J’ai aimé passionnément deux musiciennes dans ma vie, Martha Argerich et Cecilia Bartoli. Tout ce que j’ai pu écrire leur doit l’essentiel. Leur liberté et le génie de leurs bras et de leur voix, leur énergie révolutionnaire, m’ont accompagné et continuent à m’inspirer sans cesse.
Reine indienne.
Elle a son mauvais génie, son
démon, elle croit, par humilité, qu'il faut jouer de la musique secondaire. Bien entendu, elle y est
incomparable, mais à quoi bon écouter une fois de plus Schumann ou Liszt ?
Concert : Bach, Scarlatti.
En définitive : Bach.
Pourquoi ? Gould, mais en plus viril, massif, délicat, précis, indépendance
des mains incroyable.
Deux mains ? Quatre ? Deux
cerveaux ? Quatre ?
Le piano s'étend — Là-bas, à gauche, là-bas à droite, — et
pourtant le milieu n'a jamais été aussi milieu.
Le milieu extrême.
La gauche dit ça.
Les mains sont des épaules, des
bras, — et aussi des pieds et des cuisses. Les doigts viennent de la
bouche. Souffle profond.
Sa moue. Boudeuse. Je veux,
j'envoie.
Génie modeste. « Ce n'est pas moi
! »
Amusée, sauvage, rétractée,
rieuse, réservée, mélancolique, trop de force, sensualité et autorité subite.
Concentration, quartz.
Elle impose sa volonté à
l'orchestre qui est obligé de la retenir. La musique est en avance de ce qu'on
joue. Elle a déjà joué ce qu'elle joue quand elle le joue. Quand elle commence,
elle recommence. Elle est là, elle est loin, elle est deux fois plus loin parce
qu'elle est là, à l'écoute.
Dédoublée.
Noire.
Le clavier. Une femme de clavier. Toucher.
Le piano est un cercueil, c'est la
mort, les touches sont les dents de la mort, elle passe en force à travers la
mort. Elle la fait rouler, elle l'exorcise.
Suite
anglaise, n° 2,
Bach. À réécouter.
Le secret de Martha c'est Bach.
Elle fait semblant qu'il y a d'autres musiques. Tout le monde fait semblant.
Mais non : Bach.
Frédéric de Prusse, un soir,
faisant lever ses convives, à table : « Messieurs, le vieux Bach est arrivé. »
Scarlatti, comme il se doit :
virtuosité presqu'inaudible, insolente.
Bach : énergie réglée, éternel
retour, vie divine, cinquième évangéliste, nature saisie.
Au rendez-vous du Temps.
Martha !
On la reconnaît tout de suite.
Mon rêve a toujours été de la
séquestrer pendant un mois. Les Suites
anglaises, matin et soir. Mille et Une fois. Roman sublime.
Les sonates de Beethoven avec Gidon Kremer.
Chacun son instrument. Printemps.
Violon féminin (lui), piano
masculin souple (elle).
Un seul équivalent dans l'Histoire
: Clara Haskil et Arthur Grumiaux dans
Mozart.
Un soir à Bruxelles. Longue
conversation dans la nuit. Elle a horreur des concerts. Mauvais rêves.
Pas assez d'enregistrements de
Bach. Elle s'en fout. À quoi bon ? Pour qui,
d'ailleurs ?
La nuit tombe, elle se tait, elle
est très lucide. Mouvement de la tête. Brusque. Là-bas.
Et Cecilia Bartoli, dont voici le portrait:
Elle est italienne et romaine, sa
mère était soprano et son père ténor, elle s'appelle Cecilia, comme la sainte
protectrice de la musique, et on a envie de l'introduire sur scène au son
triomphal de l'Ode à sainte Cécile de
Purcell. À trente-quatre ans, tout le monde la connaît, elle est venue souffler
en tempête et en douceur pour réveiller la voix de l'hypnose où a voulu
l'enfermer le XIXe siècle. C'est une sorcière, une fée, une joueuse,
une beauté forte et allègre, un génie réveillé.
Elle chante, et tout devient plus vibrant, plus fou, plus délicat, plus libre.
C'est l'effet Bartoli.
Bien entendu, on a voulu d'abord
l'enfermer dans le rôle de la diva d'autrefois, Callas, corps lourd, maman
ténébreuse, long hurlement de sommeil, dictature du mélodrame. Dans son
magnifique Shakespeare, Tomasi di
Lampedusa décrit ainsi l'effondrement du goût italien et européen : «
L'infection a commencé tout de suite après les guerres napoléoniennes. Et elle
a progressé à pas de géant. Durant plus d'un siècle, pendant huit mois de
l'année dans toutes les grandes villes, pendant quatre mois dans les petites,
et pendant deux ou trois semaines dans les agglomérations encore plus petites,
des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers d'Italiens
sont allés à l'Opéra. Et ils ont vu des tyrans égorgés, des amants se donnant
la mort, des bouffons magnanimes, des nonnes pluripares et toutes sortes d'inepties déballées devant eux dans un tourbillon de bottes
en carton, de poulets rôtis en plâtre, de prima
donna au visage enfumé et de diables qui sortaient du plancher en faisant
la nique. Tout cela stylisé, sans éléments psychologiques, sans développement,
tout cru et tout nu, brutal et irréfutable... Le chancre absorba toutes les
énergies artistiques de la nation : la musique c'était l'Opéra, le théâtre
c'était l'Opéra, la peinture c'était l'Opéra... L'art devait être facile, la
musique chantable, un drame se composait de coups d'épée assaisonnés de
trilles. Ce qui n'était pas simple, violent, à la portée du professeur
d'université comme du balayeur de rue n'avait pas droit de cité. »
Or que dit, de son côté, Cecilia
Bartoli ? « C'est toute une partie de notre culture qui a été négligée au
profit de Verdi et de Puccini. Je ne veux pas penser qu'on ait pu oublier
Vivaldi, Haydn ou Haendel... Avec d'autres jeunes artistes nous allons essayer
de toutes nos forces de les faire revivre. Il faut que cela change. À la Scala, Muti a œuvré en faveur de Mozart et de Pergolèse,
mais pas assez. »
C'est donc une guerre, la guerre
du goût. Guerre musicale, physique, politique. Contre l'oubli intéressé,
l'aplatissement, la bêtise satisfaite, la lourdeur, le refoulement. Contre les
notables, indifférents à la complexité des notes ; contre l'éternel bourgeois
devenu, avec le temps, petit-bourgeois populiste. Contre une fausse image de «
la femme » emprisonnée et corsetée dans sa mélancolique mélopée. Cecilia est
vive, gaie, frondeuse, elle suit ce qu'elle appelle son « désir ardent ». Rien
ne semble pouvoir l'en détourner. On lui offre beaucoup d'argent pour chanter
dans des stades américains ? Non, dit-elle, douze cents places suffisent, on ne
vend pas un grand vin comme du coca cola. La musique est un grand vin, tant pis
pour ceux qui n'ont pas envie de le connaître. Une femme de désir ? Oui, le
contraire de l'idole passive. Elle se découvre elle-même en chantant Le Triomphe du temps et de la désillusion de Haendel (« un symbole en soi : j'y ai vu mon futur »). « Grâce à
Harnoncourt, je découvrais la vigueur, la richesse, l'éclat des partitions
baroques originales. Je réalisais combien la tradition d'interprétation
romantique, par strates successives, avait simplifié, étouffé, dans un vibrato
de plus en plus envahissant, toute une palette de couleurs, de nuances, de
dynamiques absolument uniques de l'histoire de la musique. À partir du XIXe siècle, les voix montent en puissance afin de pouvoir franchir le mur du son
d'une fosse d'orchestre de plus en plus étoffée. Le volume prend le pas sur la
sensibilité. L'aigu triomphe ; jusqu'aux extrêmes actuels. »
Que s'est-il passé ? Une erreur
d'aiguillage, un dérapage, une sourde haine du corps et de son autonomie, un
mépris de l'individu souple, subtil. La musique est une manifestation de
philosophie générale, un art de vivre à chaque instant. Une révolution était en
marche ; une contre-révolution a eu lieu. On a voulu canaliser et égaliser les
voix, fossoyer la nuance, éteindre la magie verbale, empêcher l'ironie,
pétrifier l'érotisme, plomber la langue. Érotique, Cecilia ? Ô combien...
Voyons Cosi fan tutte : « Despina a deux airs charmants et une relation délicate avec l'orchestre pendant tout
l'opéra. Le personnage est délicieux et le clin d'œil coquin me va bien. C'est
pour cela que j'aime tant les récitatifs. Il est très important de jouer en
italien, de rendre à la langue sa juste expression, si souvent négligée par des
chanteurs qui ne la maîtrisent pas parfaitement. » L'italien ? Oui, mais aussi,
pourquoi pas, le français. « La France est le pays de la chose. Après
l'italien, c'est la langue française qui dit le mieux la chose. » Les sourds
pensent que « la chose » est dans le sexe, alors qu'elle est d'abord dans la
voix. La voix, sa multiplicité, son ampleur, sa profondeur, ses accents, ses
caresses. Sa lenteur émerveillée ou bien sa rapidité fulgurante. La voix, cet
instrument fragile et très ancien, « le plus proche de l'âme ». « Quand vous
chantez, avec un souffle bien placé, soutenu par le diaphragme, les cordes
vocales restent bien tendues, vibrent latéralement, un peu à l'image des cordes
d'un violon frottées par l'archet. J'ai vu des photos de cordes vocales
bousillées par une mauvaise technique : elles portent de petites nodules qui empêchent
la bonne tension et entravent le passage de l'air. » Technique impeccable de
Cecilia. Comment fait-elle pour torsader ainsi son souffle et sa gorge ? Écoutez-la
dans Vivaldi, c'est inouï. Écouter surtout Agitata da due venti, et comment elle prononce
le mot naufragar.
Quelle joie dans ce naufrage ! Tutta la vita e un mar : quel plaisir
de penser que toute la vie est une mer, une navigation incessante ! Elle est à
bord, parmi les cordages, Cecilia, elle commande un orchestre de pirates, elle
les encourage en tapant du pied, elle les électrise, les jazze, elle arrache
Venise à des tonnes de clichés sentimentaux ou touristiques, pour en faire ce
qu'elle est, la reine du vent, de l'eau, du bois sec, de l'œil clair. Elle est
déchaînée, roucoulante, brûlante, ahurissante, mais la voici tout à coup en
dialogue d'oiseau charmeur. Du tourbillon à la nuit d'été calme, la musique
vous ouvre les paysages. De là, vous passez au récitatif mozartien, mi-chanté mi-parlé. On est enfin
dans la vérité qui est le contraire du vérisme. « Je crois que si la mode de
l'opéra vériste est passée, c'est parce que l'an 2000 est plus en phase avec
l'esprit du XVIIIe siècle, grave et fantaisiste, obligeant à un jeu
permanent avec les faux-semblants — je pense à la double entente des
scènes mozartiennes — et l'ironie... Les Noces, c'est socialement révolutionnaire. Don Giovanni, c'est carrément no future, les personnages sont coincés dans leur
solitude. Quant à Cosi fan tutte, on y apprend tout et son
contraire. Un peu comme à notre époque. » Révolutionnaire, Cecilia ? Mais oui :
« Les gens sont tellement bombardés d'informations qu'ils ne distinguent plus
(politiciens compris) réalité et fiction, ils échangent des commérages sur
Internet, ne savent plus parler, jouer, établir le contact avec l'autre. Ils
parlent de spectacles qu'ils n'ont pas vus mais dont ils ont lu les critiques.
Ils s'entourent du savoir des choses sans vivre ces choses, construisent leur
propre tombe avant d'être morts. » La musique, le chant, sont des façons de vivre
constamment, jusqu'au bout. Pas de temps perdu, pas de temps mort. «
Harnoncourt est quelqu'un qui a le courage de prendre la musique à
bras-le-corps, non pas de manière agressive mais sans timidité, pour montrer ce
qu'il éprouve au fond de lui, pour en tirer des accents exaltants. » Le
souvenir le plus émouvant pour Cecilia : « Le Requiem de Mozart sous la direction de Solti,
à la cathédrale Saint-Étienne de Vienne. »
Elle insiste : elle veut être un
instrument parmi d'autres, et non pas poussée artificiellement au premier plan.
« Lorsque je chante, je dialogue avant tout avec la clarinette et l'alto. » La
musique est d'abord une conversation, un échange, une transmutation, un art des
renversements, le contraire, donc, de la publicité ou de la propagande. Elle
doit laisser place à l'improvisation, à l'invention des cadences. « Le
récitatif est une école de liberté. Sur scène, il défile dans ma tête comme je
le parlerais dans la vie. J'attend alors de mes accompagnateurs — le
clavecin ou l'orchestre — qu'ils réagissent à mon écoute. Cet art repose
sur la flexibilité des musiciens qui devraient avoir la musique dans les
doigts, dans l'archet, et les paroles dans la bouche. Et réciproquement. » Elle
demande conseil à Harnoncourt. Il lui dit : « Écoute, entends ce que
l'orchestre te suggère avant d'entamer ta phrase. C'est lui qui te parle. »
Encore une fois, la grande erreur, la contre-révolution puritaine auront été de
vouloir tout codifier en séparant la musique des mots. « Si vous lisez un
manuscrit de Mozart, mis à part quelques piano et quelques forte, vous y trouverez
très peu d'indications ; c'est à vous de créer la dynamique, comme dans tout ce
qui a été composé auparavant. À cette époque le rapport entre le texte et la
musique est aussi remarquable. L'esprit de la partition se perçoit à travers
chaque mot. » Ce qui plaît à Cecilia dans Mozart, c'est sa simplicité. Elle entre en lévitation, dit-elle, dès la première
note. Et ceci : « Mozart a composé toutes les étapes de l'évolution
psychologique d'une femme. » Qui a fait mieux ? Personne. Elle approuve l'«
indulgence » des dernières paroles de Cosi fan tutte : «
Heureux est l'homme qui prend chaque chose du bon côté. Et, à travers les
vicissitudes de la vie, se laisse guider par sa raison. » Elle a chanté
Chérubin, Fiordiligi, Dorabella, Suzanna. Son rêve ? Dans une autre vie, chanter le
rôle de Don Giovanni. Là, elle rit.
Elle aime le poisson, les
artichauts, les pâtes, l'huile d'olive, le vin rouge. Elle parle avec
compréhension et animation, vous écoute de près, répond là où vous placez votre
voix, fait bouger ses mains quand ça l'intéresse. Elle est, bien entendu,
extrêmement intelligente. Et, par conséquent, indulgente. Par téléphone, elle
achète des partitions originales des XVIIe et XVIIIe siècles. Elle travaille beaucoup, elle déchiffre, elle lit. Elle « atmosphérise » l'écriture de ce qu'elle doit chanter. «
J'entreprends d'abord une enquête historique sur les conditions de la création.
Le compositeur était-il pressé par le temps, en manque d'argent, amoureux de la
cantatrice, avec quelle nervosité a-t-il griffonné sa partition ? Puis je
tourne autour du personnage, le prends, l'abandonne. Tout l'art du ragoût :
faire mitonner, laisser refroidir, puis réchauffer. Sans fin. » Sans fin est l'expression fondamentale.
Quand j'écrivais certains de mes romans, à Venise, je pensais parfois que tout
ce que j'évoquais, j'espérais, ne se produirait jamais plus dans la réalité
future. Cecilia devait alors avoir huit ou dix ans. Elle est là, maintenant,
elle incarne les passions pour lesquelles je donnerais volontiers ma vie.
(Discours Parfait, folio n°5344)
Philippe Sollers
Venise, dimanche, 3 novembre 2013, 19h15