Marcelin Pleynet
DE TEL QUEL À L’INFINI,
50 ANS D’AMITIÉ
|
Marcelin Pleynet et Philippe Sollers sur la Grande Muraille de Chine (photo: Julia Kristeva) |
|
Fabien Ribery : En quoi consiste selon vous la liberté de
Philippe Sollers ?
Marcelin Pleynet : La liberté n’est pas étrangère à l’essence de
l’homme. Heidegger écrit quelque part que « l’essence de la vérité c’est la
liberté ». Je ne crois pas vraiment que l’on puisse dire en quoi consiste la
liberté d’un homme. Il faudrait définir son essence et cela seules les œuvres de Sollers peuvent le faire. Je vous renvoie à Théorie des exceptions, à Sade contre l’Être Suprême, précédé de Sade dans le Temps à Discours
Parfait, à Paradis, à Femmes et à l’ensemble de ses romans.
En fait la liberté de Sollers est aussi singulière que très grande, mais est-ce
là répondre à votre question ?
F. R. : Deux écrivains se côtoyant quotidiennement
pendant plus de cinquante ans me semble sans autre exemple dans l'histoire
littéraire. Quelle est la nature de votre conversation ? Comment pratiquez-vous
l’art de converser ?
M. P. : Vous avez parfaitement raison, cela est sans
exemple. Et à mon avis cela tient d’abord à une façon de se penser dans
l’histoire, en tenant compte de quelques dates qui font charnière dans la
culture spécifiquement française. On peut éclairer ce qu’il en est de cette
spécificité en revenant par exemple sur une histoire qui penserait la
Révolution française en fonction d’autres éléments que ceux qui sont
scolairement enseignés. Non plus à partir de lieux communs républicains mais à
partir d’éléments en tout point étrangers à la Terreur. C’est-à-dire en tenant
compte de ce qui se passe au XVIIIe siècle avec Sade, Voltaire,
Diderot, Mozart en musique, Fragonard en peinture. C’est-à-dire les Lumières.
Il y a, aussi bien pour Philippe Sollers que pour moi, une vraie passion pour
le XVIIIe siècle à partir de Diderot (je vous recommande la lecture des
admirables Lettres à Sophie Volland), et de Voltaire.
Vous n’êtes pas sans savoir que dès le départ la
Révolution française fut un événement considérable pour un grand nombre de pays
européens, et qu’elle a quelque chose d’initial et d’unique. Comme vous le
savez, elle enthousiasma un poète comme Hölderlin, un musicien comme Beethoven,
un philosophe comme Hegel qui, voyant passer Bonaparte sous ses fenêtres,
pensait voir passer « l’esprit du monde ». La Terreur, puis l’Empire ne
devaient pas tarder à faire revenir tous ces génies sur leurs illusions alors
que la France tenait à fonder institutionnellement sa république sur les
éléments les plus douteux de la Terreur. Voyez la plupart des « Histoires de la
Révolution ».
Dans un autre ordre d’idée, on doit aussi ajouter que les
rapports de Voltaire avec Frédéric II de Prusse furent un temps au beau fixe,
avant de se détériorer. N’est-ce pas ce même Frédéric II, qui décida de
l’ouverture d’un concours à partir de la question : « La langue française
est-elle la langue de l’avenir ? » Qui penserait à cela aujourd’hui où le baby
talk anglais règne sur la planète ? Voyez l’essai de Rivarol sur ce sujet.
L’influence du XVIIIe siècle et des
Lumières passe toutes les frontières. Catherine II de Russie fait venir Diderot
à sa cour, elle achète sa bibliothèque, et c’est sur les conseils de Diderot
qu’elle fera acheter la Judith de Giorgione, peinture alors attribuée à
Raphaël et aujourd’hui au musée de l’Ermitage, à Saint-Petersbourg.
Très vite mes entretiens avec Philippe Sollers portent
sur ces questions. Très vite c’est-à-dire dès 1961 avec la lettre que Sollers
m’adresse, après avoir lu le manuscrit de Provisoires amants des nègres.
Cette lettre est reproduite dans le petit livre, dans la collection « Poètes
d’aujourd’hui » chez Seghers, que Jacqueline Risset m’a consacré en 1988). Nos discussions ont porté un temps sur l’essai de
Heidegger, « D’un entretien de la parole », publié dans Acheminement vers la
parole, aux éditions Gallimard, en 1976. Ce qui suppose de comprendre ce
qu’il peut en être de l’écoute, de la façon dont l’écoute est vécue.
F. R. : Comment définiriez-vous votre amitié ?
Quelles en sont les bases ?
M. P. : Il me semble avoir implicitement déjà répondu
à cette question. J’ajouterai que cette amitié est d’abord littéraire et politique (si je peux employer ce mot). Elle repose sur un respect mutuel et quelques
précautions à mon avis importantes. Comment ne pas remarquer que, depuis plus
de cinquante ans que nous nous connaissons, nous n’avons jamais abandonné le «
vous » ?
Dans une telle situation le tutoiement risque d’être
un piège. Vous dirai-je que bien que voyant Sollers pratiquement chaque jour
j’ai sans doute été un des tout derniers informés de sa liaison avec Dominique
Rolin qui, si j’en crois les « Lettres à Dominique Rolin », publiées dans le
numéro 133 de L’Infini, commence bien avant les années soixante-dix.
D’une tout autre façon, bien que Sollers m’ait, à plusieurs reprises, invité à
le rejoindre à l’île de Ré, je me suis toujours gardé de répondre à ces invitations.
Les bases de notre amitié reposent essentiellement sur
une admiration d’écrivain dont je me flatte de penser qu’elle est réciproque,
et sur un respect vigilant et réciproque de la liberté et de l’intimité de
l’autre.
F. R. : Pratiquez-vous la guerre de la même façon,
malgré vos évidentes positions symétriques, l’un ayant choisi la
surreprésentation médiatique, quand l’autre poursuit son travail de fond
incognito ? Deux agents secrets formant un double à la fois opaque et
transparent.
M. P. : Comment ne pas reconnaître que, en effet il y
a un double rapport à la guerre — car c’est incontestablement la guerre, depuis
plus de cinquante ans, qu’il s’agisse d’épisodes plus ou moins spectaculaires
tel le voyage en Suisse lors de l’exclusion de Jean-Édern Hallier, et le
chantage fait à Sollers par le général Hallier, menaçant Sollers de faire
revoir son dossier militaire de réformé ; telle la visite, en Mai 68, faite à
mon domicile, de l’ambulance d’un hôpital psychiatrique, venant me chercher
sous le prétexte que j’avais perdu la raison (!). Pour ne pas parler de notre
voyage en Chine, qui avait aussi pour objectif une nécessaire distance avec le
progressif envahissement de la revue Tel Quel, par le parti communiste
français stalinien.
Dans ces cas extrêmes, comme dans d’autres apparemment
plus anodins, mais non moins essentiels, la position de Sollers fut exemplaire
et le recours au médiatique d’une grande efficacité. Imaginez ce qu’il en
serait, si cette présence et sa représentation médiatique n’étaient pas
doublées d’une œuvre et d’une pensée particulièrement exigeantes, et si cette
exigence ne se trouvait pas, d’une façon ou d’une autre, soutenue et mise en
scène par un voisinage discret et un travail de fond manifeste, quasi
incognito.
Comme vous le soulignez, il y a dans cette sorte
d’alliance un travail secret dont l’efficacité à long terme ne manquera pas
d’apparaître pour ce qu’elle est. Il est important pour cela que cette
stratégie (art de la guerre) soit soigneusement pensée. Et elle l’est.
F. R. : Que vous devez-vous mutuellement en termes
d’inspiration et de complicité intellectuelles ?
M. P. : Il ne m’est pas possible de répondre pour
Sollers. Mais je peux vous dire que, en ce qui me concerne, je dois énormément
à ma présence et aux discussions quotidiennes, qui m’occupent depuis plus de
cinquante ans, près de, et avec Sollers. Je suis convaincu que je ne serais pas
l’homme que je suis, ni l’auteur des volumes que j’ai publiés, si je n’avais
pas rencontré Sollers.
Les discussions quotidiennes pendant plus de cinquante
n’ont pas manqué d’être des sources d’inspiration. Je pourrais vous fournir
mille exemples de cela. Je retiendrai d’abord mon rapport à la philosophie,
c’est-à-dire à la pensée, à la langue et aux pensées qui déterminent mes livres.
L’un des exemples les plus évidents est sans doute cet essai « Dés Tambours »
que j’ai consacré à Lois, en 1974. Il a été repris, avec d’autres, en
1977, dans un recueil d’essais, Art et Littérature, et sera
prochainement republié dans le numéro 134 de L’Infini.
Je ne sais pas ce qu’il en est pour Philippe Sollers
de la lecture de mes livres, mais je peux vous assurer qu’en ce qui me concerne
ma lecture des siens fut toujours et reste infiniment positive et riche de
virtualités.
F. R. : Le mot « fidélité » ne désigne-t-il pas la
nature profonde de Philippe Sollers ?
M. P. : Incontestablement et c’est sans doute là ce
qui lui est le moins volontiers reconnu. Le plus souvent c’est le personnage
médiatique qui est pris en compte et ce bien entendu aux dépens de l’écrivain
et de « l’homme de parole » qu’il est essentiellement. Je mets entre guillemets
« homme de parole » dans la mesure où c’est ce qui spécifie ses œuvres et sa personnalité la plus profonde. Je pourrais en ce qui me concerne vous
citer mille et mille exemples de cette fidélité d’esprit et de cœur.
Je n’ai jamais publié un livre dont il n’ait d’une
façon ou d’une autre très fidèlement témoigné. Comment comprendre autrement
l’intérêt qu’il a immédiatement porté à mon essai sur Lautréamont et l’entretien
sur Nouvelle liberté de pensée, qu’il a accordé à Augustin de Butler, à
propos de ce journal de l’année 2001. Cet entretien, initialement publié en
tête d’un numéro spécial de la revue Faire part, qui m’est consacré, a
été repris, avec d’autres de Julia Kristeva et Frans De Haes,
dans la revue L’Infini n° 120. Pour le reste voir ce qu’il en est des
admirables « Lettres à Dominique Rolin » dans lesquelles littérature, pensée et
fidèle amour ne font qu’un.
F. R. : Philippe Sollers ne manie-t-il pas l’ironie
en épéiste ?
M. P. : Sans aucun doute, mais il faut aussi
s’entendre sur le mot. L’ironie est d’abord une disposition souveraine de
l’intelligence. On la retrouve chez tous les grands penseurs et les grands
écrivains de langue française et plus généralement européens, aussi bien chez
Voltaire que chez le grand styliste qu’est Rivarol, plus récemment bien entendu
chez Céline (lisez l’admirable Entretien avec le professeur Y). L’ironie
est un mode obligé du rapport que Sollers entretient avec les médias et avec le
monde (avec la société) en général. Il arrive même qu’elle lui serve dans
certains de ses romans. Que seraient Paradis et Femmes sans
l’ironie ? Si l’ironie de Sollers est légère, elle n’est pas moins sérieuse.
C’est une arme romanesque redoutable, à plus ou moins long terme.
F. R. : Percevez-vous en lui l’homme des réseaux et
du secret propre aux anarchistes organisés ?
M. P. : Sollers, à qui je soumets votre question, me
conseille de lire les premières pages de Portraits de femmes,
dont je vous recopie la page 16 : « Vous avez une mère, des sœurs, des tantes :
commencez par elles, en les entraînant de votre côté. Vous évitez tout conflit
avec les pères, les frères ou les oncles, vous évitez de même les affrontements
avec les éducateurs ou les professeurs. Vous n’aurez pas à écrire un jour
l’enfance d’un chef, mais celle d’un déserteur. En un mot vous n’êtes pas recrutable.
Apprenez à discerner vos alliées et vos ennemies dans le continent féminin.
N’oubliez pas : elles sont doubles, les ennemies peuvent à l’improviste,
devenir des alliées (et même les meilleures), les alliées peuvent se
transformer en ennemies (les pires). Scrutez, écoutez, devinez. Cette mégère
veut être apprivoisée, cette dévote vous regarde avec un drôle d’air, cette mélancolique
s’éclaire en vous rencontrant, cette femme savante adore les frivolités, cette
précieuse ridicule est perdue pour vous à jamais. Vous avez un grand maître
pour jouer sur le théâtre du monde : Molière. L’amour est médecin, vous serez
médecin dans cette région agitée et sombre. Des femmes-médecins vous aideront.
Commencez tout de suite : vous êtes le garçon imprévu, rêveur, dissipé,
renfermé exubérant, “terrible”, énigmatique. »
Il faut s’entendre sur les termes. Je ne pense pas que
Sollers soit en rien un anarchiste. Il est trop intelligent pour cela. Ce qui
chez lui peut sembler propre à l’anarchisme est le plus souvent un malentendu
sur ses positions critiques vis-à-vis de la société et de ses misérables
représentants. Positions dont la radicalité est difficilement pensable pour la
plupart, et notamment pour ceux qui tiennent d’abord à accrocher une étiquette
sur ce qu’ils ont des difficultés à comprendre. De ce point de vue, entre
autres, les positions de Sollers sont le plus souvent des pièges. L’impossibilité
d’enfermer le travail de Sollers sous une rubrique, ou une mesure quelle
qu’elle soit, est la source de la plupart des malentendus en ce qui le
concerne. Ce qui, en conséquence, est faire bon marché du titre de la revue
dont il est le directeur : L’Infini.
En ouverture à son Sade dans le Temps, après
une citation de L’Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice et une citation de Lautréamont, Sollers écrit : « Le raz de marée de liberté du
dix-huitième siècle a engendré Sade ; le dix-neuvième a travaillé à l’ignorer
ou à le censurer ; le vingtième s’est chargé de le démontrer, de façon
hurlante, par la négative ; le vingt-et-unième devra le considérer dans son
évidence. Un, deux, trois, quatre ; cela, ou rien. Ou plutôt : cela ou la
résignation au mensonge de l’insignifiance. » Est-ce là en quoi que ce soit une
proposition anarchiste ?
On doit aussi retenir qu’après avoir sérieusement
travaillé les matérialistes grecs de l’Antiquité, il est depuis fort longtemps
un grand admirateur des œuvres de Hegel. Son roman Mouvement en fait foi
(voyez entre autres, sur le site de Sollers, le magnifique film — sur le roman
de Sollers — réalisé par G.K. Galabov et Sophie Zhang : Mouvement). Or,
si Hegel a pu un moment être faussement associé au marxisme, il ne saurait en
aucune façon être identifié avec l’anarchie, même « organisée » ! Comme vous le
savez, la négativité de Hegel se double dialectiquement d’une négativité de la
négativité. Ce dont il faut tenir compte, si l’on veut s’y retrouver.
F. R. : « La Guerre du Goût », « Discours Parfait », «
Fugues », etc. sont des œuvres majeures. Philippe Sollers n’a-t-il de cesse
de prolonger et recréer l’Encyclopédie ?
M. P. : Incontestablement. Vous n’êtes pas sans savoir
que Sollers fut immédiatement partie prenante, lorsque Roland Barthes envisagea
de diriger une encyclopédie pour les éditions Einaudi. Les œuvres de Sollers,
il est vrai, étaient déjà considérablement engagées dans ce sens avec ses
essais sur « Dante et la traversée de l’écriture » et les essais qui
constituent Logiques, L’Écriture et l’expérience des limites, et
sa Théorie des Exceptions, etc. Comme vous le mettez bien en évidence,
la perspective de cet ensemble est incontestablement et très évidemment, et déclarativement pour Sollers, encyclopédique.
F. R. : Comment avez-vous traversé Mai 68 tous les
deux ? Conjointement ? Différemment ?
M. P. : Il est difficile de ne pas d’une façon ou
d’une autre être intimement associé à Mai 68 : une révolution moderne d’une
singularité sans exemple dans l’histoire. Sollers s’y est trouvé immédiatement
de plain-pied.
Lorsque je reviens des États-Unis en 1967, après plus
de huit mois d’absence, je trouve le bureau de la revue en pleine effervescence
et très engagé dans l’extrême gauche révolutionnaire. Sollers, qui avait déjà
publié, en 1965, son roman Drame, sur la structure d’un classique
divinatoire chinois, le Yi King, avait réuni autour de lui un groupe
proche du maoïsme. C’est lors d’une réunion chez un membre du comité de la
revue, Jean-Louis Baudry, qu’à mon retour il fut question de la politique de la
revue vis-à-vis de la nouvelle situation. À cette réunion assistaient Sollers,
moi-même, Jean-Louis Baudry, Pierre Rottenberg et
Roland Barthes. C’est à mon initiative qu’il fut finalement convenu qu’avant
toute chose il convenait de faire un bout de route avec le Parti communiste
français (qui alors comptait près d’un tiers de la population française) et de
voir ce qu’il en était des possibilités de pénétrer l’électorat intellectuel du
Parti communiste, avant de faire état d’un engagement plus radicalement
prochinois. La discussion fut serrée mais Sollers et l’ensemble des présents se
rangèrent finalement à ma proposition. C’est alors que commença notre
pseudo-compagnonnage, et nos avatars avec le PC. L’accompagnement et le
semblant de collaboration avec le PCF se terminèrent lors d’un colloque à Cluny
(dans une salle d’école), par une discussion de Sollers et de moi-même avec les
responsables de la revue La Nouvelle Critique.
Les conséquences ne se firent pas attendre : la
rupture était consommée et nous devions, dès 1971, publier, en addition à Tel Quel, le Bulletin du mouvement de juin 71, avec en tête du
numéro 1, une épigraphe de Mao Tsé-toung : « La littérature et l’art sont
subordonnés à la politique, mais exercent, à leur tour, une grande influence
sur elle. » Phrase que je ne renie pas aujourd’hui. Sollers devait publier sa
traduction des Poèmes de Mao dans le numéro 40 de Tel Quel. La revue, et
Sollers notamment, prirent le parti de Maria-Antonietta Macchiocci dont le livre De la Chine venait
d’être interdit à la fête de L'Humanité. Tel Quel s’employa alors
à mieux faire connaître la pensée, la révolution culturelle et la politique
chinoises. Nous devions trois ans plus tard faire notre voyage de trois semaines
en Chine. Voyage d’où j’ai rapporté un livre Le voyage en Chine, publié
aux éditions Hachette et récemment réédité avec un dossier de photographies,
aux éditions Marciana.
Je ne sais si j’ai répondu à votre question. Il
faudrait ajouter que ces événements furent fort mal vécus par les éditions du
Seuil. Même si l’un des numéros de Tel Quel « Sur la Chine » (qui
contenait, entre autres, un texte de Philippe Sollers : « La lutte
philosophique en Chine »), le numéro 48/49, se vendit à plus de trente mille
exemplaires.
F. R. : Les revues Tel Quel, puis L’Infini,
dont vous êtes les deux noms principaux, ne peuvent-elles former le socle d’une
Renaissance à venir ?
M. P. : Je vous demanderais d’abord ce qu’il peut en
être de l’avenir qui ne soit pas d’abord essentiellement actif dans le présent.
Il ne fait aucun doute que L’Infini est dès aujourd’hui une des
meilleures revues dans le monde. Quant à savoir où et comment elle fera date
dans l’avenir, il me semble qu’il faut d’abord comprendre pourquoi et comment elle
fait date dans le présent.
« L’à venir » risque d’être ce qu’il sera pour la
plupart des gens. Encore faut-il qu’une culture puisse survivre au présent
social qui est ce que l’on peut considérer comme une époque particulièrement
sombre et, disons le mot, en grande partie analphabète.
Ce que la revue L'Infini s’emploie à mettre en
place, c’est un mode de rapport au temps qui ne soit pas chronologique, mais où
les dates restent importantes symptomatiquement. Vous n'êtes pas sans connaître
ce que Nietzsche dit du « porche de l’instant ». Sous ce porche se croisent
deux chemins, l’un vient infiniment du passé et croise l’autre qui s’étend
infiniment dans l’avenir. Le titre de la revue L’Infini est à penser
dans ce contexte. Si les deux revues que vous évoquez ont un quelconque « à
venir », c’est dans la mesure où elles se constituent sous le porche de
l’instant, sans autre idée de Renaissance.
Au demeurant « re-naissance » de quoi ? En entendant ce mot, je ne peux pas ne pas penser à la phrase bien
connue : « Là où c’était, je dois advenir ». Ce qui ne veut pas dire que je
doive adorer quelque passé ou quelque avenir que ce soit, puisque tout est vécu
sous « le porche de l’instant », dans ce temps insaisissable qu’est le présent.
J’ai longuement travaillé sur ce sujet en mettant autant que possible en lumière,
ce qui, en grec, distingue le temps chronologique (chronos) du temps de
la création (aion), à partir d’une proposition
d’Héraclite : « Le temps (aion) est un enfant
qui joue avec des dés ». Voyez dans mon livre sur Chardin (1999) aux éditions
de L’Épure — une étude sur L’enfant au toton. Cette proposition est mise
en évidence et commentée par Heidegger dans « L’être, le fond et le jeu »,
publié en 1957 dans Le principe de raison (Der Satz vom Grund) et en 1962 chez Gallimard. Vous
entendez sans doute que si l’on pense cela, on ne peut pas vraiment parler de
Renaissance.
F. R. : Vous avez affirmé (L’Infini n° 133)
qu'il n’y aurait pas Marcelin Pleynet sans Philippe
Sollers. Ne peut-on aussi penser l’inverse ?
M. P. : Ce n’est pas à moi de répondre à cette
question. Je ne saurais guère que vous demander ce
que vous en pensez vous-même.
F. R. : L’amour tel que mis en scène dans les
romans de Philippe Sollers n’est-il pas une façon de mêler genres et classes
sociales ?
M. P. : Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un mélange
mais d’un effet essentiellement politique et poétique. On doit tenir compte en
lisant ce que dit, ou ce qu’écrit Philippe Sollers, d’une constante érotisation
des sensations, du mode des êtres et des choses. Et d’un sentiment fondamentalement
bienveillant avec ce que l’on peut considérer comme le bien et une distance
certaine avec ce que l’on peut considérer comme le mal. Voyez l’extrait de Portraits
de femmes cité plus haut, et ce qui détermine un roman comme Paradis (folio n° 2759). Ou tout autrement, mais dans le même esprit, un roman comme Femmes (folio n° 1620). Tout est dans la phrase clef que vous trouverez au début de Femmes :
« Depuis le temps... Il me semble que quelqu’un aurait
pu oser... Je cherche, j’observe, j’écoute, j’ouvre des livres, je lis, je
relis... Mais non... Pas vraiment... Personne n’en parle... Pas ouvertement en
tout cas... Mots couverts, brumes, nuages, allusions... Depuis tout ce temps...
Combien ? Deux mille ans ? Six mille ans ? Depuis qu’il y a des documents...
Quelqu’un aurait pu la dire, quand même, la vérité, la crue, la tuante... Mais
non, rien, presque rien... Des mythes, des religions, des poèmes, des romans,
des opéras, des philosophies, des contrats... Bon, c’est vrai, quelques
audaces... Mais l’ensemble en général verse vite dans l’emphase,
l’agrandissement, le crime énervé, l’effet... Rien, ou presque rien sur la
cause… LA CAUSE.
Le monde appartient aux femmes.
C’est-à-dire à la mort.
Là-dessus, tout le monde ment. » (je souligne).
Tous les romans de Sollers ne font que mettre en scène
ce qui est dit au début de Femmes, et que vous retrouvez dans Portraits
de femmes. Faut-il préciser que ce roman, Femmes, implicitement
refusé aux éditions du Seuil, marque la fin de la revue Tel Quel, et
l’arrivée aux éditions Gallimard de l’édition du roman, avec la création de L’Infini ? Cette constatation des conséquences de la guerre entre les sexes est une
magnifique leçon d’intelligence de tous les drames possibles et, par la même
occasion, d’une fort rare et difficile posture vis-à-vis de cet inéluctable, la
mort, ce qui suppose une très singulière attitude vis-à-vis de ce qui se dit «
l’amour », le couple et les passions avoisinantes, quelles qu’elles soient.
F. R. : Vos différences ont-elles parfois pris la
dimension de différends?
M. P. : Nous avons souvent de longues discussions sur
divers sujets, nous ne sommes pas forcément toujours d’accord, mais cela ne
saurait en aucune façon être qualifié de « différend ». Il faut retenir
qu’après cinquante ans d’échanges communs, nous avons suffisamment
d’intelligence pour comprendre les raisons de l’autre et en cas de désaccord
pour savoir ce qu’il en est objectivement du discours de chacun. En faisant bon
marché de toutes inutiles susceptibilités. Les différends ne sont pas fondamentalement
des différences. Sollers comme moi-même savons tenir compte de ce qui détermine
un discours ou une analyse.
Je dois à Philippe Sollers certaines des analyses de
mon Rimbaud, comme il me doit certaines parties de son intérêt pour Lautréamont,
qu’il s’est employé à faire rééditer aux éditions Gallimard, etc., etc.
Cinquante ans de fréquentation et de discussions quasi journalières forgent des
intérêts et des complicités qui, pour tout autre, seraient sans doute
impensables. Faites-en l’expérience si vous ne voulez pas me croire. Vous êtes
à un âge où cela est encore possible, mais je ne pourrai sans doute plus vous
entendre dans cinquante ans. Quoique, allez savoir ?
F. R. : Vous êtes-vous compris fondamentalement dès
votre première rencontre ?
M. P. : Je ne saurais trop vous renvoyer à la lettre
que Sollers m’adresse immédiatement après avoir lu le manuscrit de Provisoires
amants des nègres. Pour le jeune homme que j’étais la compréhension dont
cette lettre fait état était alors quasi miraculeuse. Et ce fut encore plus
vrai après la publication du volume. Sollers était le seul à comprendre
l’influence déterminante de Rimbaud sur mon écriture. Nous en avons longuement
discuté. De mon côté, si j’avais eu des réserves à la lecture de son premier roman, Une curieuse solitude (vis-à-vis duquel il avait à l’époque lui-même
quelques réserves), je fus immédiatement enthousiaste pour son roman suivant Le
Parc (Point-roman, n° 28).
Je fus, je suppose, un des rares à ne pas le
considérer comme pris dans l’espace de ce qui, à l’époque, faisait les choux
gras de la critique, le Nouveau Roman, mais comme déterminé par une réelle
pensée et sensibilité poétique. Nous en avons parlé, et comme le comité de Tel
Quel était alors majoritairement occupé par des dissidents du Nouveau
Roman, Sollers a sans doute alors vu en moi un allié. Ce que je fus
effectivement. De telle sorte que lorsque le directeur secrétaire général de la
revue fut exclu, Sollers me proposa de devenir « Secrétaire de rédaction et
directeur gérant » de Tel Quel, poste que j’ai occupé pendant près de
vingt ans.
F. R. : Ne recherchez-vous pas tous les deux la vie
parfaite ?
M. P. : Ce que je peux vous assurer, c’est que notre
recherche fondamentale (si tant est que ce soit de recherche qu’il s’agit) n’a
rien à faire avec la vie misérable et malheureuse de nos contemporains, mais
avec la vie, certes, et plus exactement la vie libre de toutes les conventions
et de toutes les servitudes volontaires quelle quelles soient. Le « bonheur »,
si bonheur il y a (et il peut y avoir bonheur), est à ce prix. S’agit-il d’une
recherche ? S’il s’agissait d’une recherche, la légèreté manquerait, au profit
d’un effort plus ou moins laborieux. Il ne s’agit pas d’une recherche mais d’un
mode d’être.
F. R. : Quels livres de votre ami emporteriez-vous
au paradis, s’il fallait limiter vos bagages ?
M. P. : Je serais très embarrassé en effet. Sans
doute, si je devais choisir parmi ses romans, choisirais-je d’abord Lois (L’Imaginaire n° 447), Paradis, Femmes et Mouvement. S’il s’agissait
de ses essais, j’emporterais Sur le matérialisme, Sade contre l’Être Suprême,
suivi de Sade dans le Temps (Folio n° 5841), et Un vrai roman (ses Mémoires). Mais il s’agit là d’un choix éminemment subjectif et
forcément incomplet. Faut-il vraiment faire un choix dans des œuvres si
intimement liées les unes aux autres ?
Ceci encore, vos questions me mettent dans une
situation d’historien qui ne paraît pas vraiment appropriée pour parler de ce
que Heidegger dit de l’historial, un historial dont on ne saurait
faire l’historique qu’en tenant compte des monuments de la parole hors des
anecdotes plus ou moins triviales et historiques. Même si l’historial joue incontestablement un rôle dans l’histoire. Bref, l’aventure dont nous
sommes ici en train de parler tient aussi au fait qu’elle n’a pas plus de
commencement que de fin. Infini.
MARCELIN PLEYNET
Propos recueillis par Fabien Ribery
Publié dans L'Infini, n°137, Automne 2016, et reproduit ici avec l'aimable autorisation de Marcelin Pleynet