mars 2010
Philippe Sollers
Le Journal du mois
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Dongfang Shuo
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Tempête
C’est une chose d’apprendre de loin des
tremblements de terre ou des raz de marée sur différents points de la planète,
c’en est une autre d’être directement visé par une dévastation imprévue. J’ai
donc passé une nuit blanche en pensant à ma maison de l’île de Ré, qui, en
principe, aurait dû être ravagée et inondée lors de la récente catastrophe.
Petit miracle: presque rien, alors que l’endroit est très exposé et avait été
sinistré il y a dix ans. La violence du vent et de la marée a surpris tout le
monde, et rien de plus atroce que les pauvres gens des zones inondables noyés, à
trois heures du matin, pendant leur sommeil. On leur avait annoncé une alerte
rouge, ils se sont enfermés chez eux et seuls quelques-uns ont pu sortir par
les toits et être sauvés par des hélicoptères. Personne n’a pu m’expliquer
pourquoi cette tempête très étrange (ville de La Rochelle inondée) avait reçu
le nom de Xynthia, prénom aussi barbare qu’obscène. Ma nuit blanche n’est pas
grand-chose (communications coupées, pas moyen d’avoir le moindre
renseignement) si l’on considère le nombre de morts, les digues explosées, la
honte et la misère des constructions dans des zones dangereuses. Pendant des
heures, on devient pure violence, vent déchaîné, vagues déferlantes, terreur
enfantine. Durant quelques jours, l’île a été coupée en trois, ce qui l’a
ramenée à ce qu’elle était au XIIe siècle. La Nature a-t-elle des raisons d’être
aussi mécontente? Il faut croire. En tout cas, on peut souffrir pour un paysage
comme pour un deuil injuste et brutal.
Pulsions
Le Jeu de la mort, à la télévision,
a été inspiré par l’expérience éblouissante de Milgram, au début des années
1960. Il s’agit de savoir comment des participants abusés par une autorité
indiscutable peuvent pousser quelqu’un vers la mort à coups de chocs
électriques. Un acteur invisible hurle à chaque décharge, il a tous les défauts
du monde, le joueur ou la joueuse qui appuie sur un bouton fait le bien, se
distingue par son obéissance, gagne en considération sociale. Ce n’est plus la
servitude volontaire, mais la servilité spectaculaire. Milgram avait fait observer
(cruelle démonstration pour le discours humaniste) que seule une petite
minorité de « joueurs» hésitaient à aller jusqu’au bout. Ces réfractaires
au meurtre en faveur du bien étaient très différents les uns des autres, et ne
pouvaient former aucune communauté. Leurs motifs étaient divers : malaise
physique, croyance religieuse, tympans fragiles, sadisme plus raffiné. La
pulsion de mort, en revanche, circulait parfaitement chez les autres par manque
d’imagination.
L’expression « prêtre pédophile » est en passe de
devenir courante, et l’Église catholique en paye les frais. Cette vieille et
vénérable institution est soudain ravagée par des révélations en cascades, aux
États-Unis, en Irlande, en Bavière, en Italie, en France. « Crime
atroce », dit le pape, visiblement accablé par tout ce tam-tam. Mais les
faits sont là : les séminaires sont des camps d’entraînement à la
perversion sexuelle la plus idiote, ce qui demanderait une analyse en
profondeur. Sur l’atmosphère confinée des séminaires catholiques, la meilleure
description reste, de loin, Le Rouge et le Noir de Stendhal. « Prêtre
pédophile », en un sens, c’est presque aussi surréaliste que « magistrat
assassin », « policier gangster », « financier fou », «
militaire terroriste » ou « homme politique vertueux ». Je l’avoue
bien qu’ayant, comme romancier, beaucoup d’imagination, je n’arrive pas à me
mettre dans la tête d’un prêtre pédophile. Je reconnais mes limites, et je dois
dire aussi que je n’aurais jamais joué au Jeu de la mort.
Élections
Rien de plus plaisant que le déni
apporté par la majorité actuelle aux élections régionales, et rien de plus
cocasse que le remaniement opéré par l’Élysée à ce sujet. La France est en rose?
Qu’importe, puisque l’Alsace est en bleu ! L’important, désormais, ce sont
les retraites, encore les retraites, toujours les retraites. Cela dit, comme
dans toutes les situations au bord du gouffre,
ce sont des femmes qui pourront peut-être sauver les meubles. Martine Aubry,
Ségolène Royal et, pourquoi pas, Marine Le Pen aidant les socialistes en douce.
Dany Cohn-Bendit est au mieux de sa forme bavarde, mais il n’a pas l’air de
plaire à la soucieuse Cécile Duflot. Passons sur quelques numéros à la Père
Ubu : le populaire Georges Frêche et son vulgaire bagout d’estrade, l’indéboulonnable
Le Pen dont la fille atténue déjà les aspects rugueux. Quoi d’autre sur la scène?
Les hommes ont l’air psychiquement fatigués, comme le pays lui-même. J’ai déjà
dit ma préférence pour la solide Martine Aubry, cette antipeople absolue.
Chine
Si vous ne devez voir qu’une exposition,
ne ratez pas celle consacrée au taoïsme au Grand Palais. C’est un événement
dévoilant la Chine la plus profonde, une démonstration de liberté radicale.
Rien à voir avec une religion, et surtout pas avec le bouddhisme. Le catalogue
est somptueux, et vous pourrez rêver longtemps sur ses images. Une formule
ramassée de cette pensée en acte? Celle-ci : « L’infini harmonique ».
Et puis « Avoir des os d’immortels, monter au ciel en plein jour. » Comme
ça. Si vous voulez pousser plus loin votre connaissance de la pensée chinoise,
prenez la traduction des Maitres mots de Yang Xiong, qui vient de paraître.* Ce portrait d’un certain Dongfang Shuo m’enchante:
« Pourquoi le renom de
Dongfang Shuo dépasse-t-il ainsi la réalité?
- Son art de la
repartie, sa ressource, son franc-parler, sa vertu contournée. Sa repartie
ressemble à de l’excellence, ses ressources jamais à court ressemblent à de la
sagesse, son franc-parler ressemble à de la droiture, sa vertu contournée
ressemble à du retrait.
- À quoi tient son renom?
- À une parfaite maîtrise de la plaisanterie. »
Ou encore : « Le
renom suprême est le renom auquel on n’a pas travaillé. Le renom auquel on a
travaillé vient après. »
* Les Belles Lettres, 2010.
Philippe Sollers, Le Journal du Dimanche du 28 mars 2010