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Peu d'esprits sont assez libres
pour accepter de savoir qu'une nouvelle religion, en cours de réalisation
mondiale, a été fondée en France pendant la Terreur: celle de l'Être Suprême.
Son désir de mort, son mauvais goût, sa manie du spectacle, son comique
involontaire, son moralisme accablant, ses pratiques masquées, son clergé
somnambulique des deux sexes, ses rituels corrupteurs marchands, ses crimes
mécaniques n'ont eu, jusqu'à ce jour, qu'un analyste informé et lucide : Sade.
En voici la preuve.
Ph. S.
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Sade contre l'Être Suprême
précédé de Sade dans le Temps
Le passé m'encourage, le présent
m'électrise, je crains peu l'avenir ; j'espère donc que le reste de ma vie
surpassera encore les égarements de ma jeunesse. La nature n'a créé les hommes
que pour qu'ils s'amusent de tout sur la terre, c'est sa plus chère loi, ce
sera toujours celle de mon cœur.
Juliette, à la fin
d'Histoire de Juliette
ou Les
Prospérités du vice.
Le passé radieux a fait des
promesses brillantes à l'avenir : il les tiendra.
Lautréamont
Le raz de
marée de liberté du dix-huitième siècle a engendré Sade ; le dix-neuvième a
travaillé à l'ignorer ou à le censurer ; le vingtième s'est chargé de le
démontrer, de façon hurlante, par la négative ; le vingt et unième devra le
considérer dans son évidence. Un, deux, trois, quatre : cela, ou rien. Ou
plutôt : cela, ou la résignation au mensonge de l'insignifiance.
Sade et la
vérité, une autre vérité, tel est
l'enjeu, et il est historique, ce qu'on peut trouver étrange s'agissant, en
somme, de romans. Mais si, comme je
le crois, Sade se révèle peu à peu comme un des plus grands romanciers de tous
les temps, quel intérêt avons-nous à ne pas vouloir le savoir ?
J'ouvre le
dictionnaire, je lis : « SADE : son œuvre, qui est à la fois la théorie et
l'illustration du sadisme, forme le
double pathologique des philosophies naturalistes et libérales du siècle des
Lumières. » Le sadisme, on s'en souvient, est cette perversion, hélas trop
répandue, consistant à tirer du plaisir de la souffrance de l'autre, autrement
dit (le dictionnaire a lu Freud) « à se débarrasser de la pulsion de mort sur
un objet extérieur ». Précision organique : chez l'être humain promis, en
grandissant, à d'autres exploits, la phase sadique-anale se produit entre deux
et quatre ans. Le sadisme, d'ailleurs, peut paradoxalement se retourner contre
soi-même : on l'appellera alors masochisme, et nous obtenons bientôt le couple
célèbre, dit sado-masochiste, dans lequel le marquis
de Sade se retrouve marié malgré lui avec un médiocre écrivain du dix-neuvième
siècle qu'il aurait, s'il avait pu le lire, profondément méprisé.
La boucle
est ainsi bouclée : les livres de Sade sont l'illustration d'une maladie
infantile et ne peuvent prétendre ni à la dimension des Lumières ni à celle de
la vraie Littérature. Cette pathologie de la vision naturaliste et libérale
s'explique en termes d'évolution pulsionnelle. C'est un fait d'expérience : les
enfants entre deux et quatre ans sont particulièrement réfractaires aux Droits
de l'Homme, et écrivent en cachette, avant de savoir lire, du Sade à tour de
bras. Telle est leur période d'invention qu'on aura soin de leur faire oublier
par la suite. Quant à l'auteur et au romancier Sade, après l'avoir assimilé au
Diable lui-même, il n'y a plus qu'à le décréter illisible, répétitif, monotone,
ennuyeux, dégoûtant, absurde. On peut, dès lors, avec combien de précautions et
d'hésitations, le publier sans danger. L'adulte pédophile mondial a maintenant
ses convictions solides : la famille universelle, la science, le progrès, le
sport, la sécurité, les charniers vite recouverts, la routine de la corruption,
la justice sans fin différée, le néant souriant, la publicité humaniste, la
reproduction contrôlée par ordinateur, les épidémies ravageantes,
le terrorisme, le syncrétisme religieux, l'exploration génétique. Le roman de
l'époque sera donc policier: blanc
et noir, intégration édifiante du noir, pornographie et violence éducatives,
cinéma se filmant tout seul, justification mécanisée des souffrances : la
solution est trouvée.
Sade peut
même devenir (pas trop souvent, entendons-nous) un sujet de thèse
universitaire. Il faut alors montrer qu'on a surtout lu les analyses dont il a
été l'objet, Blanchot, Bataille, Klossowski, Lacan, Barthes, Foucault, et la
suite. On a beaucoup écrit sur Sade, brillamment, savamment, utilement. On peut
suivre ainsi les métamorphoses d'une substance décidément très mobile. Sade est
un théologien négatif, un philosophe scélérat, un martyr du scandale absolu, un
masochiste masqué, un chrétien à peine déguisé, un fervent révolutionnaire, un
Kant à l'envers (un peu brouillon et manquant d'humour), un flux ténébreux se
jetant dans la pureté définitive du silence puisque l'écriture, comme chacun
sait, ne peut viser que sa propre disparition, un sondeur d'abîme, un
structuraliste sauvage, un surréaliste de choc. Et pourquoi pas, finalement, un
spécialiste du non-sens ? C'est en
tout cas ce que m'annonce récemment une très sérieuse revue universitaire américaine
où je lis que « cette perte du sens, cet asservissement du réfèrent au signe,
procède également, et surtout, de l'usage de la description détaillée avec tant
de minutie que l'excès de précision en vient très vite à étouffer la libre
circulation de l'intelligence ». Attention, l'auteur de l'article s'apprête à
faire une citation de Sade, inutile de dire qu'on l'attend comme une bouffée
d'air frais, mais il tient à nous prévenir qu'il est « difficile de s'y
retrouver dans les arcanes de ces détails dont l'accumulation supprime tout
recul indispensable à une lecture active».
Voici :
« On lui donne du relâche pour la mieux faire souffrir, puis on reprend
l'opération, et, cette fois on lui égratigne les nerfs avec un canif, à mesure
qu'on les allonge. Cela fait, on lui fait un trou au gosier, par lequel on
ramène et fait passer sa langue ; on lui brûle à petit feu le téton qui lui
reste, puis on lui enfonce dans le con une main armée d'un scalpel, avec lequel
on brise la cloison qui sépare l'anus du vagin ; on quitte le scalpel, on
renfonce la main, on va chercher dans ses entrailles et la force à chier par le
con ; ensuite, par la même ouverture, on va lui fendre le sac de l'estomac.
Puis l'on revient au visage : lui coupe les oreilles, on lui brûle l'intérieur
du nez, on lui éteint les yeux en laissant distiller de la cire d'Espagne
brûlante dedans, on lui cerne le crâne, on la pend par les cheveux en lui
attachant des pierres aux pieds, pour qu'elle tombe et que le crâne s'arrache.
»
Ici, le
doute surgit, et l'on se dit que l'excellent universitaire en question est en
réalité un humoriste froid qui a voulu porter ces lignes à la connaissance
hallucinée, furieuse et troublée du lobby féministe de son campus. D'autant
qu'il insiste :
« Il coupe les quatre membres d'un jeune garçon, encule le tronc, le
nourrit bien, et le laisse vivre ainsi ; or, comme les membres ne sont pas
coupés trop près du tronc, il vit longtemps. Il l'encule plus d'un an ainsi
[...]. Il aimait à foutre des bouches et des culs fort jeunes : il perfectionne
en arrachant le cœur d'une fille toute vivante ; il y fait un trou, fout ce
trou tout chaud, remet le cœur à sa place avec son foutre dedans ; on recoud la
plaie [...]. »
Allons,
c'est clair : il s'agit, entre les lignes, d'une idylle érotique torride entre
un petit malin et sa remarquable collègue dont je lis, un peu plus loin, dans
la même revue, la contribution subtile, pointue, grammatologique,
sur Dante. Nous assistons ainsi, aux États-Unis, sous prétexte d'analyse
scientifique ou philosophique, à un nouveau mode indirect de communication,
politiquement irréprochable, à un trafic de fantasmes inavouables sous le
manteau de la « perte du sens ».
Que notre
projet soit clair, en tout cas : nous ne souhaitons pas autre chose que
l'accélération de ce sympathique courant clandestin. Oui, nous ne demandons
qu'à renforcer, en quelque sorte, ce chuchotement
en faveur de Sade.
(…)
Philippe Sollers
Sade contre l'Être Suprême précédé de Sade dans le Temps, Gallimard, collection Folio (N° 5841). Réédition 2014
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