POLITIQUE DE L’EUROPE
Philippe
SOLLERS
Revue
Politique et Parlementaire - Pour vous est-il encore possible de sauver l'Europe ?
Philippe
Sollers - C'est comme si vous me demandiez si on pouvait sauver l'esprit.
Qu'entendez-vous par Europe ? Fallait-il commencer par les questions
économiques, qui ont tout envahi et qui obstruent toutes réflexions, ou par la
culture c'est-à-dire en ce qui concerne l'Europe voir un peu où cela a été
pensé… À mon avis c'est en France et nulle part ailleurs. Mais qui ? Mais quoi? Mais où ? Mais quand ? Qui lit encore ? Et quoi ? Et comment ? Et qui sait
encore lire ? Si vous ne savez plus lire et
que vous passez au numérique avec perte de mémorisation intense, digitalisme incessant, smartphones, textos, etc. vous êtes dans quelque chose qui n'a
plus aucune chair. Qu'est-ce que la chair de l'Europe ? L'Europe a été « désastrée » au XXe siècle. C'était, aussi, une idée chère à
l'hitlérisme, on l'oublie trop souvent.
RPP - Il y avait une Europe
nazie…
Philippe
Sollers - Oui c'était le grand projet. Et puis des personnes spéculent sur
l'affaiblissement de l'Europe. Vous l'entendez en permanence dans les journaux
télévisés. C'est Trump, d'un côté, c'est Poutine de
l'autre, et aussi les Chinois (quoique je doute que ce soit leur position
principale car ils sont plutôt multilatéralistes).
Il est très intéressant de savoir avec qui l'Europe peut négocier son esprit.
Il y a quelques années, Le Monde a
publié en une l'un de mes articles qui a fait grand bruit car il avait pour
titre « La France moisie ». Je pourrais le reprendre et je vous expliquerais,
en l'écrivant dans un certain style ironique, quelque chose qui serait
inaudible, car tout le monde a des opinions, des idées, tout cela marche très
vite. Entre le Cohn-Bendit qui posait en 1968 devant un CRS et le Cohn-Bendit
qui a fait campagne pour Emmanuel Macron, il y a
comme un abîme. Certes c'est un Européen et pas n'importe lequel, venu
d'Allemagne encore que nous sommes tous des juifs allemands, j'ai chanté cela à
l'époque.
RPP - Mais… Quel est votre «
mais » ?
Philippe
Sollers - Le problème est plus intéressant si on se place du point de vue de la culture.
Y a-t-il une culture européenne ? Évidemment, elle nous saute aux yeux. Je
n'aurais pas eu l'idée de soutenir M. François-Xavier Bellamy qui nous parlait
des racines chrétiennes de l'Europe. Il paraît que cela n'a jamais existé, mais
j'en doute car je me suis beaucoup promené en Europe. Dans mon article « La
France moisie », j'ai indiqué que j'étais un écrivain européen d'origine
française – et je le maintiens. Et me voilà traduit en chinois. Pour un
peu, en 2050, j'aurai le droit d'être mentionné en petits caractères dans un
dictionnaire chinois « Philippe Sollers : écrivain européen d'origine française
qui très tôt et presque seul s'est intéressé à la Chine ». Là nous sommes au coeur même de l'Europe, c'est-à-dire à Paris dans un bureau
où les références chinoises vous sautent aux yeux, avec cette calligraphie en
rouleau. Voilà à mon avis ce que peut jouer et parier l'Europe.
RPP - Mais encore ?
Philippe
Sollers - Des objections s'élèvent de toutes parts. « Et que faites vous des États-Unis,
que faites-vous de la Russie, que faites-vous de l'Inde, ce merveilleux pays
démocratique alors que la Chine est un régime totalitaire épouvantable ! ».
Faisons un peu de géopolitique puisque nous sommes à l'ère planétaire : pour
sauver l'Europe il faut s'appuyer sur la Chine. Tout le reste c'est du blabla.
RPP - Oui. Pour vous, par
rapport à d'autres aires de civilisation, ce qui caractérise l'Europe c'est
l'ouverture ?
Philippe
Sollers - Bien sûr ! Une ouverture maximale. Si je vous montre ce tableau, vous avez
l'impression que c'est un Chinois qui l'a réalisé car c'est quelque chose de
très chinois. Et puis, vous vous rendez compte que c'est Giuseppe Castiglione,
un jésuite. Qui y a-t-il de plus européen que le baroque jésuite ? Si vous
voulez, on va se promener et je vous montre l'Europe jésuite. Expulser les
jésuites, les calomnier comme s'ils n'avaient jamais existé alors qu'ils ont
représenté l'ouverture maximale, c'est vraiment faire un immense contre-sens.
Le Saint-Siège a toujours visé la Chine, encore aujourd'hui.
RPP - C'est-à-dire ?
Philippe
Sollers - Les rendez-vous ont été ratés, ce fut un malentendu gigantesque. Il y avait une
rencontre. La rencontre avec l'Asiatique pour reprendre le projet d'Heidegger
qui, pour sa part, voyait le Japon ; il était sous l'emprise de l'endroit où il
se trouvait c'est-à-dire en Allemagne. Si vous voulez reprendre l'Europe, il
faut voir la culture européenne dans toutes ses dimensions. Je crois être l'un
des rares écrivains français, vous pouvez dire intellectuels si vous voulez, à
connaître l'Europe. Les intellectuels ne la connaissent pas, ils n'ont rien
fait pour elle, sauf récemment notre ami Bernard-Henri Lévy qui s'est jeté dans
une baignoire à Prague ou à Lisbonne en clamant qu'il fallait sauver la «
princesse Europe».
RPP - Dans les années 80,
certains intellectuels comme Derrida ou Finkielkraut sont allés voir les
dissidents d'Europe centrale, ils ont rapporté leurs témoignages à l'Ouest.
Finkielkraut a même fondé sa revue, Le
Messager européen…
Philippe
Sollers - L'Europe centrale a attiré toute l'attention pour des raisons que je pourrais
vous détailler. Je connais un peu les intellectuels, je n'ai jamais pu en
trouver un avec qui je pouvais parler librement de ce que je connais par coeur : l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne, les Pays-Bas ou
l'Angleterre. Trop loin d'eux, tout cela… (rires).
Dieu est italien. Il est très doué en peinture, en sculpture, en architecture.
Vous pouvez lire mon Dictionnaire
amoureux de Venise. Je n'ai jamais vu les intellectuels s'intéresser à la
culture européenne.
RPP - Vous exagérez !
Philippe
Sollers - Mais non ! Pas du tout. Ils se sont toujours occupés des États- Unis et du
Proche-Orient. C'est tout. Ils ne voient rien d'autre. C'est un héritage de la
guerre froide, mais notre monde n'a plus rien à voir avec ce qu'ils ont connu.
Tout a volé en éclats.
RPP - Selon vous, même
Raymond Aron n'avait pas de dimension véritablement européenne ?
Philippe
Sollers - Raymond Aron avait une dimension européenne, car, au moment où il oeuvrait, pour sauver l'Europe, il fallait s'appuyer sur
les États-Unis d'Amérique. Je respecte profondément Aron surtout pour l'un de
ses livres, peu connu, Penser la guerre,
un ouvrage magnifique dans lequel il parle de ce qu'il connaît de façon très
percutante, c'est-à-dire des grandes nouveautés qui se sont produites dans le
cours de la guerre. Il en profite d'ailleurs pour faire l'apologie de Mao
Tsé-toung. C'était évident que l'«Opium des intellectuels», pour reprendre
le titre de son bestseller de 1955, visait d'une façon considérable le bloc
soviétique. Lorsque vous lisez Situations
V, vous êtes saisi par la fulgurance du style de Sartre. C'est beaucoup
plus important que toutes ses opinions. Vous avez « les communistes et la paix
» qui prennent la moitié du livre, il perd un temps fou avec cette affaire.
Comment vouliez-vous convaincre les communistes français qui ont eu un pouvoir
considérable dans l'après-guerre ? La France c'est très simple c'est l'Action
française, Vichy et le Parti communiste. Une fois que vous avez cela à
surmonter, bonne chance, il faut mieux être à Washington ! (rires).
RPP - Et dans ce paysage où
situez-vous les gaullistes ?
Philippe
Sollers - Je les situe au XIIIe siècle. De Gaulle est un homme du XIIIe siècle. Qui est
très bien à sa place exacte, non pas à Colombey, mais
à Notre Dame de Paris qui hélas vient de brûler. Vous
mettez De Gaulle là, ça marche. En tant qu'Occidental, c'est lui qui a reconnu
pour la première fois la Chine. Lorsque vous avez quelqu'un comme André
Malraux, ministre de De Gaulle, vous mesurez l'abime
dans lequel vous êtes. Et il n'y avait pas besoin de dire « l'Europe, l'Europe,
l'Europe » en s'agitant comme des cabris. Lorsque Malraux est allé voir Mao
Tsé-toung, celui-ci lui a demandé tout de suite de lui parler de Napoléon.
L'Europe, c'est celle-là et elle est française qu'on le veuille ou non. Ou
alors vous êtes tranquillement avec Hitler et vous conduisez votre peuple au
massacre après en avoir perpétué un abominable…
RPP - Il y a eu une Europe
allemande qui n'était pas nazie, quand même : celle des intellectuels
weimariens, des artistes viennois... L'histoire de l'Allemagne n'est pas
fléchée vers le nazisme…
Philippe
Sollers - Les Allemands, contrairement aux Français, ont su penser le plus grand
événement depuis le christianisme qui n'est autre que la Révolution française.
Une fois que vous avez ces deux pistes de réflexion, de critique et
d'autocritique vous avez voix au chapitre. Il y a eu un Allemand pour s'en
aviser, c'est Hegel. Pourquoi trouvez-vous une citation de Hegel en exergue
dans Madame Edwarda de Georges Bataille? On a fait rarement plus admirablement pornographique. Vous
imaginez Hegel ouvrir Madame Edwarda et voir qu'il
est cité dans ce livre. Sur quoi ? Sur la mort. Il faudrait peut-être se rendre
compte que la mort est pensable plutôt en français. Aujourd'hui, vous êtes dans
des bavardages de morbidité à n'en plus finir. Ce n'est pas moi qui invente une
dépression aussi grave. Vous avez fait vos directives pour votre fin de vie ?
Vous suivez l'affaire Vincent Lambert ? Vous voyez ce qui peut se passer entre
une épouse et une mère intégriste catholique ? Toutes les institutions sont
ruinées. L'église catholique, n'en parlons pas ! Ce
brave pape jésuite, il fallait l'appeler pour traiter la pédophilie par
exemple. Actuellement, d'ailleurs, le livre qui se vend à l'international,
c'est Sodoma de Frédéric Martel. Les
institutions sont ruinées, il n'y a rien à attendre de ce côté là. En revanche
il y a tout à attendre de caractères très singuliers et que personne
n'attendait. Vous pensez que Montaigne, La Boétie et Voltaire étaient attendus
? Lorsqu'il y a eu les attentats, les ventes du Traité sur la Tolérance ont
explosé. Comment, l'islam tue en plein Paris ! Vous croyez que les gens savent
de quoi il s'agit ? Non ! C'est tragique. Et par conséquent l'Europe et la
France sont une tragédie. Qu'est ce que vous faites avec tout ce qui a été
produit ? Quelqu'un m'a adressé pour le publier dans la revue que je dirige un
texte sur Bernard de Clairvaux. Saint Bernard apparaît dans La Divine comédie de Dante. Dante,
Shakespeare : tout ce qui est nouveau est ressuscité du passé.
RPP - Walter Benjamin disait
: « Le passé a barre sur nous ; nul ne peut échapper à sa sommation »…
Philippe
Sollers - L'avenir c'est le passé dans sa singularité inouïe. C'est ça l'Europe ! Si vous
voulez qu'elle vive, si vous voulez la sauver, eh bien au travail ! Et vous
verrez que c'est un programme qui ne recevra aucune approbation. Sauf peut-être
grâce à l'Assemblée nationale française, mais j'en doute beaucoup. Il faut
travailler à ça. Dante, Saint Bernard, Chant 33 du Paradis « vierge mère, fille
de ton fils… ». Comment une mère peut-elle devenir la fille de son fils ? Mon
dieu il y a de quoi beaucoup penser. Essayez de penser que vous devenez le père
de votre mère. Ce n'est pas évident. Personne n'a réfléchi à cela. Benoît XVI commençait
toujours ses homélies en parlant de l'Europe. Il était très européen. C'est
quand même au Saint-Siège que l'Europe s'est faite. Je pensais que Benoît XVI
m'adressait des messages personnels comme pendant l'Occupation (rires). J'avais
cinq ou six et je vivais à Bordeaux. L'étage inférieur des maisons était occupé
par les Allemands et nous vivions dans les greniers. On écoutait Radio Londres
en cachette et j'entendais L'hirondelle ne fait pas le
printemps ou alors Les carottes sont cuites. Il fallait réussir à déchiffrer.
C'est en écoutant Radio Londres que j'ai fait mon éducation littéraire. Ces
voix venaient d'ailleurs. C'était prodigieux comme atmosphère. En bas, ça
vociférait allemand, en haut on écoutait la radio, et il fallait en plus cacher
les aviateurs anglais qui avaient eu le malheur de se crasher et les évacuer
vers l'Espagne. Il y avait cela et tout le reste c'est du bavardage.
RPP - Mais c'était le symbole
de l'Europe déchirée. Les Allemands en bas, vous au grenier en train d'écouter Radio Londres, les parachutistes anglais
qu'il fallait préserver et transporter en Espagne. Vous avez dit « l'Europe
c'est la France ». Mais si on se fait l'avocat du diable, la faiblesse de
l'Europe aujourd'hui ne vient-elle pas justement du fait d'être exclusivement
portée par une vision française et cela n'explique t-il pas aussi les
résistances que rencontre Emmanuel Macron ?
Philippe
Sollers - L'Europe est française à côté de la plaque de la France. Vous avez une finale
qui reproduit l'élection présidentielle qui explique tout.
RPP - Pensez-vous que Macron a commis une erreur en surjouant cette opposition entre progressistes européens et nationalistes ?
Philippe Sollers - Il a renforcé le
Rassemblement national. Le Front national est issu de ce que la France a de
plus nauséabond. Comment le FN est-il passé d'un score de 2 % à 24 %
aujourd'hui ? C'est quand même cela qu'il faut comprendre. La faiblesse c'est
d'avoir laissé faire ça. Le président Mitterrand est pleinement responsable de
cette situation. Je ne suis pas de ceux qui ont crié « on a gagné » le soir de
son élection en 1981 car j'ai immédiatement imaginé la suite. Par ailleurs,
pourquoi avoir laissé un tel pouvoir aux socialistes, présidence de la
République, majorité à l'Assemblée nationale et au Sénat. Pourquoi ensuite
cette liquéfaction ? À quoi est-elle due ? Que met-elle en jeu ? Karl Marx vous
dit qu'il y a trois piliers pour fonder son église, et dieu sait qu'elle a
fonctionné : l'économie politique anglaise, c'est-à-dire la banque, la philosophie
allemande et puis le socialisme français. Mais où est-il ? Vous le cherchez à
la bougie, il est partout et nulle part. La gauche, la droite c'est fini, mais
on est en plein rêve. Je dis que l'Europe, c'est la France, si la France est
pensée. Mais elle ne l'est pas, elle est bradée, elle est abandonnée. Il faut
dire : « Ici Londres ! ».
RPP - Pourquoi n'avez-vous
jamais cru que la référence de certains à la République, au républicanisme
puisse constituer une voie de reconstruction politique ?
Philippe
Sollers - C'est foutu, c'est un vide !
RPP - Vraiment ?
Philippe
Sollers - Tant que l'on ne pense pas, on répète des mots-clés, des slogans.
RPP - Est-ce la faute de la
prévalence de l'ingénierie dans la politique ? Philippe Sollers - Ce
n'est plus de la pensée. La pensée n'a plus de raison d'être car on a pas le temps et cela demande un système nerveux
extrêmement résistant. On est surmené, digitalisé, on ne se donne plus le temps
de rien… Je n'ai pas d'ordinateur, ce sont mes amis qui s'occupent de mes
réseaux sociaux. C'est une question de résistance. Il faut se donner les moyens
de penser. Les livres nous y aident. En 1919, Proust reçoit le prix Goncourt
pour À l'ombre des jeunes filles en fleur, et c'est un scandale car il n'a pas
connu les tranchées. Qu'est-ce que vient faire ce mondain, juif et homosexuel
qui, d'ailleurs, est le seul homme à penser la France dans toutes ses qualités
? Voilà ce que se demandent des millions de conformistes… Et pourtant, il faut
lire Proust, car Proust c'est l'Europe. Mais je ne résiste pas au plaisir de
vous citer Céline. Ses Cahiers de prison ont été écrits au crayon sur des carnets fournis par l'administration
pénitentiaire. Je vous rappelle qu'il était à Copenhague dans la section des
condamnés à mort. S'il était rentré en France, il aurait été exécuté
rapidement. En 1946 l'ambassadeur de France à Copenhague voulait le faire
extrader pour intelligence avec l'ennemi, aujourd'hui ce serait pour ses
pamphlets antisémites. Je vais vous dire pourquoi Céline est un très grand
écrivain. Il va entraîner Lucette à travers l'Europe à feu et à sang. Si vous
n'avez pas eu la patience de lire intégralement D'un château l'autre, Nord et Rigodon ce n'est pas la peine de
parler de l'Europe.
RPP - À ce point ?
Philippe Sollers
- Il faut lire Céline et ne pas se contenter de dire que c'est un monstre. Ses
livres sont prodigieux. Je n'accepte pas ce que la France fait à Céline. Je ne
résiste pas au plaisir de vous lire un extrait de ses Cahiers de prison écrits
en 1946 : « Je suis parvenu d'un jour au lendemain à une situation littéraire
de tout premier plan sans égal, je crois, dans la littérature française.
Situation qui demande aux académiciens de grand talent cinquante années
d'efforts acharnés, de compromis infâmes. Dès la parution de ce livre, Voyage
au bout de la nuit, je devins l'objet de toutes les amabilités de tous les
partis politiques en France qui m'offraient tout aussitôt une place éminente
dans leur rang. Le Parti communiste, en particulier, me voyait tout désigné
pour remplacer Henri Barbusse dont la santé déjà fléchissait à l'époque en
qualité d'écrivain officiel. Mon style, mon âpreté de polémiste me désignaient
tout évidemment à l'emploi qu'il me réservait. Et l'on sait que le Parti
communiste n'est pas tendre pour ceux qui ont refusé ses avances et moins
tendre encore pour les écrivains qui ont publiquement dénigré son système dans
mon livre Mea Culpa. Alors il est implacable et inlassable et ses vengeances
absolument féroces. Si on ajoute en plus que les communistes ont fait presque
tous les frais des représailles allemandes en France pendant l'occupation etc.
». Croyez-vous que tout cela ait été vraiment pensé si on veut parler de la
France, de l'Europe ou est ce que c'est soigneusement recouvert du tapis de
l'anesthésiste principal, le président actuel, qui a au moins cette qualité
fulgurante d'avoir su incarner ce que le Spectacle voulait comme président de
la République française. Il était absolument à l'endroit qu'il fallait.
RPP - La représentation du
pouvoir que le Spectacle voulait, c'était Jupiter ?
Philippe
Sollers - Oui. Parce qu'on le voit tout le temps.
RPP - Comment Macron a-t-il eu l'intelligence de savoir que c'était cela
que le Spectacle voulait ?
Philippe
Sollers - Parce qu'il est doué, très intelligent et qu'il est détesté par les gens qui ne
voient pas sa supériorité. C'est pareil pour Delon. On le déteste parce qu'il
est très beau et très intelligent. Vous êtes dans un pays qui retrouve ses plus
mauvais instincts dès qu'une tête dépasse. C'est incroyable. Refaire des
petites scènes où Louis XVI est décapité, quelle misère ! Et la misère est là,
elle n'est pas seulement économique, elle est aussi profondément
intellectuelle, spirituelle c'est-à-dire qu'est ce qu'on fait avec la métaphysique
? La métaphysique c'est très simple, c'est qu'est ce que vous pensez des
questions ultimes : la naissance, la mort, le temps, l'espace. Faites de la
métaphysique et vous comprendrez tout très facilement, y compris les rouages du
Spectacle !
RPP - Pour vous la crise de
l'Europe équivaut à la mort de la pensée ?
Philippe Sollers - C'est la crise de
l'identité fondamentale d'une culture singulière qui a dominé des siècles. Le
président chinois a déclaré « nous, Chinois, avons fait en quarante ans, ce que
vous avez fait en trois siècles ». C'est insolent, mais ce n'est pas si faux
que cela…
RPP - Pourquoi la voix (et la
voie) françaises en Europe sont-elles aujourd'hui si difficiles à faire
entendre ?
Philippe
Sollers - Il y a une falsification de la Révolution française, le plus grand événement de
tous les temps avec l'avènement du christianisme. Il faut lire l'excellent
livre de Marcel Gauchet Robespierre: L'homme qui nous
divise le plus. Ses analyses sont particulièrement subtiles, y compris
celle sur la vocation christique de Robespierre, prenant sur lui tous les excès
de la Terreur pour que le peuple n'en soit pas coupable. Mettez-vous dans
l'espace de la Convention. Il devait y avoir deux volumes des Orateurs de la
Révolution française : la Constituante et la Convention. La Constituante est
parue dans la Pléiade, mais le volume sur la Convention n'existe pas. Voilà des
personnes qui montaient en scène et qui pouvaient être arrêtées et perdre la
tête dans les minutes suivantes. Vous parlez à un girondin de Bordeaux. La
Révolution française a toujours été imitée et, à chaque fois, falsifiée. Vous
avez des gens qui croient que la Révolution d'Octobre en Russie a été la
continuation de la Révolution française suivie par la Révolution chinoise : ils
ne savent pas à quel point ils sont la dupe des simulacres…
RPP - Voulez-vous dire que la
France « moisie » d'aujourd'hui regarde en chien de faïence les Conventionnels
?
Philippe
Sollers - Allez donc passer votre vie à la Convention à l'époque, vous saurez si votre
système nerveux est résistant. Vergniaud était un orateur admirable, il était
inventif, il n'écrivait pas ses discours, il improvisait, il était très
supérieur, il a donc été éliminé.
RPP - Ce qui n'était pas le
cas de Robespierre qui n'était pas un bon orateur. Et que pensez-vous de Saint
Just ?
Philippe
Sollers - Le dernier discours de Robespierre est extraordinaire, Saint Just se tait, il
sait que c'est terminé. C'est un épisode magnifique.
RPP - Que pensez-vous de
cette phrase de Saint Just « Ce qui constitue une République c'est la
destruction totale de ce qui lui est opposé » ?
Philippe Sollers - Le bonheur
est une idée neuve en Europe, j'aimerais bien qu'on médite là-dessus. Ce
n'était pas du tout une idée neuve, mais elle demandait à être rafraîchie. Pas
d'abstraction. Vous êtes maintenant perdu dans des déluges d'abstraction à
propos des choses essentielles comme la mort, l'identité, le transcendantal. Si
vous acceptez cette hypothèse, il y a quand même une bibliothèque considérable.
Il y a un esprit européen fabuleux. Qui nous en parle ? Jamais les
intellectuels qui découvrent cela tardivement. L'Europe centrale très bien,
mais…
RPP - Ce thème de l' «
Occident kidnappé », comme disait Kundera, était très présent dans le débat
politique dans les années 80…
Philippe
Sollers - En 1983 j'ai écrit un livre prophétique Femmes dans lequel vous avez le point de vue d'un enquêteur extraordinairement sérieux
qui a fait du terrain comme personne sur des questions fondamentales comme par
exemple la différence sexuelle et le programme technique qui va arriver par la
suite. Récemment j'ai demandé à Antoine Gallimard si ce livre serait publiable
aujourd'hui. Il m'a répondu qu'il l'éditerait volontiers, mais que la réception
ne serait pas forcément ce qu'elle a pu être à l'époque par surprise, ce
n'était pas attendu. Ce qui est important c'est l'inattendu et ce qui sera de
plus en plus important ce sera la singularité, c'est à dire l'unique. Sinon
c'est le rouleau compresseur. L'herbe ne repousse pas là où la technique passe.
RPP - Vous êtes très proche
de l'un de vos compatriotes bordelais, Jacques Ellul, qui a écrit des choses
extrêmement critiques sur la technique. Pourquoi ne lit-on plus Ellul ?
Philippe
Sollers - J'en profite pour enfoncer le clou. Lorsque la République s'effondre que ce
soit en 1870, en 1914, en 1940 tout le monde va à Bordeaux, c'est le point le
plus éloigné de ce qui se passe à Paris. Comme le 18 juin 1940 du jour au
lendemain. Alors il faut savoir avoir raison d'avoir tort. C'est un cas
exemplaire, De Gaulle. Exemplaire franchement au point où on en est, on peut le
dire tranquillement.
RPP - Il est européen.
Philippe
Sollers - Il est européen dans le sens où la capitale c'est Paris, pas Bruxelles, ni
Strasbourg.
RPP - Avoir raison d'avoir
tort, cela pourrait être une bonne définition de l'européanité ?
Philippe
Sollers - Écrivain européen d'origine française aucun problème.
RPP - A-t-on tort de
s'exciter contre les populistes ?
Philippe
Sollers - Oui c'est une erreur stratégique.
RPP - En même temps, Macron a (presque) remporté son pari pendant les élections
européennes…
Philippe
Sollers - Marine Le Pen n'a aucune envie de prendre le pouvoir,
c'est trop de travail. Mais la rente d'opposition c'est admirable si elle vous
est servie tous les jours. Macron leur donne trop
d'importance. « C'est moi ou le chaos, c'est moi ou la barbarie, c'est moi ou
le populisme, c'est moi ou la régression, c'est moi, c'est moi ». Le Spectacle
implique que c'est moi et que si c'est pas moi c'est
personne. Cela est stupéfiant d'ennui. Et l'ennui ne provoque en général pas
autre chose que du lourd. Et qu'est ce qu'ils sont lourds. Ils ne sont pas
méchants, ils sont lourds. Très franchement, il faut que quelqu'un pose un
diagnostic. C'est l'époque la plus régressive et la plus réactionnaire, au sens
classique du mot, que j'ai jamais vue. Cela ne veut
pas dire que nous sommes dans un danger tel que celui des années 30 et qu'en me
penchant à mon balcon je vois le fascisme monter chez moi. Tout cela joue sur
les plus mauvais instincts.
RPP - Vous parliez du
Spectacle. Pour que le spectateur accroche, le Spectacle a besoin de désigner
le bien et le mal. En fait c'est l'essence même du politique, au sens presque schmittien du terme. C'est ce que fait Emmanuel Macron. Il l'a fait sur la scène nationale, il le fait
aujourd'hui sur la scène européenne. Il a tort?
Philippe
Sollers - Je sais que Carl Schmitt tend à revenir à la mode, mais c'est quand même
incongru. Je désigne l'ennemi. C'est du binarisme stupide. C'est prendre des
risques tout à fait exagérés. Et quand il n'y aura plus Macron,
il y aura quelqu'un d'autre. Pour l'instant le Spectacle vit son heure de règne
technique. Il faut voir cela de façon un peu planétaire si on veut se dégager
d'une « hexagonalité » térébrante. Encore une fois,
par-delà Macron, c'est la culture qui tiendra le
coup. Car tout cela ne dérange pas Picasso, Manet, Rodin, Rimbaud ou Proust.
C'est là-dessus que j'ai parié, et je mourrai avec mon pari !
RPP - Voulez-vous dire que
lorsque tout s'effondre en Europe, il ne reste plus que la culture ?
Philippe
Sollers - Bien sûr, puisque c'est cela l'Europe. Le noyau dur est plus insubmersible que
jamais. Tout est nouveau. Le passé devrait vous apparaître tous les jours comme
quelque chose d'extraordinairement nouveau. Il faut être porté vers
l'admiration. C'est tout. C'est mon tempérament.
RPP - Et se battre pied à pied contre un totalitarisme qui vient ?
Philippe
Sollers - C'est l'ignorance qui vient. Comme l'a dit Voltaire, le fanatisme dérive de
l'ignorance. L'ignorance s'accroît et dans des conditions très particulières.
Autrefois il y avait moyen de culpabiliser les gens dans leur ignorance,
maintenant ce n'est plus possible. C'est très arrogant. C'est ce que Barthes appelait,
d'une formule magnifique, l'arrogance des paumés. Je ne vois pas les années 30,
mais je vois ça.
RPP - N'est-ce pas le
populisme ?
Philippe
Sollers - Ce n'est pas populiste, c'est de l'arrogance ignorante. Le peuple est très
délicat, très porté à admirer ce qui lui échappe. Je suis un écrivain
populaire. Pas dans la presse écrite qui n'existe presque plus. En revanche,
mon site et mon compte Twitter fonctionnent très
bien. J'ai plutôt très bonne réputation surtout auprès des plus jeunes, les 25-30
ans, à 40 ils commencent à fléchir un peu, à 50 ils sont déjà compromis avec
leur existence, à 60 ils font encore quelques efforts. Les gens jeunes posent
des questions, ils n'arrivent pas en disant « je sais tout, qu'est ce que vous
faites là espèce de Sollers à la con », il n'y a aucune hostilité. L'hostilité
vient de la génération postérieure, une grande hostilité. Personne ne vient
surveiller ce que j'écris. On pourrait même parler de lutte des classes dans
mon cas. Vous êtes dans le temple de la bourgeoisie éclairée. Le despote éclairé
m'aime bien. Voilà la France.
Propos recueillis par Arnaud
Benedetti et Alexis Lacroix
Revue Politique et
Parlementaire, juin 2019
|