Casanova, un soir, à la villa Bertamka, dialogue avec Mozart de son évasion des Plombs de Venise. Un complot amical se trame, qui aboutit à enfermer le musicien dans sa chambre: il ne sera pas libéré avant d'avoir écrit l'Ouverture de son opéra, déjà composée dans sa tête, mais qu'il différait toujours de noter.
Voit-on tout cela?
Et voit-on à quel point il est passionnant de réfléchir sur le fait que Casanova commence à écrire l'Histoire de sa vie pendant l'été 1789?
En musique, donc, Vivaldi et Mozart. En peinture: Fragonard, Tiepolo, Guardi. Les villes? Venise, Rome, Paris, Vienne, Prague, Saint-Pétersbourg, Berlin, Londres, Naples, Constantinople, Cologne, Amsterdam, Stuttgart, Munich, Zurich, Genève, Berne, Bâle, Vienne, encore Paris, Madrid.
Nous sommes dans la grande Europe des Lumières, celle dont une violente force obscure a tenté et tente encore, de nous détourner.
Il va sans dire que Venise est le centre de cette géométrie variable. Tout en part, tout y revient, même si Casanova est mort en exil en Tchécoslovaquie. Mais quand il écrit, c'est Venise qui écrit.
En français.
On n'a pas voulu que Casanova soit un écrivain (et disons-le calmement: un des plus grands écrivains du XVIIIe siècle). On en a fait une bête de spectacle. On s'acharne à en fournir une fausse image. Les metteurs en scène qui se sont projetés sur lui l'ont présenté comme un pantin, une mécanique amoureuse, une marionnette plus ou moins sénile ou ridicule. Il hante les imaginations, mais il les inquiète. On veut bien raconter ses «exploits galants», mais à condition de priver leur héros de sa profondeur. Bref, on est jaloux de lui, on le traite avec un ressentiment diffus, pincé, paternaliste. Fellini, dans une remarque particulièrement stupide, est allé jusqu'à dire qu'il trouvait Casanova stupide. Il s'agirait plutôt de le concevoir enfin tel qu'il est: simple, direct, courageux, cultivé, séduisant, drôle. Un philosophe en action.
Il s'est beaucoup amusé, il a vu les coulisses des activités humaines, il a étudié le système nerveux des crédulités. Il a parfois triché avec certains de ses partenaires mais, comme il s'en explique, c'était leur volonté, non la sienne, et quelqu'un d'autre les aurait de toute façon abusés, en moins bien. Il ne se donne pas forcément le beau rôle, il n'enjolive pas, il décrit avec précision, il est rapide. Il est aussi amusant à lire que le Don Qµichotte de Cervantès. Bref, son Histoire est un chef-d'œuvre, le tracé de quelqu'un qui avance dans sa vérité.
Il a eu un corps exceptionnel, il l'a suivi, écouté, dépensé, pensé. C'est cela, au fond, que l'éternel esprit dévot lui reproche.
En avril 1798, Casanova, à Dux, tombe malade. Il interrompt la révision de son manuscrit. Le 27 mai, son neveu, Carlo Angiolini, arrive à Dux pour soigner son oncle qui meurt le 4 juin. Angiolini emporte le manuscrit à Dresde.
En 1820, la famille Angiolini vend le manuscrit à l'éditeur Brockhaus, à Leipzig.
De 1822 à 1828 a lieu la première édition « épurée» de l'Histoire en traduction allemande.
De 1826 à 1838, c'est la première édition française «révisée» (édition «Laforgue », celle que lit Stendhal en 1826, et qui est toujours disponible en Pléiade).
En 1945, le manuscrit de l'Histoire échappe de justesse à la destruction et est transféré de Leipzig à Wiesbaden. C'est seulement en 1960 que paraît l'édition du texte original (éditions Brockhaus-Plon), reprise en 1993, en trois volumes, dans Bouquins (Robert Laffont).
Comme on peut le constater, on a beaucoup «oublié» Casanova, même s'il a été pillé en douce.On l'oublie, on l'arrange, on l'habille selon les fantasmes touchant à l'Ancien Régime (comme on dit). On ne veut pas qu'il fasse Histoire. La vie ne doit pas se confondre avec l'Histoire, et encore moins avec la liberté sexuelle et l'écrit. Heureusement, contre tous les obscurantistes, les admirables «casanovistes», la plupart du temps des amateurs, ont travaillé à des vérifications multiples. À part quelques erreurs (surtout de dates), tout ce que dit Casanova est vrai. C'est probablement ce qu'il y a de plus explosif. Considérons enfin que le texte lui-même, c'est-à-dire la main de Casanova, n'entre pleinement en action que depuis cinq ans. Ce n'est qu'un début en somme.
J'aime imaginer ce transfert clandestin de 1945, sous les bombardements intensifs, dans une Europe en feu, décomposée par la folie humaine. À ce moment-là, la pulsion de mort est partout, une sauvagerie sans précédent semble avoir anéanti l'idée même de civilisation. Des milliers de pages d'une fine écriture noire, tassée dans des caisses transportées par camions, racontent une vie devenue inimaginable.
Le feu du ciel n'est pas parvenu à la détruire, cette écriture. L'hypocrisie, la censure, les déformations imagées, l'indifférence, la malveillance et la publicité non plus. Mais nous, maintenant, qu'en faisons-nous? Sommes-nous assez libres pour la lire?
Casanova: un homme d'avenir.
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