Japon
Comment parler d'un torrent d'images, toutes plus catastrophiques les unes que les autres ? Tremblement de terre, tsunami géant, centrale nucléaire abîmée, malheur, morts, peur, ouragan de boue, radioactivité, Fukushima rimant brusquement avec Hiroshima, milliers de disparus, l'enfer. Je laisse la parole à Paul Claudel en 1923: "Le Japon est, plus qu'aucune autre partie de la planète, un pays de danger et d'alerte continuelle, toujours exposé à quelque catastrophe: raz de marée, cyclone, éruption, tremblement de terre, incendie, inondation. Son sol n'a aucune solidité. Il est fait de molles alluvions le long d'un empilement précaire de matériaux disjoints, pierres et sable, lave et cendres, que maintiennent les racines tenaces d'une végétation semi-tropicale… L'homme d'ici est comme le fils d'une mère très respectée, mais malheureusement épileptique… C'est une chose d'une horreur sans nom que de voir autour de soi la grande terre bouger comme emplie tout à coup d'une vie monstrueuse et autonome… Un choc, encore un autre choc, terrible, puis l'immobilité revient peu à peu, mais la terre ne cesse de frémir sourdement, avec de nouvelles crises qui reviennent toutes les heures." Était-il nécessaire dans ces conditions d'installer des réacteurs nucléaires au bord de l'eau? Tout de suite, polémique mondiale sur le nucléaire. Êtes-vous pour? Contre? Tout le monde parle en même temps, sauf les réfugiés et les corps qui ont tout perdu. Qu'est devenue cette jeune femme agitant un drap blanc à la fenêtre de sa chambre, au dernier étage d'un immeuble cerné par l'eau? On ne sait pas.
Libye
Fallait-il intervenir en Libye contre le fou meurtrier Kadhafi? Sans doute, mais plus tôt aurait été mieux, afin d'éviter un enlisement probable. Vous êtes maintenant priés d'admirer les merveilles de la technique, nouvelles armes, perfectionnements en tout genre, obscurité, frappes, Dieu reconnaîtra les siens. Y a-t-il des guerres justes? Sûrement, à moins de suivre le cynique et infréquentable Céline: "En vrai, un continent sans guerre s'ennuie… Sitôt les clairons, c'est la fête!… grandes vacances totales! et du sang! de ces voyages à n'en plus finir!…" Ou bien: "Massacres par myriades: toutes les guerres, depuis le Déluge, ont eu pour musique l'optimisme… Tous les assassins voient l'avenir en rose, ça fait partie du métier." Et dans Voyage au bout de la nuit: "La poésie héroïque possède sans résistance ceux qui ne vont pas à la guerre, et mieux encore ceux que la guerre est en train d'enrichir énormément."
Si je suis personnellement pour le "printemps arabe"? Mais bien sûr! À fond! À bas Ben Ali, Moubarak, Bouteflika, Mohammed VI! Vive les insurgés du Yémen et de Bahreïn! Il paraît qu'assassiner Kadhafi serait mal vu des chefs d'État en exercice. Et alors? Ce serait quand même plus simple, et moins cher.
Gallimard
Les éditions Gallimard fêtent leur centenaire, c'est-à-dire leur insolente jeunesse. Depuis mon petit bureau de la revue trimestrielle L'Infini (le numéro 114 vient de paraître), j'observe ce lieu, unique au monde, où des grands écrivains morts sont plus vivants que jamais. Avec un peu d'imagination, on les rencontre ici tous les jours. Ce matin, par exemple, Gide est concentré, Claudel furieux, Malraux et Aragon agités, Sartre grognon, Camus soucieux, Paulhan évasif, mais Queneau rit de son rire chevalin célèbre. Majestueux, Gaston passe en dandy jardinier. Valéry virevolte, Cioran s'amuse, Bataille essaie de se débarrasser de Blanchot, Artaud murmure des exorcismes, Genet vient chercher de l'argent liquide. Le duc de Saint-Simon est très surpris de ses huit volumes en Pléiade impeccablement présentés, et d'être, en même temps que Retz ou Sévigné, considéré comme un "écrivain français". Sade apprécie ses élégantes gravures pornographiques du XVIIIe siècle, Voltaire sourit en caressant les treize volumes de sa correspondance. Montaigne, Pascal, Bossuet, Molière, La Fontaine, Diderot, Rousseau, Chateaubriand, Balzac, Stendhal, Baudelaire, Flaubert, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Proust, Breton, Céline, passent en coup de vent dans les arbres. Peu importe qu'ils se détestent ou s'ignorent les uns les autres, ils volent, c'est l'essentiel. Avec la nuit, la Banque centrale de la Littérature, paquebot romanesque géant, largue ses amarres et flotte à travers les siècles, sur des heures liquides. À son poste de commandement amiral, Antoine, l'heureux propriétaire des lieux, a d'ailleurs, sur sa cheminée, une maquette de bateau à voiles.
Kafka
La situation politique française me laisse assez froid. Le gros steak de DSK, avec salade préparée par sa femme, a un peu disparu dans la tornade de l'Histoire. Une finale DSK-Sarkozy a déjà l'air d'un vieux film. Non, non, une vraie finale féminine Martine-Marine, voilà ce qu'il nous faut pour électriser virilement le pays! En attendant, je vous propose de relire les Lettres à Max Brod, de l'immortel Franz Kafka (*). Ainsi, le 30 juin 1922: "La chambre que j'avais jusqu'à présent était très jolie, avec deux fenêtres et une belle vue, et elle avait, dans son agencement très pauvre mais qui ne faisait pas hôtel, quelque chose que l'on peut appeler une "sobriété sacrée" ."
Kafka, un mois après, explique pourquoi il ne veut pas voyager :"Je me dis que je serai tenu à l'écart de ma table de travail durant quelques jours. Et cette réflexion ridicule est en vérité la seule qui soit fondée, car l'existence de l'écrivain est vraiment dépendante de sa table de travail. S'il veut échapper à la folie, il n'a pas droit de s'éloigner de son bureau, et il doit s'y accrocher avec les dents. Définition de l'écrivain, d'un tel écrivain, et explication de son effet, s'il y a effet: Il est le bouc émissaire de l'humanité, il permet aux hommes de jouir d'un péché sans être en faute, presque sans être en faute." Et puis: "En réalité, je suis parti de chez moi, et il me faut toujours écrire pour rentrer chez moi, même si ma maison a peut-être disparu dans l'éternité. Écrire n'est rien d'autre que le drapeau de Robinson sur le plus haut sommet de l'île."
(*) Rivages poche/Petite Bibliothèque.
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