Saint Warhol
Le 22
février 1987, un certain Bob Robert, cinquante-huit ans, mourait dans un
hôpital de New York. En principe, l’opération de la vésicule biliaire qu’il
venait de subir n’aurait pas dû entraîner de conséquences fatales. Mais l’infirmière
de nuit, Mme Min Chou, au lieu de surveiller le patient, est restée toute
la nuit dans sa chambre à lire la Bible. C’est du moins ce qu’elle dira aux
enquêteurs. De très nombreuses négligences du personnel soignant sont alors
constatées. Pas de preuves formelles, affaire classée. Bob Robert avait
demandé, en entrant à l’hôpital, s’il y avait des gens plus célèbres que lui en
traitement dans les différents services. Réponse : non. Il faut
insister : rien d’extraordinaire, une simple opération de routine. Le
patient n’avait pas non plus la maladie que vous savez. Bob Robert n’était
autre qu’Andy Warhol.
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Andy Warhol, The last supper, 1986
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Le 1er avril 1987, à Saint Patrick, la
cathédrale catholique de la 5e Avenue, devant deux mille personnes très
connues et peu familières de ce lieu où le drapeau américain, dans la nef, fait
face, à égalité, à celui jaune et blanc du Saint-Siège, une messe solennelle
est célébrée à la mémoire d’Andrew Warhol, fils d’immigrés tchèques. Sa mère,
Julia, était très croyante. Pendant le service religieux, on entend des
extraits de La Flûte enchantée et L’Hommage de l’immortalité de Jésus,
d’Olivier Messiaen. L’assistance est stupéfaite d’apprendre, par le sermon du
prêtre (poisson d’avril ou révélation ahurissante), que l’homme le plus in de la société de représentation financière, le diable organisateur souterrain
de toutes les transgressions désinvoltes, l’archange sulfureux de la publicité
d’art, le peintre des boîtes de soupe Campbell’s, des Marilyn et des Mao
multiples, allait à la messe et s’occupait de nourrir lui-même les clochards. Comme
par hasard, un de ses derniers grands tableaux présenté à Milan un mois
auparavant s’appelait The last supper. Oui, La Cène de Léonard de
Vinci, reprise et réinterprétée, avec une drôle de colombe, dove, traversant la toile très claire,
classique. Dove, aux États-Unis, est une marque de savon. Les lettres GE,
General Electric, sont là aussi, manifestation pour le moins étrange du
Saint-Esprit. Tout se complique donc, dans une scène comme somnambulique. Qui
pense, à ce moment-là, au soir de juin 1969, lorsque Warhol a été descendu à bout portant par Valérie Solanas, tueuse féministe de
choc ? Qui songe à établir la logique des événements ? Quand j’ai vu,
cette année, la rétrospective du MOMA et que je me suis étonné de voir ces
nouveaux Vinci, ces résurrections de Vierges à l’Enfant de Raphaël, ce blanc
élégant tourné vers la plus haute mythologie dégagée, j’ai entendu dire autour
de moi : « Vous trouvez ça
intéressant ? Vraiment ? » Silence. Gêne. Une exception,
tout de même : Robert Rosenblum (toujours lui) comparant finalement Warhol
à Manet. Portraits, dandysme, morale intraitable. Il faudra sans doute du temps
pour admettre cette vérité (mais l’argent s’en chargera, plus lucide en cela
que les hommes).
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Warhol par Richard Avedon, 1969 |
« Me voilà, disait Warhol, il n’y a rien dessous. » Le
marché de l’art, comme on dit, ne cache rien d’autre que l’art comme pensée
possible du marché généralisé. « Quand
un miroir se regarde dans la glace, qu’est-ce qu’il y a à voir ? »
Et quand une montagne de dollars contemple une autre montagne de dollars ?
Très vite, Warhol a traité en priorité la question du pouvoir, montrant aux
artistes, facilement soumis, la voie de la guerre directe (il y a le mot guerre
dans son nom). L’image, partout présente et hypnotique, est désormais la
substance de la société de conditionnement planétaire, la matière de la mort
sans profondeur qui vit. Nous vivons en différé permanent : « Les gens qui racontent leurs problèmes ne
savent plus s’ils ont vraiment des problèmes ou s’ils jouent la comédie. »
Certes, tout le monde aspire à être célèbre pendant un quart d’heure, mais
trente secondes suffiront amplement. Voyez Warhol : avec une intuition
infaillible, il va droit aux grandes concentrations symboliques (billets de
banque, visages de stars, célébrités mondiales et, pour finir, trésors des
musées dans un geste à la Picasso, mais tout autre). Il insiste sur la
répétition, la multiplication, la série mécanique, pour mieux montrer une
indifférence active à l’égard de la machine à mourir. Longtemps, il s’est
entraîné en coulisses : enregistrements constants (polaroïds,
magnétophones, caméras tournant sans arrêt), observation distanciée des
perversions et des délires, drogues diverses — expériences sur l’espace
conçu comme damier et sur le temps très ralenti ou instantané. On le croit
submergé par la marchandise, mais non : il la retourne, au contraire, la
dévoile dans son nerf morbide (ce qui n’est pas le cas de la naïveté pop).
C’est un financier de l’anti-illusion, un banquier maniaque de l’inversion
monétaire, aussi prompt dans le choix que dans l’exécution élégante de la
négation. Qui, à part lui, s’est montré capable de mettre sur le même plan le
haut et le bas, la richesse et la misère, le visage humain et n’importe quel
objet utilitaire, la gloire et la catastrophe ? Liz Taylor est un crâne à
peine amélioré, Mao une fleur, Elvis Presley un accident d’ambulance, Marlon
Brando ou Jackie Kennedy des chaises électriques couleur lavande, le tout
culminant dans des autoportraits fabuleux (il est le seul Américain à avoir
traité et imposé son image). Tantôt bavard, tantôt parfaitement muet ; à
l’aise aussi bien dans Vogue que dans une orgie à la Factory ;
radiographiant en rétrovision les puissants et les paumés coincés par les mêmes
pseudo-valeurs (ne serait-ce que celle, supposée, du sexe, alors que « sex
is so nothing »), il a attaqué de front l’illusionnisme esthétique
(d’où l’hostilité des expressionnistes abstraits, sauf de De Kooning, exception
notable).
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Andy Warhol, The last supper (Dove), 1986
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Qu’a-t-il vu, en définitive ? Ceci : « Les gens passent sans s’inquiéter vraiment
que quelqu’un soit mort. » Le cinéma n’arrête pas une minute, bien
que personne ne semble remarquer l’équivalence entre un chef d’État et un gangster,
une boîte de soupe et une femme du monde, dans un tourbillon de plus en plus
travesti (l’utilisation des travestis par Warhol demanderait toute une étude, y
compris l’invraisemblable discipline imposée à son propre corps). Tiens, voici
des vaches sur les murs et, au-dessus d’elles, des nuages argentés gonflés à
l’hélium : vous êtes des vaches regardant passer le train fantôme du Spectacle
et, quant aux nuages, « on ouvre
une fenêtre, on les laisse s’envoler, et ça fait un objet de moins ». Ou
encore, on publie une revue, la célèbre Interview. Qui la lit ? « Nos amis, et la personne qui est sur la
couverture. » Mais enfin, vous nous livrerez bien une pensée ?
« L’achat est un acte plus
américain que la pensée, et je suis américain jusqu’au bout des ongles. »
Pas hypocrite pour un sou, ce faux cynique au-delà de l’humour. En marge d’un
de ses derniers dessins, il note : « L’enfer et le paradis ne sont
qu’à un souffle de distance. » Comme tout est lourd,
soudain, à côté de lui ; lourd et empêtré, et crédule, et vain, et
volontairement abusé par le marionnettisme cataleptique de la publicité devenue
destin ! Regardez les Camouflages :
art du combat masqué, sans rien au-delà du masque. Ainsi respirent et
s’effacent les vrais héros de notre époque froidement boursière. Cela vaut
bien une messe, non ?
Philippe Sollers
La Guerre du Goût, Folio n°2880,
p. 632-636
AndyWarhol, The Last Supper (Camel/57),1986
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