît-il, "Papounet".
Les Italiens vont-ils s'énerver et trouver qu'il s'agit là d'un événement politique ? C'est peu probable, et ce complot moral contre le pauvre Papounet le rendrait plutôt sympathique malgré sa vulgarité ébouriffante, parfaitement synchrone de la basse époque qu'on nous oblige à respirer. Sarkozy a encore un peu de temps avant de passer de "Chouchou" à "Papounet", mais sait-on jamais.
En tout cas ces sobriquets sont préférables à "petit père des peuples" dont on a abusé du temps des sanglants abus de pouvoir. Il y a eu "Tonton", remarquez, et il avait ses frasques. "Chouchou", "Papounet", "Tonton", c'est familial, condescendant, rassurant, vaguement gâteux, beaucoup mieux que "Sa Sainteté", par exemple.
A propos du pape (que je trouve intellectuellement très supérieur à Berlusconi), mes conseils pour la visite en Israël n'ont pas été écoutés. J'avais préconisé de l'émotion, encore de l'émotion, toujours plus d'émotion, et même, pourquoi pas, une crise de larmes. Rien à faire, Benoît XVI ne sait pas surjouer.
Le Monde
Vous avez échappé à la grippe A, vous avez eu, j'espère, une pensée compassionnelle pour l'abattage massif des porcs en Egypte, vous vous êtes demandé pourquoi l'Université tenait tant à mourir, vous avez été intrigués par la décision d'Etat nommant Guy Debord, quinze ans après sa mort, "trésor national" (comme quoi la radicalité mène à tout), vous avez eu raison de continuer à lire la vieille presse écrite, et votre quotidien de référence, Le Monde. Certains articles de critiques littéraires vous ont comblés.
Voici, par exemple, la présentation, sous une plume féminine, d'un roman féminin anglo-saxon: "Ce roman déconcertant se place sous le signe du pénis. Le pénis instrument de plaisir? Pas du tout. De triomphe? Encore moins. Il s'agit d'un motif incongru et plutôt répugnant." Conclusion: "Le sexe ne mène nulle part, et la mort est la soeur aînée du sexe." Comme quoi, message peu réconfortant, chagrin de sexe dure toute la vie.
Vous avez quand même repris espoir en lisant les Lettres à Albert Paraz, de Céline (1), écrivain génial qui n'a rien à voir avec les assis ou les assises du roman. "La magie n'est pas dans les mots, elle est dans leur juste touche." Et voilà le chant et la danse intimes, le contraire de "la prose-prose des arriérés naturalistes américains ou français", bref la langue vraiment vivante.
Julien Coupat
Mais c'est bel et bien dans Le Monde (2) que vous avez appris qu'un écrivain de premier ordre était détenu à la Santé sous prétexte de "terrorisme". On le salue ici en le faisant entendre: "Heureusement, le ramassis d'escrocs, d'imposteurs, d'industriels, de financiers et de filles, toute cette cour de Mazarin sous neuroleptiques, de Louis Napoléon en version Disney, de Fouché du dimanche qui pour l'heure tient le pays, manque du plus élémentaire sens dialectique. Chaque pas qu'ils font vers le contrôle de tout les rapproche de leur perte. Chaque nouvelle 'victoire' dont ils se flattent répand un peu plus vastement le désir de les voir à leur tour vaincus. Chaque manoeuvre par quoi ils se figurent conforter leur pouvoir achève de le rendre haïssable. En d'autres termes: la situation est excellente. Ce n'est pas le moment de perdre courage."
Comme on voit, ce détenu très libre est très cultivé. Il se donne même les gants de citer Hegel, et on aura reconnu, dans sa rhétorique, à la fois Lautréamont et Debord, textes peu lus par la police. Un peu de Céline pour finir (même si celui-ci prend la précaution de préciser que les anarchistes sont "terriblement noyautés par les flics depuis toujours"): "Vive l'Anarchie, nom de Dieu. Pour être sûr d'être un bon anarchiste, il faut avoir tenu bon en tôle, impeccablement, avec une boussole personnelle, indéréglable." Autre chose qu'une Rolex!
(1) Gallimard.
(2) Le Monde, 26 mai 2009. Puissance du style: Julien Coupat a été libéré jeudi.
Philippe Sollers
Le journal du dimanche du 31 mai 2009