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Poker Entretiens avec la revue Ligne de risque
Nos entretiens avec Sollers, depuis huit ans, portent sur ce qu'il appelle l'«ouverture de l'existence poétique ». Cette dimension s'éprouve dans la solitude par une écoute intense. Hors des coordonnées de la reconnaissance, hors de toute comptabilité, elle se déploie en tramant les expériences du passé et, en même temps, indique des libertés futures.
Yannick Haenel
François Meyronnis
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Nous entrons dans
l’ère planétaire du nihilisme, qui se caractérise par l’évaluation
systématique, par le règne meurtrier sans appel de la valeur. Avec sa
formulation de «transvaluation des valeurs» au profit de la «volonté de
puissance», Nietzsche demeure dans la métaphysique. Il est même le dernier
grand métaphysicien, celui qui, avec Hegel, achève la métaphysique occidentale.
Un discours qui se présenterait naïvement comme antimétaphysique et qui
demeurerait insuffisant vis-à-vis de l’histoire de la métaphysique resterait
nul et non avenu. Ce serait l’une des ruses les plus grossières du nihilisme
contemporain, à laquelle se laisse prendre un certain nietzschéisme. À cet
égard, permettez-moi de remarquer que l’étoile des philosophes pâlit. En
effet, la chose n’a plus besoin d’eux. On les reverse donc, avec
d’autres, au salariat de la bien-pensance. Admirez, dans ce secteur, le
mouvement pavlovien à l’endroit de Heidegger. Lisez en diagonale la presse à
prétention intellectuelle et vous verrez, vring ! vring !, l’agression permanente
contre celui qui dénoue le nœud du nihilisme. Qu’il soit l’objet d’une
exclusion aussi obsessionnelle montre que l’enjeu est brûlant. Les gens
qui font semblant de vous comprendre sont parfois moins avertis que ceux qui
vous agressent : il est légitime d’attendre de ses ennemis une compréhension
qu’il est rare de trouver parmi ses alliés. Un ostracisme violent est toujours très bon signe. Vous commencez à peine à en faire l’expérience.
Ce que je fais comme
écrivain a un rapport avec la répétition. Mais la répétition ne signifie pas
réitération uniforme du toujours identique. Au contraire, elle ramène «ce qui
en retrait s’abrite dans l’ancien». Il y aurait une scène à faire en montrant
Sartre recevant avec stupeur cette lettre de 1945 où Heidegger évoque comment
«la richesse insondable de l’être s’abrite dans le néant essentiel». Qu’est-ce
que c’est que ça ? Eh oui ! Le néant essentiel, à condition d’en faire
l’épreuve, nous introduit, et lui seul, «dans la richesse insondable de l’être».
Et vous savez ce qui se passe? Je crois que c’est assez bien montré dans Paradis. C’est l’effroi ! Voilà la réaction la plus courante devant ce bizarre
cadeau offert par le néant essentiel. Le sujet recule avec horreur. «Oh non !
dit-il. Je n’en suis pas digne... C’est trop pour moi ! je ne m’aime pas à ce point ! je ne
le mérite pas!» Pauvre sujet ! Comme s’il était question ici d’évaluer ce que
vaut tel ou tel ! Enfin quoi ! Lorsqu’on vous propose la richesse insondable de
l’être, raisonner encore en termes de valeurs me semble à la fois mesquin et
grotesque. Le sujet a déjà du mal à s’imaginer qu’il jouit; quant à étendre
cette jouissance à l’être même et à son insondabilité il en éprouve un violent vertige. C’est vraiment trop pour lui ! Sa
représentation le lui interdit, et il y tient, à sa représentation:
d’ailleurs il ne fait aucune différence entre elle et ce qu’il est. Sans elle,
il deviendrait fou. Il y en a à qui cela arrive: on aurait tort de le mettre
en doute. Alors, hein, cette histoire du néant, permettez qu’il s’en garde, le
sujet, comme de la peste. On lui propose, en somme, une jouissance à laquelle
il pense ne pas avoir le droit. La richesse insondable de l’être, Messieurs, ne
fait pas partie des droits de l’Homme. C’est ainsi que le sujet humain va
rester tristement «un canard aux lèvres de vermouth», préférant de
beaucoup l’estime que lui donne son empêchement à la perte des repères
subjectifs que lui procurerait sa jouissance. Admettons pour rire qu’il ait lu
Hegel, Nietzsche et même, allez, Heidegger, il préférera quand même son
esclavage. Il y tient, oh oui, et cela non tant en vertu d’un défaut de nature
que pour cette simple raison: la représentation qui le définit ne peut pas supporter
cette jouissance incalculable. Autrement dit, si on pouvait réembrayer sur la fin du XIXe siècle, cela l’arrangerait. Il y a le «
naturalisme », bien sûr, increvable et toujours réacclimaté par la marchandise. Mais il n’y a pas que cela. On peut raffiner. Remettre en
circuit, par exemple, l’idéologie du père de Lautréamont (contre le fils, bien
sûr), ce positivisme tant décrié mais au fond si utile. Ah, Auguste Comte !
L’époque est mûre pour ce retour des vieux décors. Elle ne demande qu’à le
plébisciter.
Pas question, donc, de se
débarrasser du cadavre du roman familial : vous n’êtes pas sans savoir que les
esclaves tiennent à leurs photographies. Pas moyen de quitter le terrain
vermineux du réalisme naturaliste, pas moyen non plus d'aller plus loin qu’une
rumination historiciste stérile. Pourtant vous avez, au XXe siècle, beaucoup de cartes qui vous
permettraient de reposer à neuf les questions de la métaphysique. La carte
Picasso... la carte Joyce... Il y a en d’autres... Malgré ces atouts, on
constate chez les contemporains une surdité militante à l’endroit de la grande
poésie. De ce point de vue, la peinture est poésie, n’est même que poésie.
Sans Eschyle, pas de Bacon. Sans Baudelaire ou Rimbaud, pas de Cézanne. Sans Góngora et sans
Apollinaire, pas de Picasso. J’ai beau rapprocher ces noms, je rencontre peu
d’effets : on ne veut pas voir, on ne veut pas comprendre. Lire Finnegans Wake, regarder Picasso, écouter
Stravinsky, cela revient toujours à faire une expérience poétique. Il faut donc
que la propagande ne cesse de prétendre que l’art du XXe siècle
n’a pas eu lieu. La propagande ne nous recommande qu’une chose : accepter notre
disparition et même la hâter par un suicide biotechnique. J’observe avec
curiosité ceux qui refusent obstinément d’appliquer la phrase de Lautréamont
selon laquelle «l’homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres».
Personnellement, je trouve cette formule très raisonnable et je m’efforce de la
suivre. Ce qui me vaut d’ailleurs l’exécrable réputation que vous savez.
Différents états permettent de faire l’expérience du néant. On a
beaucoup mis en valeur — c’est le cas de le dire — l’ennui,
l’angoisse. On a peu insisté sur la joie. Mais quant à l’effet sur la
perception des étants, cela revient à peu près au
même: il y a des questions de tempérament qui viennent de l’animal humain mais,
entre nous, cela n’a pas beaucoup d’intérêt. L’art sort les hommes de leur
corps, en les arrachant à la représentation qu’ils s’en font ; il l’a toujours
fait et continue de le faire en ne cessant pas d’être. Que par hypothèse il n’y
ait personne pour voir un Picasso n’a aucune importance. Le tableau est
là, et il opère. En un sens il n’y a plus besoin de peintres, ni même
d’écrivains. En revanche, pour qu’il y ait de la musique, il faut encore des musiciens
: personne ne peut faire semblant de jouer d’un instrument, alors que l’on peut
— du moins, en apparence — simuler un goût pour la littérature ou
pour l’art. Combien de prétendus écrivains n’ont pas la plus minime idée de ce
qu’est la littérature ? En fait, presque tous... Je serais tenté par un éloge
dithyrambique de LA pianiste : sans elle, le concert n’a pas lieu. Au fond, la
musique fait entendre ce qu’il en est du négatif placé où il doit l’être ; la
littérature aussi, lorsqu’elle atteint ce que vous appelez la zone du
risque. C’est rare, et de plus en plus.
L’être personnel, dans sa
liberté, exprime ce qu’il veut : l’angoisse, l’ennui, la répulsion, la joie la
plus extrême, peu importe ; ce qui compte, c’est le négatif en lui-même et non
pas l’évaluation rabaissante qu’en fait le clergé
nihiliste. Celui-ci se renouvelle mais il conserve sa note de fond rédemptionniste : il accorde une valeur à la
souffrance, c’est comme ça. Il ne peut s’empêcher de comptabiliser le manque.
Chaque sujet est par lui évalué en fonction d’un au-delà, qui n’est pas
nécessairement chrétien, qui l’est même rarement de nos jours. Le clergé a un
problème avec l’être personnel en liberté : sa présence implique, Messieurs
c’est très grave, qu’une personne n’en vaut pas une autre, à moins de n’être
plus ni libre ni personnelle. On retrouve ici la célèbre phrase qui achève Les
mots de Sartre : «tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous
et que vaut n’importe qui». Remarquez comment Sartre insiste sur la valeur et comment il la résorbe dans le n’importe qui. Or personne n’est n’importe
qui. Et sûrement pas l’être personnel. Combien peu nombreux sont ceux qui
misent sur la souveraine légèreté du néant ! Combien rares ceux qui restent
capables de faire ce pari. En général, cela finit par une crise
d’identité. D’où un notable vieillissement. Restez donc jeunes : pensez le né".
«Oh que le néant est beaucoup!» s’est écrié un jour l’incroyable Baltasar Gracián.
Il savait ce qu’il voulait dire.
Philippe Sollers, Poker,
Gallimard, 2005, coll. L’Infini, p. 81-86
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Picasso, L'homme à l'épée, 1972 |
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