Vous
ouvrez ce livre(1), magnifiquement illustré, et vous êtes surpris de voir se lever
devant vous une foule de disparus sublimes. Toute une histoire est là, noyée
désormais dans une normalisation générale. Plus de grandes figures dérangeantes
: le Spectacle avale tout, aplatit tout, uniformise tout, mais il y a eu ces
réfractaires de génie, pour qui la vie n'était rien si elle n'était pas
ultra-singulière. Devenir soi-même une légende décalée demande un engagement de
tous les instants, une ténacité mystique. Le dernier grand dandy? Andy Warhol.
Le phénomène visible aura duré plus d'un siècle. C'est fini.
« Dandy » est un
mot anglais, et il a ses stars, ses théoriciens, ses saints, ses martyrs : Brummell, Barbey d'Aurevilly, Baudelaire, Oscar Wilde. Brummell,
d'abord, l'élégance et l'insolence faites homme, vie tragique en exil, fin
misérable et folle. Il suffit d'évoquer l'étouffante reine Victoria pour
comprendre pourquoi le phénomène de résistance a été anglais. Voici du Brummell: «Dans le monde, tout le temps que vous n'avez pas
produit d'effet, restez; si l'effet est produit, allez-vous en. » On a tort de
penser que le dandysme est une simple question d'habit : «Pour être bien mis,
il ne faut pas être remarqué. » Le dandy est donc habillé de son esprit, lequel
se fait sentir même s'il ne dit rien. Le costume peut être un peu bizarre, mais
Baudelaire a raison: « Simplicité absolue, meilleure manière de se distinguer.
»
Baudelaire,
encore: «Le mot "dandy" implique une quintessence de caractère et une
intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde. » Baudelaire,
toujours: «Que ces hommes se fassent nommer raffinés, beaux, lions ou dandys,
tous sont issus d'une même origine, tous participent du même caractère
d'opposition ou de révolte; tous sont des représentants de ce qu'il y a de
meilleur dans l'orgueil humain, de ce besoin, trop rare chez ceux
d'aujourd'hui, de combattre et de détruire la trivialité. De là naît, chez les
dandys, cette attitude hautaine de caste provocante, même dans sa froideur. »
Le dandy est froid, non par manque de sensibilité, mais par dégoût de la
sentimentalité poisseuse, du bavardage psychologique, de la revendication,
quelle qu'elle soit. C'est «l'inébranlable résolution de ne pas être ému. On
dirait un feu latent qui se fait deviner, qui pourrait mais qui ne veut pas
rayonner».
Inutile de
dire que le dandy ne fait rien, ou bien, s'il fait quelque chose, le cache
soigneusement. Est-il démocrate? Non. A-t-il des opinions politiques? Mais non,
sauf par provocation. Le dandy est toujours en situation. Quand tout le monde
s'excite, il dégonfle la comédie. C'est entendu, il n'ira pas voter aux
prochaines élections, ce qui ne veut pas dire qu'il s'abstienne. Vous le
traitez de réactionnaire? Il vous plaint. D'anarchiste? Il ne dit pas non. Ce
qui est sûr, c'est qu'il n'est pas fasciste, communiste, socialiste, et encore
moins libéral, vu son mépris pour le commerce, l'argent, la «phynance », comme disait Jarry. Les préoccupations ou les
gesticulations boursières de son époque le laissent de marbre. La vulgarité
sexuelle n'a pas d'adversaire plus strict. Au fond, c'est un révolutionnaire
sans révolution.
Il n'a
jamais l'air de travailler, il n'est pas « occupé », il ne se sent obligé à
rien, et, s'il est écrivain, ne se croit nullement astreint à écrire. Surtout,
il ne faut pas essayer de lui faire croire qu'il y a quelque chose derrière les
apparences. Tout est visible à l'œil nu, encore faut-il avoir un œil nu. « Le
véritable mystère du monde, c'est le visible, pas l'invisible », dit Wilde. Il
ajoute : « Seuls les esprits superficiels refusent de juger sur les apparences.
» Et aussi : « Ceux qui font la moindre différence entre l'âme et le corps ne
possèdent ni l'un ni l'autre. » Le dandy gêne tout le monde, parce que chacun,
ou chacune, se sent trop vu, trop écouté, trop deviné, trop jugé. Pas besoin de
police: la police est idiote, puisque, comme Edgar Poe l'a démontré, elle ne
voit pas l'évidence, et va chercher là où il n'y a rien à trouver.
Le dandy est
suprêmement «grec», au sens de Nietzsche parlant des Grecs de l'Antiquité qui «
s'arrêtent vaillamment à la surface, croient à tout l'Olympe de l'apparence,
sont superficiels par profondeur ». Démonstration : Manet et son « Olympia »,
qui ne pouvait pas ne pas faire scandale. Manet, admirable dandy, incarne une
espèce nouvelle d'aristocratie, celle de la liberté d'esprit. D'autre part,
personne n'est plus dandy que Picasso se mettant soudain torse nu dans un dîner
stalinien à Moscou. Finalement, c'est toujours la guerre entre l'indépendance
individuelle et le conformisme increvable de « l'être-ensemble » sur fond de
morale. La morale, voilà le poison.
Genet dandy ?
Mais oui, écoutez ça : « C'est en haussant à la hauteur de vertu, pour mon
propre usage, l'envers des vertus communes, que j'ai cru pouvoir obtenir une
solitude morale où je ne serais pas rejoint. » Sur un mode mineur, prenons
Guitry : « En fait, je n'ai qu'une seule prétention, c'est de ne pas plaire à
tout le monde. Plaire à tout le monde, c'est plaire à n'importe qui. » Et ainsi
de suite, déclarations à rappeler sans cesse, surtout aujourd'hui, dans notre
incroyable basse époque de frilosité résignée et grégaire. Comme le dit le
dandy Cioran: «Personne n'atteint d'emblée à la frivolité. C'est un privilège
et un art. » De ce point de vue, le chef-d'œuvre absolu est bien « les
Privilèges » de Stendhal, un des plus rares dandys de cette planète.
Quelques
femmes dandys ? Greta Garbo, Marlene Dietrich, Audrey Hepburn, Coco Chanel,
Françoise Sagan. Pas Marguerite Duras, en tout cas. Mon actrice préférée: Glenn
Close, inoubliable interprète de la marquise de Merteuil,
personnage du dandy Laclos. De l'insolence, de l'impertinence, de la
désinvolture, tout est là. Pas de sérieux engoncé, pas d'hystérie, rien à voir
avec la sinistre parade des people, ce trucage
publicitaire des magazines. Le dandysme, mâle ou femelle, n'est pas une
fonction de la mode, mais plutôt sa négation, son énigmatique trou noir. Des
vêtements? À part Saint Laurent, pas grand-chose. Je veux bien que vous
ajoutiez quelques rock stars, mais c'est déjà du
bruit. Je m'isole avec la dandy Bartoli chantant le dandy Vivaldi.
Le dandy a
besoin de masques, comme la vraie philosophie. Son rêve est d'être là comme
s'il n'était pas là, visible-invisible, insoupçonnable. Laissons la parole au surdandy Nietzsche, aventurier risqué de la vraie vie: «
Tout esprit profond a besoin d'un masque; je dirai plus : un masque se forme
sans cesse autour de tout esprit profond, parce que chacune de ses paroles,
chacun de ses actes, chacune de ses manifestations est continuellement l'objet
d'une interprétation fausse, c'est-à-dire "plate". »
PHILIPPE SOLLERS
1.Le Dandysme ou la création de soi, par Daniel Salvatore Schiffer,
François Bourin Editeur, 300 p., 49 euros.
Le Nouvel
Observateur 22 DECEMBRE 2011 - N-2459-2460