Philippe Sollers

 

Le neveu de Diderot

par Michel Braudeau

 

 

Figure de fantaisie. Anciennement portrait de Denis Diderot par Fragonard, Vers 1769
   

 

 Avec La Fête à Venise, Philippe Sollers nous donne sans doute son roman le plus ambitieux, le plus synthétique, le plus mûr jusqu'à présent. Le plus moderne et le plus classique. On verra pourquoi. Bien qu'il ne soit ni achevé, ni fermé, ni clos, selon les critères habituels du genre, au contraire, on y trouve des foules de pistes, d'indications, de sous-entendus, d'ellipses, de miroirs, de jeux de sens camouflés qu'il nous laisse le soin de développer, si bon nous semble, si nous sommes malins autant que lui, ce qui n'est pas sûr..., - il jouit d'une certaine cohérence dans l'explosion, d'une harmonie dans le puzzle tourbillonnant des centaines de citations et de références qui émaillent l'étoffe de son récit, de son propos. D'une plénitude inattendue et qui doit sans doute autant à l'influence bénéfique de Venise la Sérénissime (enfin un auteur qui ne prend pas Venise pour un cimetière flottant, mais pour ce qu'elle est, l'un des rares lieux d'élection où le monde a un centre), qu'à l'heureuse nature de son propre tempérament.

Tout le monde connaît Philippe Sollers, et presque personne ne le connaît. Il a fait de ses masques multiples le plus durable de ses visages. On l'a connu proche du PC, mao, lacanien, barthésien, papiste, joycien, comme tout le monde du reste, parfois avant les autres, parfois en retard, toujours haut et fort, et tellement intelligent, péremptoire avec ça. Et depuis Femmes, son transfert de dribbler infernal des éditions du Seuil aux éditions Gallimard, il s'est montré sous un jour plus « lisible », moins théoricien, plus joueur (Portrait du joueur, Gallimard, 1985) et jouisseur, adoptant un profil souple de séducteur - coiffure de moine comme avant, fume-cigarette, l'oeil rieur derrière les Ray-ban -, plus polymorphe que pervers, conspirateur (Le Coeur Absolu, Gallimard, 1987) et délicieusement français quand on prend la meilleure part de ce terme, et non masochistement le petit côté, qui nous renvoie principalement au dix-huitième siècle (les Surprises de Fragonard, Gallimard, 1987). A ce titre, les Folies françaises (Gallimard, 1988) annoncent assez directement cette Fête à Venise.

Si l'on devait absolument résumer l'« action » du roman, on pourrait s'en tenir à peu de lignes : un écrivain français plus ou moins clandestin, sous le pseudonyme de Pierre Froissart - comme le chroniqueur du Moyen Age - passe l'été à Venise dans un petit palais discret près de la Salute, en compagnie d'une belle jeune femme, Luz, mère suédoise, père italien, prénom espagnol, né en 1966 à Los Angeles, étudiante en physique et astronomie à Berkeley, rencontrée six mois plus tôt au Louvre. Froissart appartient à un réseau de trafiquants d'art de haut vol, international, en relation avec une Geena (pseudo : Mozart), un Milstein (Andy), une Nicole (Dürer) et son séjour à Venise a pour but l'embarquement, pour Dieu sait quelle Cythère de la spéculation, d'une toile peu connue de Watteau, la Fête à Venise, à bord d'un voilier américain, le Player-II. Ce qui a lieu, du reste, sans incidents.

L'important, on s'en doute, n'est pas là, dans les péripéties de cette toile imaginaire et vraisemblable (pas moins que la dimension éminemment romanesque qui entoure les grandes oeuvres d'art, depuis la tragédie politique - Goering et ses rapines, - jusqu'au sordide crime crapuleux provincial - l'affaire Canson (où en est-on d'ailleurs ?) - mais dans l'ébullition constante de la cervelle de Froissart que Venise et l'amour agitent autant que certaines substances illicites. Il est retors et cultivé, secret, à double, triple fond, il ne peut s'empêcher de coder et de décoder, s'interroger sur l'étrange coïncidence qui veut qu'Andy Warhol et Antoine Watteau aient les mêmes initiales, avec ce W qui est le symbole affecté dans les services d'espionnage à ceux chargés d'entrer  « au coeur du dispositif adverse ».

Il observe : « Cette petite planète, par plaques, a son intérêt », une planète où, lui dit Geena, tout est à vendre, surtout la peinture. C'est dans le droit-fil de la pensée situationniste, celle de Guy Debord notamment, qu'il dénonce la société du spectacle et son emprise délirante sur le marché de l'art :  « La Suisse ne sait plus jusqu'où numéroter les comptes, les télex crépitent, les fax écrivent la nuit, les ventes se succèdent en rafales, banquise en expansion, repérage, estimations, intoxications, raids, poker de volumes et d'époques. Le Japon immémorial et électronique se prosterne devant le sensuel Monet dans sa barque ? Money ! »

Les tableaux sont passés des musées de jadis au secret des coffres-forts ? Parce qu'ils sont radioactifs. « Ils émettent de l'argent à chaque instant. Toujours plus. Ils dorment mais ils travaillent, à la limite ils ne bougent même plus de l'endroit où leur vente a lieu, ils n'en ont pas le temps puisqu'ils sont rachetés dans les jours ou les mois qui suivent. L'argent se met à tourner autour des iris immobiles, le soleil de la monnaie se déplace par rapport aux tournesols fixes. » En face de ce vertige monétaire et spéculatif, en divers sens de ce terme, l'artiste, « le critère absolu ». Sollers fait défiler une longue galerie de ses favoris, peintres ou écrivains. Artaud et Van Gogh, deux martyrs (rappelant opportunément qu'entre 1940 et 1944 on laissa mourir de faim quarante mille internés dans les hôpitaux psychiatriques en France, « extermination douce ») ; Watteau jamais reconnu à sa mesure, petit maître, mais grand petit maître, « chroniqueur de son temps, lui le romancier intégral », et Warhol, le parfait gentleman, portraituré en Watteau ; Courbet et son Origine du monde mystérieuse, « un des plus grands pornos de tous les temps », Mozart dont le crâne retrouvé, identifié, exposé, scannerisé, devient hors de prix...

Proust, que Sollers imagine en une page très drôle, vivant de nos jours à New-York (« On l'aurait vu au Pierre, il aurait été l'ami de Truman Capote et d'Andy Warhol, au lieu de traîner derrière lui Montesquiou et Jacques-Emile Blanche. Il serait devenu un redoutable connaisseur de Wall Street »). Et surtout Stendhal dont Sollers cite longuement les Privilèges, ce « brevet » intime que Stendhal se faisait accorder par Dieu pour diverses circonstances de l'existence, soulignant bien ce que Watteau et Stendhal ont de « très personnels », « de toujours ». Et Monet peignant frénétiquement dix toiles à la fois lors de son séjour à Venise et Titien dont Sollers visite au Palais ducal la grande rétrospective de l'été dernier.

C'est donc un roman très français où l'on parle beaucoup, où l'on dialogue ou monologue éperdument, dans la tradition de Diderot, dont Sollers pourrait assez bien être le lointain petit-fils naturel et spirituel. Il en a la vivacité, la curiosité encyclopédique et joyeuse et, même s'il lui arrive de critiquer sévèrement notre époque -  comment y couper, du reste ? - et de constater sobrement que « tout peut être écrit, mais il n'y a plus personne pour le lire », il en a l'appétit vital, le refus du complot morbide qui veut que l'écriture soit l'ennemie de la vie. « Le roman est un passage entre la vie et la vie, une passerelle tendue d'un moment à un autre, d'un lieu de moment à un autre lieu de moment (...). Chaque minute, chaque mètre carré ou cube, gagné comme liberté de temps et d'espace, constitue, pour tout individu, la seule vraie guerre révolutionnaire. Dites-nous cette guerre, et cela suffit. » Vaste et belle perspective...

 

 

Michel Braudeau

Le Monde du 1er février 1991

 

 

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