Vous venez de revoir, à la télévision, le célèbre film de
Forman, Amadeus, et vous êtes à
nouveau sous le choc de la mort dramatique du génial compositeur. A-t-il été
assassiné? Ce n'est pas exclu, l'affaire reste très obscure. Mais ce n'est pas
un seul film qui peut suffire à cerner le mystère de Mozart. Il en faudrait
vingt, trente, cinquante, et c'est pourquoi sa Correspondance complète est indispensable. Gloire, donc, aux
Editions Flammarion de l'avoir rééditée en un seul volume (au lieu des sept
précédents). Comme vous entrez dans la crise, il vous faut du sûr, du solide.
Inutile de vous disperser; le vrai roman passionnant est là.
C'est un
monument extraordinaire de 1900 pages, qui permet de corriger les clichés et
les idées reçues, notamment romantiques. Le père de Mozart, d'abord, Leopold. Quel type fabuleux, quelle activité inlassable
comme imprésario de son fils prodige ! Ce Wolfgang est un trésor envoyé par
Dieu, et on tremble pour sa santé à travers les voyages. A 9 ans, à La Haye, «
il est dans un état si misérable qu'il n'a plus que la peau sur les os». A
Munich, « il n'a pu mettre un pied par terre ni remuer le moindre orteil ni les
genoux, personne ne pouvait le toucher et il a passé quatre nuits sans dormir
». Va-t-il pouvoir jouer au clavier et attirer la curiosité et l'admiration
unanimes ? On meurt beaucoup, en ce temps-là, la variole décime les enfants.
Mais Leopold veille, s'occupe de tout, accumule des
notes d'une précision étonnante. C'est un musicien, un violoniste expérimenté,
et surtout un organisateur de premier ordre. Le divin « Wofgangerl » stupéfie l'Europe, il joue sans arrêt et n'en finit pas de composer. À 12
ans, il a déjà un catalogue de plusieurs pages, sonates, symphonies, trios,
messes, petit opéra. Bien entendu, cette irruption d'enfance inspirée déclenche
des jalousies et des cabales multiples. On accuse le père de prostituer son
fils. Toute la vie de Mozart sera une guerre incessante.
Le voici en
Italie, il a 14 ans, et c'est l'éblouissement. Il écrit beaucoup à Nannerl, sa sœur aînée, sa «petite sœur chérie».
Décidément, ce garçon est étrange. Voyez cette lettre de Vérone, en 1770 : «
Quand on parle du diable, on en voit la queue. Je vais bien, Dieu merci, et
brûle d'impatience de recevoir une réponse. Je baise la main de maman, envoie à
ma sœur un baiser grassouillet, et demeure le même... mais qui ? Le même
guignol, Wolfgang en Allemagne, Amadeo De Mozartini en Italie. » Ou de Rome : «Je suis en bonne santé, Dieu soit loué, et baise la
main de maman comme le visage de ma sœur, le nez, la bouche, le cou, ma
mauvaise plume, et le cul s'il est propre. »
On a beaucoup glosé sur les fantaisies scatologiques de
Mozart avec sa «petite cousine », sa « très chère petite cousine lapine »,
qu'il appelle, d'une façon clairement incestueuse (elle a le même prénom,
Maria-Anna, que sa mère et sa sœur), « ma très chère nièce, cousine, fille,
mère, sœur, épouse ». Il faut croire que les corps de cette époque, très
peu XIXe siècle, étaient moins embarrassés par la crudité organique: «Je te chie sur le nez, et ça te coule jusqu'au menton.» Mozart est fou,
il écrit n'importe quoi, il s'en fout, il invente l'écriture automatique. C'est
un surréaliste débridé, dont on peut augurer qu'il ne respectera rien ni
personne. Musique ! Musique ! La communication suivra !
Le petit Mozart,
à 6 ans, avait épaté Versailles. Le revoici à Paris, à 22 ans, mais il trouve
les Français très changés, devenus grossiers, et incapables de sentir la
musique. « Je suis entouré de bêtes et d'animaux. » « Donnez-moi le meilleur
piano d'Europe, mais comme public un auditoire de gens ne comprenant rien,
ne voulant rien comprendre, ou qui ne ressentent
pas avec moi ce que je joue, et je perds toute joie. »
À partir de 1780, le grand Mozart commence. Voici ce qu'il
dit de son opéra « Idoménée » : «J'ai la tête et les mains si pleines du
troisième acte qu'il ne serait pas impossible que je me transforme moi-même en
troisième acte. » Sa vie est un opéra fabuleux. Il se libère de Salzbourg
et de Leopold, devient le premier musicien libre,
établi à son compte. Il se marie avec Constanze Weber, «deux petits yeux noirs et une belle taille ». Contrairement à la
légende romantique, il est très heureux avec sa femme qu'il appelle « Stanzi Marini ». Et c'est le succès des Noces de Figaro, surtout à Prague : «
On ne parle que de "Figaro", on ne joue, ne sonne, ne chante, ne
siffle que "Figaro". » Même succès, dans la même ville avec « Don
Giovanni », en 1787, l'année de la mort de Leopold (sa mère, elle, est morte à Paris, en 1778, et ses restes doivent se trouver
quelque part du côté de l'église Saint-Eustache). Autre film à faire : la
rencontre, à Prague, pour la première représentation de « Don Giovanni »,
de Da Ponte (le librettiste), Mozart et Casanova, venu en voisin de son petit
château d'exil en Bohême. Ce trio d'enfer fait rêver, d'autant plus que
Casanova a mis la main au fameux « Air du catalogue ». Aucun doute, la
révolution est là.
Les Viennois ne
sont pas d'accord, la bonne société le boude. Plus Mozart travaille, moins il
gagne d'argent. Ici apparaît un personnage étonnant, Puchberg,
frère de loge du franc-maçon Mozart. Il a de l'argent, lui, il fait commerce de
soieries, rubans, mouchoirs, gants. Mozart n'arrête pas de lui demander des
prêts de façon urgente. Pourquoi à ce point? Pour
régler des dettes de jeu? C'est probable. Ces lettres sont des appels au
secours. Mozart est malade, sa femme est malade, il se dit « écrasé de
tourmente et de soucis ». «Je n'ai pu, de douleur, fermer l'œil de la nuit. » Le
brave Puchberg envoie de l'argent, la somme empruntée
par Mozart en quatre ans est astronomique. On se demande, dans ces conditions,
comment il a pu composer ce chef-d'œuvre de lumière qu'est Cosi fan tutte. « Venez à 10 heures demain chez moi pour la
répétition », écrit Mozart à Puchberg, il n'y
aura que Haydn et vous. Autre film à faire : l'admiration réciproque et
l'amitié entre Joseph Haydn et Mozart.
L'histoire du Requiem, bien sûr, dont il ne parle
jamais, mais surtout La Flûte enchantée,
un grand succès populaire, le 30 septembre 1791 (simultanément La
Clémence de Titustriomphe à
Prague). Deux mois avant sa mort, Mozart va très bien, et il est impossible de
ne pas être ému en le voyant manger de si bon appétit, boire un café « enfumant
une merveilleuse pipe de tabac ». Il aime plus que jamais sa « trésorette », à qui il écrit : « Très chère petite
femme de mon cœur! » Tout indique qu'elle aime et comprend sa musique. Il
lui écrit encore : « Dieu te bénisse, Stanzerl,
coquine, petit pétard, nez pointu, charmante petite bagatelle.» Et aussi: «Je
me réjouis comme un enfant de te retrouver, si les gens pouvaient voir dans mon
cœur, je devrais presque avoir honte. »
« Je peux faire un opéra par an », écrivait Mozart à
son père. Et ceci à propos des «cabales» : « Ma maxime est que ce qui ne
m'atteint pas ne vaut pas la peine que j'en parle. Je n'y peux rien, je suis
ainsi. J'ai honte au plus haut point de me défendre lorsque je suis accusé à
tort, je pense toujours que la vérité finira par éclater au grand jour. »
Mozart est ce grand jour.
PHILIPPE SOLLERS
Le Nouvel
Observateur du19 janvier 2012 - n° 2463
WOLFGANG AMADEUS MOZART est né à Salzbourg le 27 janvier 1756. Dès 3 ans, ilrévèle des dons exceptionnels pour la musique. À 6 ans, l'enfantprodigeentame avec son pèreunetournée des capitaleseuropéennes et compose ses premières œuvres: il y en aura 626 (catalogue Köchel). Il meurt le 5 décembre 1791.