ROUGE
Philippe Sollers
En réponse à une question de Jacques Henric, Philippe Sollers se souvient de ses années passées
à Barcelone. Marqué par le caractère rituel des corridas auxquelles il assista
alors, il s’interroge aujourd’hui sur les raisons et la signification de leur
interdiction en Catalogne.
Mithra sacrifiant le taureau, (Collection Borghèse, 100 - 200 apres J-C, Musée du Louvre)
Des courses de taureaux, j’en ai vu très tôt à Bordeaux. J’avais vingt
ans, je vivais alors une histoire espagnole qui a fait un certain bruit à
l’époque.
J’ai été tout de suite saisi par le rituel, de plus en plus par le rituel, et
par la question qu’il posait : qu’est-ce que ça veut dire, et d’où ça vient ?
J’ai, ensuite, beaucoup vécu à Barcelone où je fréquentais très souvent la
Monumental, ces arènes qui sont désormais abandonnées depuis que la Catalogne a
interdit les corridas. Donc, autre question : pourquoi la corrida est-elle
victime d’un refoulement aussi violent ? Les grands spécialistes de la course
de taureaux sont évidemment Hemingway, avec Mort
dans l’après-midi, Bataille, avec Histoire
de l’œil, et avec ce dernier, on se retrouve à Barcelone, sans parler de
celui qui est visé, et directement, dans son essence même, par ce refoulement,
à savoir Picasso. Car si on supprime la corrida, tous les tableaux de Picasso,
pas seulement les tableaux de corridas mais toute l’œuvre de Picasso doivent
disparaître, ce qui est d’ailleurs une possibilité que l’art dit contemporain a
pour fonction d’opérer. Comment faire disparaître Picasso ? Picasso lui-même,
mais aussi toutes les stratifications philosophiques et existentielles qui sont
derrière lui.
J’étais à Barcelone entre 1957 et 1960, j’ai pu voir, ainsi, et ce sont
des souvenirs inoubliables, toréer les grands de l’époque, Dominguín, Ordóñez. Je me souviens d’une fin d’après-midi, le
jour tombait peu à peu, où j’ai vu Dominguín dans un
état divin. C’est allé si loin qu’à la fin il a offert un taureau au public
qui, après un état de recueillement, a manifesté un enthousiasme délirant.
Les moments qui m’ont toujours le plus impressionné dans la corrida,
c’est quand le torero passe de la véronique à la muleta et où le sang commence
à couler après l’intervention des picadors. Le sang... Qui peut encore regarder
en face du sang d’animal? Ou est-ce de plus en plus
interdit ? Ce qui, si c’est le cas, prouverait qu’on peut massacrer tout ce
qu’on veut si les images de ces massacres sont garanties sans sang. On montre
des cadavres, on en voit tous les soirs sur les écrans de télévision,
recouverts de draps, de linceuls, mais presque jamais de sang. C’est une chose
qui m’avait frappé dans l’attentat du 11 Septembre à New York. Et ce ne sont
pas les minables petites galeries d’art du Ground Zero qui exposent des œuvres censées représenter
l’événement ayant changé le calendrier, qui nous en donnent à voir la réalité
sanglante. L’interdiction de la corrida à Barcelone, ça vise directement,
politiquement, métaphysiquement, à éliminer la signification du rituel sacré
dont l’élaboration vient de très loin dans le temps. Les seules images bien
filmées de corrida sont celles qu’on trouve dans le film Méditerranée, de Jean-Daniel Pollet. J’en
ai repris un certain nombre pour un film que je viens de faire, évidemment en
éliminant la musique trop convenue qui accompagnait les images. À la place de
cette musique, genre concerto d’Aranjuez, j’ai introduit la magnifique
chanteuse de flamenco qui s’appelle la Niña de los
Peines. Parce que la course, du début à la fin, c’est de la musique, avec, à
son terme, le grand silence de la mise à mort. En tout
cas personne, avant Pollet, n’avait posé de cette
façon une caméra face à une course de taureaux, c’est admirable, et le film n’a
pas pris une ride bien qu’il date de 1963. Je l’ai projeté, il y a quelques
jours, à Bordeaux et j’ai vu des femmes mettre leurs mains devant les yeux pour
ne pas voir. C’est comme si j’avais projeté des images pornographiques,
lesquelles auraient beaucoup mieux passé.
Je reviens à la vie à Barcelone en ce temps-là, c’était extraordinaire.
Voilà une ville qui ne dormait jamais, sauf entre cinq heures-et-demie et six
heures du matin. Il y avait un café qui s’appelait le Cosmos où, l’été, les
prostituées en robes légères avaient quelque chose d’absolument génial dans
leur façon de pratiquer leurs activités. J’ai vécu là des amitiés furtives mais
profondes. Je rends aussi hommage à l’extraordinaire Barrio Chino où j’ai obtenu, très jeune, comme Picasso, mon
diplôme érotique sur le terrain. C’est vous dire que la rue d’Avinyó, car il n’y a jamais eu, bien sûr, de demoiselles
d’Avignon, est à l’origine d’une révolution fondamentale. Évidemment le cliché,
c’est la messe le matin, la corrida l’après-midi, le bordel le soir, mais
est-ce que ça aurait pu exister dans un autre pays que l’Espagne profondément
catholique ? Il est exclu qu’un torero ne prie pas et ne fasse pas ses
dévotions avant de risquer sa vie.
Me demandant d’où vient tout cela, une citation de Freud me revient en
mémoire : « Le visage inondé de lumière du jeune dieu perse nous est resté
incompréhensible. » Vous allez en Iran, vous grattez l’islam, vous trouvez qui
? Un dieu extraordinaire qui n’est autre que Mithra. Un dieu coiffé d’un bonnet
phrygien et qui a l’habitude de chevaucher un taureau, qu’il poignarde par la
même occasion. Le culte de Mithra a des traits communs avec le manichéisme, il
a connu une très grande diffusion pendant près de quatre siècles avant d’être
condamné et évacué par le christianisme, et, à travers le christianisme, par
tout ce qui est biblique. Il fallait que cela n’ait pas eu lieu. À cause des
sacrifices, à cause du sang. Nous y sommes encore aujourd’hui : tuer mais ne
pas voir de sang. C’est la victoire définitive du Nord sur le Sud, Sud
arrogant, Sud bestial, Sud de la prostitution, Sud du sacrifice d’animaux, Sud
sanglant, Sud atroce, et comme vous voyez, je me dévoue une fois encore pour
défendre ce Sud et ses rituels. Le rituel de la corrida doit être réglé dans
ses moindres détails. Si c’est raté, c’est horrible, c’est de la boucherie. Si
c’est réussi, comme cette corrida de Dominguín que je
n’oublierai jamais, ou ce que furent celles d’un Manolete, c’est admirable.
Notamment cet instant solennel où le torero prend la muleta et l’épée.
Et puis il faut parler des femmes, ah ! les femmes… Je les ai vues, et je les ai entendues, elles étaient dans un état...
Je les entends encore crier, jeunes et vieilles, sorcières de Goya : « Ahora, vamos a ver si sabes matar !» (Maintenant on
va savoir si tu sais tuer !) Les hommes étaient plus réservés. Ne plus vouloir
de corridas, c’est aussi ne plus souhaiter voir
l’hystérie en action, ne plus rien savoir de la joie éprouvée à voir tuer.
Rappelons-nous que la guillotine avait ses tricoteuses, avides de voir le sang
couler sous les planches, place de la Concorde, avec les chiens qui venaient
laper le sang, et les sans-culottes qui trempaient leurs piques dans les
flaques du sang de Louis XVI. Ça a eu lieu, c’était épouvantable, mais quelle
culpabilité il y a derrière ça. Alors, plutôt le massacre discret, plutôt
publier de gentilles lettres, inédites, de Himmler à la Une du Monde. Trois pages avec l’écriture de ce
bon père de famille, pour démontrer quoi ? Comment ce bon papa peut à la fois
écrire des lettres aussi kitsch, aussi désolantes de banalité et de connerie et
glisser en passant : Tiens, demain je vais faire un tour à Auschwitz. Un
gouffre, quelque chose d’incompréhensible, nous explique Élisabeth de Fontenay.
Vraiment ? On a tout simplement affaire à un couple petit-bourgeois, et c’est
toujours la petite bourgeoisie qu’il faut craindre. On a là le type même de
l’affreux petit-bourgeois. Le peuple n’a pas ce goût hypocrite, quant à
l’aristocratie, elle a disparu, et la bourgeoisie aussi. Nous avons maintenant
la promotion petite-bourgeoise universelle, ou appelons-la classe moyenne, si
vous voulez. Je pourrais décider, moi aussi, qu’en revenant de Bordeaux, j’ai
découvert une lettre inédite de Gœring. Je peux
l’écrire, comme j’ai écrit une fausse lettre de Sade pour le bicentenaire de
1789. Je peux vous l’écrire, la lettre du gros Gœring,
une saloperie celle-là, et la proposer au Monde,
pour sa Une.
Pour en revenir au sang, et à la faculté de danser avec la mort, car
c’est ça le sujet, la corrida est bien un art, un art considérable qui implique
pour celui qui le pratique, un système nerveux d’une grande finesse, d’une
formidable acuité. La moindre erreur de placement, et vous comprenez ce qui se
joue dans cette musique intense de la mort avec le joueur. J’ai toujours trouvé
ça grandiose. J’ai, le plus souvent, essayé de vivre intérieurement cette
pointe du temps.
Philippe Sollers
Artpress 2 n° 33,
mai/juin/juillet 2014
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Picasso et Dominguín
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