Le neveu
de Diderot
par Michel Braudeau
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Avec La Fête à Venise, Philippe Sollers nous
donne sans doute son roman le plus ambitieux, le plus synthétique, le plus mûr
jusqu'à présent. Le plus moderne et le plus classique. On verra pourquoi. Bien
qu'il ne soit ni achevé, ni fermé, ni clos, selon les critères habituels du
genre, au contraire, on y trouve des foules de pistes, d'indications, de
sous-entendus, d'ellipses, de miroirs, de jeux de sens camouflés qu'il nous
laisse le soin de développer, si bon nous semble, si nous sommes malins autant
que lui, ce qui n'est pas sûr..., - il jouit d'une certaine cohérence dans
l'explosion, d'une harmonie dans le puzzle tourbillonnant des centaines de
citations et de références qui émaillent l'étoffe de son récit, de son propos.
D'une plénitude inattendue et qui doit sans doute autant à l'influence
bénéfique de Venise la Sérénissime (enfin un auteur qui ne prend pas Venise
pour un cimetière flottant, mais pour ce qu'elle est, l'un des rares lieux
d'élection où le monde a un centre), qu'à l'heureuse nature de son propre
tempérament.
Tout le monde connaît Philippe Sollers, et
presque personne ne le connaît. Il a fait de ses masques
multiples le plus durable de ses visages. On l'a connu proche du PC,
mao, lacanien, barthésien, papiste, joycien, comme tout le monde du reste,
parfois avant les autres, parfois en retard, toujours haut et fort, et
tellement intelligent, péremptoire avec ça. Et depuis Femmes, son transfert de dribbler infernal des éditions du Seuil
aux éditions Gallimard, il s'est montré sous un jour plus
« lisible », moins théoricien, plus joueur (Portrait du joueur, Gallimard, 1985) et jouisseur, adoptant un
profil souple de séducteur - coiffure de moine comme avant, fume-cigarette,
l'oeil rieur derrière les Ray-ban -, plus polymorphe que pervers, conspirateur
(Le Coeur Absolu, Gallimard, 1987) et délicieusement français quand on
prend la meilleure part de ce terme, et non masochistement le petit côté, qui
nous renvoie principalement au dix-huitième siècle (les Surprises de Fragonard, Gallimard, 1987). A ce titre, les Folies françaises (Gallimard, 1988)
annoncent assez directement cette Fête à
Venise.
Si l'on devait absolument résumer
l'« action » du roman, on pourrait s'en tenir à peu de lignes : un
écrivain français plus ou moins clandestin, sous le pseudonyme de Pierre
Froissart - comme le chroniqueur du Moyen Age - passe l'été à Venise dans un
petit palais discret près de la Salute, en compagnie d'une belle jeune femme,
Luz, mère suédoise, père italien, prénom espagnol, né en 1966 à Los Angeles,
étudiante en physique et astronomie à Berkeley, rencontrée six mois plus tôt au
Louvre. Froissart appartient à un réseau de trafiquants d'art de haut vol,
international, en relation avec une Geena (pseudo : Mozart), un Milstein
(Andy), une Nicole (Dürer) et son séjour à Venise a pour but l'embarquement,
pour Dieu sait quelle Cythère de la spéculation, d'une toile peu connue de
Watteau, la Fête à Venise, à bord d'un voilier américain, le Player-II. Ce qui
a lieu, du reste, sans incidents.
L'important, on s'en doute, n'est pas là, dans
les péripéties de cette toile imaginaire et vraisemblable (pas moins que la
dimension éminemment romanesque qui entoure les grandes oeuvres d'art, depuis
la tragédie politique - Goering et ses rapines, - jusqu'au sordide crime
crapuleux provincial - l'affaire Canson (où en est-on d'ailleurs ?) - mais dans
l'ébullition constante de la cervelle de Froissart que Venise et l'amour
agitent autant que certaines substances illicites. Il est retors et cultivé,
secret, à double, triple fond, il ne peut s'empêcher de coder et de décoder,
s'interroger sur l'étrange coïncidence qui veut qu'Andy Warhol et Antoine
Watteau aient les mêmes initiales, avec ce W qui est le symbole affecté dans
les services d'espionnage à ceux chargés d'entrer « au coeur du dispositif
adverse ».
Il observe : « Cette petite planète, par
plaques, a son intérêt », une planète où, lui dit Geena, tout est à
vendre, surtout la peinture. C'est dans le droit-fil de la pensée
situationniste, celle de Guy Debord notamment, qu'il dénonce la société du
spectacle et son emprise délirante sur le marché de l'art :
« La Suisse ne sait plus jusqu'où numéroter les comptes, les télex
crépitent, les fax écrivent la nuit, les ventes se succèdent en rafales,
banquise en expansion, repérage, estimations, intoxications, raids, poker de
volumes et d'époques. Le Japon immémorial et électronique se prosterne devant
le sensuel Monet dans sa barque ? Money ! »
Les tableaux sont passés des musées de jadis au
secret des coffres-forts ? Parce qu'ils sont radioactifs. « Ils émettent
de l'argent à chaque instant. Toujours plus. Ils dorment mais ils travaillent,
à la limite ils ne bougent même plus de l'endroit où leur vente a lieu, ils
n'en ont pas le temps puisqu'ils sont rachetés dans les jours ou les mois qui
suivent. L'argent se met à tourner autour des iris immobiles, le soleil de la
monnaie se déplace par rapport aux tournesols fixes. » En face de ce
vertige monétaire et spéculatif, en divers sens de ce terme, l'artiste,
« le critère absolu ». Sollers fait défiler une longue galerie de ses
favoris, peintres ou écrivains. Artaud et Van Gogh, deux martyrs (rappelant
opportunément qu'entre 1940 et 1944 on laissa mourir de faim quarante mille
internés dans les hôpitaux psychiatriques en France, « extermination
douce ») ; Watteau jamais reconnu à sa mesure, petit maître, mais grand
petit maître, « chroniqueur de son temps, lui le romancier
intégral », et Warhol, le parfait gentleman, portraituré en Watteau ;
Courbet et son Origine du monde mystérieuse, « un des plus grands pornos
de tous les temps », Mozart dont le crâne retrouvé, identifié, exposé,
scannerisé, devient hors de prix...
Proust, que Sollers imagine en une page très
drôle, vivant de nos jours à New-York (« On l'aurait vu au Pierre, il
aurait été l'ami de Truman Capote et d'Andy Warhol, au lieu de traîner derrière
lui Montesquiou et Jacques-Emile Blanche. Il serait devenu un redoutable
connaisseur de Wall Street »). Et surtout Stendhal dont Sollers cite
longuement les Privilèges, ce « brevet » intime que Stendhal se
faisait accorder par Dieu pour diverses circonstances de l'existence,
soulignant bien ce que Watteau et Stendhal ont de « très
personnels », « de toujours ». Et Monet peignant frénétiquement
dix toiles à la fois lors de son séjour à Venise et Titien dont Sollers visite
au Palais ducal la grande rétrospective de l'été dernier.
C'est donc un roman très français où l'on parle
beaucoup, où l'on dialogue ou monologue éperdument, dans la tradition de
Diderot, dont Sollers pourrait assez bien être le lointain petit-fils naturel
et spirituel. Il en a la vivacité, la curiosité encyclopédique et joyeuse et,
même s'il lui arrive de critiquer sévèrement notre époque - comment y couper, du reste ? - et de
constater sobrement que « tout peut être écrit, mais il n'y a plus
personne pour le lire », il en a l'appétit vital, le refus du complot
morbide qui veut que l'écriture soit l'ennemie de la vie. « Le roman est
un passage entre la vie et la vie, une passerelle tendue d'un moment à un
autre, d'un lieu de moment à un autre lieu de moment (...). Chaque minute,
chaque mètre carré ou cube, gagné comme liberté de temps et d'espace,
constitue, pour tout individu, la seule vraie guerre révolutionnaire.
Dites-nous cette guerre, et cela suffit. » Vaste et belle perspective...
Michel
Braudeau
Le Monde du 1er février 1991
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