Philippe Sollers

 

 

 

 

 

Marcelin Pleynet


   

DE TEL QUEL À L’INFINI,

50 ANS D’AMITIÉ

 

 

Marcelin Pleynet et Philippe Sollers sur la Grande Muraille de Chine (photo: Julia Kristeva)

 

 

 

Fabien Ribery : En quoi consiste selon vous la liberté de Philippe Sollers ?

Marcelin Pleynet : La liberté n’est pas étrangère à l’essence de l’homme. Heidegger écrit quelque part que « l’essence de la vérité c’est la liberté ». Je ne crois pas vraiment que l’on puisse dire en quoi consiste la liberté d’un homme. Il faudrait définir son essence et cela seules les œuvres de Sollers peuvent le faire. Je vous renvoie à Théorie des exceptions, à Sade contre l’Être Suprême, précédé de Sade dans le Temps à Discours Parfait, à Paradis, à Femmes et à l’ensemble de ses romans. En fait la liberté de Sollers est aussi singulière que très grande, mais est-ce là répondre à votre question ?

 

F. R. : Deux écrivains se côtoyant quotidiennement pendant plus de cinquante ans me semble sans autre exemple dans l'histoire littéraire. Quelle est la nature de votre conversation ? Comment pratiquez-vous l’art de converser ?

 

M. P. : Vous avez parfaitement raison, cela est sans exemple. Et à mon avis cela tient d’abord à une façon de se penser dans l’histoire, en tenant compte de quelques dates qui font charnière dans la culture spécifiquement française. On peut éclairer ce qu’il en est de cette spécificité en revenant par exemple sur une histoire qui penserait la Révolution française en fonction d’autres éléments que ceux qui sont scolairement enseignés. Non plus à partir de lieux communs républicains mais à partir d’éléments en tout point étrangers à la Terreur. C’est-à-dire en tenant compte de ce qui se passe au XVIIIe siècle avec Sade, Voltaire, Diderot, Mozart en musique, Fragonard en peinture. C’est-à-dire les Lumières. Il y a, aussi bien pour Philippe Sollers que pour moi, une vraie passion pour le XVIIIe siècle à partir de Diderot (je vous recommande la lecture des admirables Lettres à Sophie Volland), et de Voltaire.

Vous n’êtes pas sans savoir que dès le départ la Révolution française fut un événement considérable pour un grand nombre de pays européens, et qu’elle a quelque chose d’initial et d’unique. Comme vous le savez, elle enthousiasma un poète comme Hölderlin, un musicien comme Beethoven, un philosophe comme Hegel qui, voyant passer Bonaparte sous ses fenêtres, pensait voir passer « l’esprit du monde ». La Terreur, puis l’Empire ne devaient pas tarder à faire revenir tous ces génies sur leurs illusions alors que la France tenait à fonder institutionnellement sa république sur les éléments les plus douteux de la Terreur. Voyez la plupart des « Histoires de la Révolution ».

Dans un autre ordre d’idée, on doit aussi ajouter que les rapports de Voltaire avec Frédéric II de Prusse furent un temps au beau fixe, avant de se détériorer. N’est-ce pas ce même Frédéric II, qui décida de l’ouverture d’un concours à partir de la question : « La langue française est-elle la langue de l’avenir ? » Qui penserait à cela aujourd’hui où le baby talk anglais règne sur la planète ? Voyez l’essai de Rivarol sur ce sujet.

L’influence du XVIIIe siècle et des Lumières passe toutes les frontières. Catherine II de Russie fait venir Diderot à sa cour, elle achète sa bibliothèque, et c’est sur les conseils de Diderot qu’elle fera acheter la Judith de Giorgione, peinture alors attribuée à Raphaël et aujourd’hui au musée de l’Ermitage, à Saint-Petersbourg.

Très vite mes entretiens avec Philippe Sollers portent sur ces questions. Très vite c’est-à-dire dès 1961 avec la lettre que Sollers m’adresse, après avoir lu le manuscrit de Provisoires amants des nègres. Cette lettre est reproduite dans le petit livre, dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers, que Jacqueline Risset m’a consacré en 1988). Nos discussions ont porté un temps sur l’essai de Heidegger, « D’un entretien de la parole », publié dans Acheminement vers la parole, aux éditions Gallimard, en 1976. Ce qui suppose de comprendre ce qu’il peut en être de l’écoute, de la façon dont l’écoute est vécue.

 

F. R. : Comment définiriez-vous votre amitié ? Quelles en sont les bases ?

 

M. P. : Il me semble avoir implicitement déjà répondu à cette question. J’ajouterai que cette amitié est d’abord littéraire et politique (si je peux employer ce mot). Elle repose sur un respect mutuel et quelques précautions à mon avis importantes. Comment ne pas remarquer que, depuis plus de cinquante ans que nous nous connaissons, nous n’avons jamais abandonné le « vous » ?

Dans une telle situation le tutoiement risque d’être un piège. Vous dirai-je que bien que voyant Sollers pratiquement chaque jour j’ai sans doute été un des tout derniers informés de sa liaison avec Dominique Rolin qui, si j’en crois les « Lettres à Dominique Rolin », publiées dans le numéro 133 de L’Infini, commence bien avant les années soixante-dix. D’une tout autre façon, bien que Sollers m’ait, à plusieurs reprises, invité à le rejoindre à l’île de Ré, je me suis toujours gardé de répondre à ces invitations.

Les bases de notre amitié reposent essentiellement sur une admiration d’écrivain dont je me flatte de penser qu’elle est réciproque, et sur un respect vigilant et réciproque de la liberté et de l’intimité de l’autre. 

 

F. R. : Pratiquez-vous la guerre de la même façon, malgré vos évidentes positions symétriques, l’un ayant choisi la surreprésentation médiatique, quand l’autre poursuit son travail de fond incognito ? Deux agents secrets formant un double à la fois opaque et transparent.

 

M. P. : Comment ne pas reconnaître que, en effet il y a un double rapport à la guerre — car c’est incontestablement la guerre, depuis plus de cinquante ans, qu’il s’agisse d’épisodes plus ou moins spectaculaires tel le voyage en Suisse lors de l’exclusion de Jean-Édern Hallier, et le chantage fait à Sollers par le général Hallier, menaçant Sollers de faire revoir son dossier militaire de réformé ; telle la visite, en Mai 68, faite à mon domicile, de l’ambulance d’un hôpital psychiatrique, venant me chercher sous le prétexte que j’avais perdu la raison (!). Pour ne pas parler de notre voyage en Chine, qui avait aussi pour objectif une nécessaire distance avec le progressif envahissement de la revue Tel Quel, par le parti communiste français stalinien.

Dans ces cas extrêmes, comme dans d’autres apparemment plus anodins, mais non moins essentiels, la position de Sollers fut exemplaire et le recours au médiatique d’une grande efficacité. Imaginez ce qu’il en serait, si cette présence et sa représentation médiatique n’étaient pas doublées d’une œuvre et d’une pensée particulièrement exigeantes, et si cette exigence ne se trouvait pas, d’une façon ou d’une autre, soutenue et mise en scène par un voisinage discret et un travail de fond manifeste, quasi incognito.

Comme vous le soulignez, il y a dans cette sorte d’alliance un travail secret dont l’efficacité à long terme ne manquera pas d’apparaître pour ce qu’elle est. Il est important pour cela que cette stratégie (art de la guerre) soit soigneusement pensée. Et elle l’est.

 

F. R. : Que vous devez-vous mutuellement en termes d’inspiration et de complicité intellectuelles ?

 

M. P. : Il ne m’est pas possible de répondre pour Sollers. Mais je peux vous dire que, en ce qui me concerne, je dois énormément à ma présence et aux discussions quotidiennes, qui m’occupent depuis plus de cinquante ans, près de, et avec Sollers. Je suis convaincu que je ne serais pas l’homme que je suis, ni l’auteur des volumes que j’ai publiés, si je n’avais pas rencontré Sollers.

Les discussions quotidiennes pendant plus de cinquante n’ont pas manqué d’être des sources d’inspiration. Je pourrais vous fournir mille exemples de cela. Je retiendrai d’abord mon rapport à la philosophie, c’est-à-dire à la pensée, à la langue et aux pensées qui déterminent mes livres. L’un des exemples les plus évidents est sans doute cet essai « Dés Tambours » que j’ai consacré à Lois, en 1974. Il a été repris, avec d’autres, en 1977, dans un recueil d’essais, Art et Littérature, et sera prochainement republié dans le numéro 134 de L’Infini. 

Je ne sais pas ce qu’il en est pour Philippe Sollers de la lecture de mes livres, mais je peux vous assurer qu’en ce qui me concerne ma lecture des siens fut toujours et reste infiniment positive et riche de virtualités.

 

F. R. : Le mot « fidélité » ne désigne-t-il pas la nature profonde de Philippe Sollers ?

 

M. P. : Incontestablement et c’est sans doute là ce qui lui est le moins volontiers reconnu. Le plus souvent c’est le personnage médiatique qui est pris en compte et ce bien entendu aux dépens de l’écrivain et de « l’homme de parole » qu’il est essentiellement. Je mets entre guillemets « homme de parole » dans la mesure où c’est ce qui spécifie ses œuvres et sa personnalité la plus profonde. Je pourrais en ce qui me concerne vous citer mille et mille exemples de cette fidélité d’esprit et de cœur.

Je n’ai jamais publié un livre dont il n’ait d’une façon ou d’une autre très fidèlement témoigné. Comment comprendre autrement l’intérêt qu’il a immédiatement porté à mon essai sur Lautréamont et l’entretien sur Nouvelle liberté de pensée, qu’il a accordé à Augustin de Butler, à propos de ce journal de l’année 2001. Cet entretien, initialement publié en tête d’un numéro spécial de la revue Faire part, qui m’est consacré, a été repris, avec d’autres de Julia Kristeva et Frans De Haes, dans la revue L’Infini n° 120. Pour le reste voir ce qu’il en est des admirables « Lettres à Dominique Rolin » dans lesquelles littérature, pensée et fidèle amour ne font qu’un.

 

F. R. : Philippe Sollers ne manie-t-il pas l’ironie en épéiste ?

 

M. P. : Sans aucun doute, mais il faut aussi s’entendre sur le mot. L’ironie est d’abord une disposition souveraine de l’intelligence. On la retrouve chez tous les grands penseurs et les grands écrivains de langue française et plus généralement européens, aussi bien chez Voltaire que chez le grand styliste qu’est Rivarol, plus récemment bien entendu chez Céline (lisez l’admirable Entretien avec le professeur Y). L’ironie est un mode obligé du rapport que Sollers entretient avec les médias et avec le monde (avec la société) en général. Il arrive même qu’elle lui serve dans certains de ses romans. Que seraient Paradis et Femmes sans l’ironie ? Si l’ironie de Sollers est légère, elle n’est pas moins sérieuse. C’est une arme romanesque redoutable, à plus ou moins long terme.

 

F. R. : Percevez-vous en lui l’homme des réseaux et du secret propre aux anarchistes organisés ?

 

M. P. : Sollers, à qui je soumets votre question, me conseille de lire les premières pages de Portraits de femmes [1] , dont je vous recopie la page 16 : « Vous avez une mère, des sœurs, des tantes : commencez par elles, en les entraînant de votre côté. Vous évitez tout conflit avec les pères, les frères ou les oncles, vous évitez de même les affrontements avec les éducateurs ou les professeurs. Vous n’aurez pas à écrire un jour l’enfance d’un chef, mais celle d’un déserteur. En un mot vous n’êtes pas recrutable. Apprenez à discerner vos alliées et vos ennemies dans le continent féminin. N’oubliez pas : elles sont doubles, les ennemies peuvent à l’improviste, devenir des alliées (et même les meilleures), les alliées peuvent se transformer en ennemies (les pires). Scrutez, écoutez, devinez. Cette mégère veut être apprivoisée, cette dévote vous regarde avec un drôle d’air, cette mélancolique s’éclaire en vous rencontrant, cette femme savante adore les frivolités, cette précieuse ridicule est perdue pour vous à jamais. Vous avez un grand maître pour jouer sur le théâtre du monde : Molière. L’amour est médecin, vous serez médecin dans cette région agitée et sombre. Des femmes-médecins vous aideront. Commencez tout de suite : vous êtes le garçon imprévu, rêveur, dissipé, renfermé exubérant, “terrible”, énigmatique. »

 

Il faut s’entendre sur les termes. Je ne pense pas que Sollers soit en rien un anarchiste. Il est trop intelligent pour cela. Ce qui chez lui peut sembler propre à l’anarchisme est le plus souvent un malentendu sur ses positions critiques vis-à-vis de la société et de ses misérables représentants. Positions dont la radicalité est difficilement pensable pour la plupart, et notamment pour ceux qui tiennent d’abord à accrocher une étiquette sur ce qu’ils ont des difficultés à comprendre. De ce point de vue, entre autres, les positions de Sollers sont le plus souvent des pièges. L’impossibilité d’enfermer le travail de Sollers sous une rubrique, ou une mesure quelle qu’elle soit, est la source de la plupart des malentendus en ce qui le concerne. Ce qui, en conséquence, est faire bon marché du titre de la revue dont il est le directeur : L’Infini.

En ouverture à son Sade dans le Temps, après une citation de L’Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice et une citation de Lautréamont, Sollers écrit : « Le raz de marée de liberté du dix-huitième siècle a engendré Sade ; le dix-neuvième a travaillé à l’ignorer ou à le censurer ; le vingtième s’est chargé de le démontrer, de façon hurlante, par la négative ; le vingt-et-unième devra le considérer dans son évidence. Un, deux, trois, quatre ; cela, ou rien. Ou plutôt : cela ou la résignation au mensonge de l’insignifiance. » Est-ce là en quoi que ce soit une proposition anarchiste ?

 

On doit aussi retenir qu’après avoir sérieusement travaillé les matérialistes grecs de l’Antiquité, il est depuis fort longtemps un grand admirateur des œuvres de Hegel. Son roman Mouvement en fait foi (voyez entre autres, sur le site de Sollers, le magnifique film — sur le roman de Sollers — réalisé par G.K. Galabov et Sophie Zhang : Mouvement). Or, si Hegel a pu un moment être faussement associé au marxisme, il ne saurait en aucune façon être identifié avec l’anarchie, même « organisée » ! Comme vous le savez, la négativité de Hegel se double dialectiquement d’une négativité de la négativité. Ce dont il faut tenir compte, si l’on veut s’y retrouver.

 

F. R. : « La Guerre du Goût », « Discours Parfait », « Fugues », etc. sont des œuvres majeures. Philippe Sollers n’a-t-il de cesse de prolonger et recréer l’Encyclopédie ?

 

M. P. : Incontestablement. Vous n’êtes pas sans savoir que Sollers fut immédiatement partie prenante, lorsque Roland Barthes envisagea de diriger une encyclopédie pour les éditions Einaudi. Les œuvres de Sollers, il est vrai, étaient déjà considérablement engagées dans ce sens avec ses essais sur « Dante et la traversée de l’écriture » et les essais qui constituent Logiques, L’Écriture et l’expérience des limites, et sa Théorie des Exceptions, etc. Comme vous le mettez bien en évidence, la perspective de cet ensemble est incontestablement et très évidemment, et déclarativement pour Sollers, encyclopédique.

 

F. R. : Comment avez-vous traversé Mai 68 tous les deux ? Conjointement ? Différemment ?

 

M. P. : Il est difficile de ne pas d’une façon ou d’une autre être intimement associé à Mai 68 : une révolution moderne d’une singularité sans exemple dans l’histoire. Sollers s’y est trouvé immédiatement de plain-pied.

Lorsque je reviens des États-Unis en 1967, après plus de huit mois d’absence, je trouve le bureau de la revue en pleine effervescence et très engagé dans l’extrême gauche révolutionnaire. Sollers, qui avait déjà publié, en 1965, son roman Drame, sur la structure d’un classique divinatoire chinois, le Yi King, avait réuni autour de lui un groupe proche du maoïsme. C’est lors d’une réunion chez un membre du comité de la revue, Jean-Louis Baudry, qu’à mon retour il fut question de la politique de la revue vis-à-vis de la nouvelle situation. À cette réunion assistaient Sollers, moi-même, Jean-Louis Baudry, Pierre Rottenberg et Roland Barthes. C’est à mon initiative qu’il fut finalement convenu qu’avant toute chose il convenait de faire un bout de route avec le Parti communiste français (qui alors comptait près d’un tiers de la population française) et de voir ce qu’il en était des possibilités de pénétrer l’électorat intellectuel du Parti communiste, avant de faire état d’un engagement plus radicalement prochinois. La discussion fut serrée mais Sollers et l’ensemble des présents se rangèrent finalement à ma proposition. C’est alors que commença notre pseudo-compagnonnage, et nos avatars avec le PC. L’accompagnement et le semblant de collaboration avec le PCF se terminèrent lors d’un colloque à Cluny (dans une salle d’école), par une discussion de Sollers et de moi-même avec les responsables de la revue La Nouvelle Critique.

Les conséquences ne se firent pas attendre : la rupture était consommée et nous devions, dès 1971, publier, en addition à Tel Quel, le Bulletin du mouvement de juin 71, avec en tête du numéro 1, une épigraphe de Mao Tsé-toung : « La littérature et l’art sont subordonnés à la politique, mais exercent, à leur tour, une grande influence sur elle. » Phrase que je ne renie pas aujourd’hui. Sollers devait publier sa traduction des Poèmes de Mao dans le numéro 40 de Tel Quel. La revue, et Sollers notamment, prirent le parti de Maria-Antonietta Macchiocci dont le livre De la Chine venait d’être interdit à la fête de L'Humanité. Tel Quel s’employa alors à mieux faire connaître la pensée, la révolution culturelle et la politique chinoises. Nous devions trois ans plus tard faire notre voyage de trois semaines en Chine. Voyage d’où j’ai rapporté un livre Le voyage en Chine, publié aux éditions Hachette et récemment réédité avec un dossier de photographies, aux éditions Marciana.

Je ne sais si j’ai répondu à votre question. Il faudrait ajouter que ces événements furent fort mal vécus par les éditions du Seuil. Même si l’un des numéros de Tel Quel « Sur la Chine » (qui contenait, entre autres, un texte de Philippe Sollers : « La lutte philosophique en Chine »), le numéro 48/49, se vendit à plus de trente mille exemplaires.

 

F. R. : Les revues Tel Quel, puis L’Infini, dont vous êtes les deux noms principaux, ne peuvent-elles former le socle d’une Renaissance à venir ?

 

M. P. : Je vous demanderais d’abord ce qu’il peut en être de l’avenir qui ne soit pas d’abord essentiellement actif dans le présent. Il ne fait aucun doute que L’Infini est dès aujourd’hui une des meilleures revues dans le monde. Quant à savoir où et comment elle fera date dans l’avenir, il me semble qu’il faut d’abord comprendre pourquoi et comment elle fait date dans le présent.

« L’à venir » risque d’être ce qu’il sera pour la plupart des gens. Encore faut-il qu’une culture puisse survivre au présent social qui est ce que l’on peut considérer comme une époque particulièrement sombre et, disons le mot, en grande partie analphabète.

Ce que la revue L'Infini s’emploie à mettre en place, c’est un mode de rapport au temps qui ne soit pas chronologique, mais où les dates restent importantes symptomatiquement. Vous n'êtes pas sans connaître ce que Nietzsche dit du « porche de l’instant ». Sous ce porche se croisent deux chemins, l’un vient infiniment du passé et croise l’autre qui s’étend infiniment dans l’avenir. Le titre de la revue L’Infini est à penser dans ce contexte. Si les deux revues que vous évoquez ont un quelconque « à venir », c’est dans la mesure où elles se constituent sous le porche de l’instant, sans autre idée de Renaissance.

Au demeurant « re-naissance » de quoi ? En entendant ce mot, je ne peux pas ne pas penser à la phrase bien connue : « Là où c’était, je dois advenir ». Ce qui ne veut pas dire que je doive adorer quelque passé ou quelque avenir que ce soit, puisque tout est vécu sous « le porche de l’instant », dans ce temps insaisissable qu’est le présent. J’ai longuement travaillé sur ce sujet en mettant autant que possible en lumière, ce qui, en grec, distingue le temps chronologique (chronos) du temps de la création (aion), à partir d’une proposition d’Héraclite : « Le temps (aion) est un enfant qui joue avec des dés ». Voyez dans mon livre sur Chardin (1999) aux éditions de L’Épure — une étude sur L’enfant au toton. Cette proposition est mise en évidence et commentée par Heidegger dans « L’être, le fond et le jeu », publié en 1957 dans Le principe de raison (Der Satz vom Grund) et en 1962 chez Gallimard. Vous entendez sans doute que si l’on pense cela, on ne peut pas vraiment parler de Renaissance.

 

F. R. : Vous avez affirmé (L’Infini n° 133) qu'il n’y aurait pas Marcelin Pleynet sans Philippe Sollers. Ne peut-on aussi penser l’inverse ?

 

M. P. : Ce n’est pas à moi de répondre à cette question. Je ne saurais guère que vous demander ce que vous en pensez vous-même.

 

F. R. : L’amour tel que mis en scène dans les romans de Philippe Sollers n’est-il pas une façon de mêler genres et classes sociales ?

 

M. P. : Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un mélange mais d’un effet essentiellement politique et poétique. On doit tenir compte en lisant ce que dit, ou ce qu’écrit Philippe Sollers, d’une constante érotisation des sensations, du mode des êtres et des choses. Et d’un sentiment fondamentalement bienveillant avec ce que l’on peut considérer comme le bien et une distance certaine avec ce que l’on peut considérer comme le mal. Voyez l’extrait de Portraits de femmes cité plus haut, et ce qui détermine un roman comme Paradis (folio n° 2759). Ou tout autrement, mais dans le même esprit, un roman comme Femmes (folio n° 1620). Tout est dans la phrase clef que vous trouverez au début de Femmes :

« Depuis le temps... Il me semble que quelqu’un aurait pu oser... Je cherche, j’observe, j’écoute, j’ouvre des livres, je lis, je relis... Mais non... Pas vraiment... Personne n’en parle... Pas ouvertement en tout cas... Mots couverts, brumes, nuages, allusions... Depuis tout ce temps... Combien ? Deux mille ans ? Six mille ans ? Depuis qu’il y a des documents... Quelqu’un aurait pu la dire, quand même, la vérité, la crue, la tuante... Mais non, rien, presque rien... Des mythes, des religions, des poèmes, des romans, des opéras, des philosophies, des contrats... Bon, c’est vrai, quelques audaces... Mais l’ensemble en général verse vite dans l’emphase, l’agrandissement, le crime énervé, l’effet... Rien, ou presque rien sur la cause… LA CAUSE.

Le monde appartient aux femmes.

C’est-à-dire à la mort.

Là-dessus, tout le monde ment. » (je souligne). 

 

Tous les romans de Sollers ne font que mettre en scène ce qui est dit au début de Femmes, et que vous retrouvez dans Portraits de femmes. Faut-il préciser que ce roman, Femmes, implicitement refusé aux éditions du Seuil, marque la fin de la revue Tel Quel, et l’arrivée aux éditions Gallimard de l’édition du roman, avec la création de L’Infini ? Cette constatation des conséquences de la guerre entre les sexes est une magnifique leçon d’intelligence de tous les drames possibles et, par la même occasion, d’une fort rare et difficile posture vis-à-vis de cet inéluctable, la mort, ce qui suppose une très singulière attitude vis-à-vis de ce qui se dit « l’amour », le couple et les passions avoisinantes, quelles qu’elles soient.

 

F. R. : Vos différences ont-elles parfois pris la dimension de différends?

 

M. P. : Nous avons souvent de longues discussions sur divers sujets, nous ne sommes pas forcément toujours d’accord, mais cela ne saurait en aucune façon être qualifié de « différend ». Il faut retenir qu’après cinquante ans d’échanges communs, nous avons suffisamment d’intelligence pour comprendre les raisons de l’autre et en cas de désaccord pour savoir ce qu’il en est objectivement du discours de chacun. En faisant bon marché de toutes inutiles susceptibilités. Les différends ne sont pas fondamentalement des différences. Sollers comme moi-même savons tenir compte de ce qui détermine un discours ou une analyse.

Je dois à Philippe Sollers certaines des analyses de mon Rimbaud, comme il me doit certaines parties de son intérêt pour Lautréamont, qu’il s’est employé à faire rééditer aux éditions Gallimard, etc., etc. Cinquante ans de fréquentation et de discussions quasi journalières forgent des intérêts et des complicités qui, pour tout autre, seraient sans doute impensables. Faites-en l’expérience si vous ne voulez pas me croire. Vous êtes à un âge où cela est encore possible, mais je ne pourrai sans doute plus vous entendre dans cinquante ans. Quoique, allez savoir ?

 

F. R. : Vous êtes-vous compris fondamentalement dès votre première rencontre ?

 

M. P. : Je ne saurais trop vous renvoyer à la lettre que Sollers m’adresse immédiatement après avoir lu le manuscrit de Provisoires amants des nègres. Pour le jeune homme que j’étais la compréhension dont cette lettre fait état était alors quasi miraculeuse. Et ce fut encore plus vrai après la publication du volume. Sollers était le seul à comprendre l’influence déterminante de Rimbaud sur mon écriture. Nous en avons longuement discuté. De mon côté, si j’avais eu des réserves à la lecture de son premier roman, Une curieuse solitude (vis-à-vis duquel il avait à l’époque lui-même quelques réserves), je fus immédiatement enthousiaste pour son roman suivant Le Parc (Point-roman, n° 28).

 

Je fus, je suppose, un des rares à ne pas le considérer comme pris dans l’espace de ce qui, à l’époque, faisait les choux gras de la critique, le Nouveau Roman, mais comme déterminé par une réelle pensée et sensibilité poétique. Nous en avons parlé, et comme le comité de Tel Quel était alors majoritairement occupé par des dissidents du Nouveau Roman, Sollers a sans doute alors vu en moi un allié. Ce que je fus effectivement. De telle sorte que lorsque le directeur secrétaire général de la revue fut exclu, Sollers me proposa de devenir « Secrétaire de rédaction et directeur gérant » de Tel Quel, poste que j’ai occupé pendant près de vingt ans.

 

F. R. : Ne recherchez-vous pas tous les deux la vie parfaite ?

 

M. P. : Ce que je peux vous assurer, c’est que notre recherche fondamentale (si tant est que ce soit de recherche qu’il s’agit) n’a rien à faire avec la vie misérable et malheureuse de nos contemporains, mais avec la vie, certes, et plus exactement la vie libre de toutes les conventions et de toutes les servitudes volontaires quelle quelles soient. Le « bonheur », si bonheur il y a (et il peut y avoir bonheur), est à ce prix. S’agit-il d’une recherche ? S’il s’agissait d’une recherche, la légèreté manquerait, au profit d’un effort plus ou moins laborieux. Il ne s’agit pas d’une recherche mais d’un mode d’être.

 

F. R. : Quels livres de votre ami emporteriez-vous au paradis, s’il fallait limiter vos bagages ?

 

M. P. : Je serais très embarrassé en effet. Sans doute, si je devais choisir parmi ses romans, choisirais-je d’abord Lois (L’Imaginaire n° 447), Paradis, Femmes et Mouvement. S’il s’agissait de ses essais, j’emporterais Sur le matérialisme, Sade contre l’Être Suprême, suivi de Sade dans le Temps (Folio n° 5841), et Un vrai roman (ses Mémoires). Mais il s’agit là d’un choix éminemment subjectif et forcément incomplet. Faut-il vraiment faire un choix dans des œuvres si intimement liées les unes aux autres ?

 

Ceci encore, vos questions me mettent dans une situation d’historien qui ne paraît pas vraiment appropriée pour parler de ce que Heidegger dit de l’historial, un historial dont on ne saurait faire l’historique qu’en tenant compte des monuments de la parole hors des anecdotes plus ou moins triviales et historiques. Même si l’historial joue incontestablement un rôle dans l’histoire. Bref, l’aventure dont nous sommes ici en train de parler tient aussi au fait qu’elle n’a pas plus de commencement que de fin. Infini.

 

MARCELIN PLEYNET

Propos recueillis par Fabien Ribery

 

 

Publié dans L'Infini, n°137, Automne 2016, et reproduit ici avec l'aimable autorisation de Marcelin Pleynet

 

 

 

 

 

 

  twitter