Philippe Sollers

 

Andy Warhol avec le Pape Jean Paul II Philippe Sollers avec le Pape Jean Paul II
Andy Warhol, Jean-Paul II, 2 avril 1980 Philippe Sollers, Jean-Paul II, 4 octobre 2000

 

Saint Warhol

 

 

     Le 22 février 1987, un certain Bob Robert, cinquante-huit ans, mourait dans un hôpital de New York. En principe, l’opération de la vésicule biliaire qu’il venait de subir n’aurait pas dû entraîner de conséquences fatales. Mais l’infirmière de nuit, Mme Min Chou, au lieu de surveiller le patient, est restée toute la nuit dans sa chambre à lire la Bible. C’est du moins ce qu’elle dira aux enquêteurs. De très nombreuses négligences du personnel soignant sont alors constatées. Pas de preuves formelles, affaire classée. Bob Robert avait demandé, en entrant à l’hôpital, s’il y avait des gens plus célèbres que lui en traitement dans les différents services. Réponse : non. Il faut insister : rien d’extraordinaire, une simple opération de routine. Le patient n’avait pas non plus la maladie que vous savez. Bob Robert n’était autre qu’Andy Warhol.

 

La Cène Andy Warhol
Andy Warhol, The last supper, 1986

  

   Le 1er  avril 1987, à Saint Patrick, la cathédrale catholique de la 5e  Avenue, devant deux mille personnes très connues et peu familières de ce lieu où le drapeau américain, dans la nef, fait face, à égalité, à celui jaune et blanc du Saint-Siège, une messe solennelle est célébrée à la mémoire d’Andrew Warhol, fils d’immigrés tchèques. Sa mère, Julia, était très croyante. Pendant le service religieux, on entend des extraits de La Flûte enchantée et L’Hommage de l’immortalité de Jésus, d’Olivier Messiaen. L’assistance est stupéfaite d’apprendre, par le sermon du prêtre (poisson d’avril ou révélation ahurissante), que l’homme le plus in de la société de représentation financière, le diable organisateur souterrain de toutes les transgressions désinvoltes, l’archange sulfureux de la publicité d’art, le peintre des boîtes de soupe Campbell’s, des Marilyn et des Mao multiples, allait à la messe et s’occupait de nourrir lui-même les clochards. Comme par hasard, un de ses derniers grands tableaux présenté à Milan un mois auparavant s’appelait The last supper. Oui, La Cène de Léonard de Vinci, reprise et réinterprétée, avec une drôle de colombe, dove, traversant la toile très claire, classique. Dove, aux États-Unis, est une marque de savon. Les lettres GE, General Electric, sont là aussi, manifestation pour le moins étrange du Saint-Esprit. Tout se complique donc, dans une scène comme somnambulique. Qui pense, à ce moment-là, au soir de juin 1969, lorsque Warhol a été descendu à bout portant par Valérie Solanas, tueuse féministe de choc ? Qui songe à établir la logique des événements ? Quand j’ai vu, cette année, la rétrospective du MOMA et que je me suis étonné de voir ces nouveaux Vinci, ces résurrections de Vierges à l’Enfant de Raphaël, ce blanc élégant tourné vers la plus haute mythologie dégagée, j’ai entendu dire autour de moi : « Vous trouvez ça intéressant ? Vraiment ? » Silence. Gêne. Une exception, tout de même : Robert Rosenblum (toujours lui) comparant finalement Warhol à Manet. Portraits, dandysme, morale intraitable. Il faudra sans doute du temps pour admettre cette vérité (mais l’argent s’en chargera, plus lucide en cela que les hommes).

 

Andy Warhol Andy Warhol
  Warhol par Richard Avedon, 1969

  

   « Me voilà, disait Warhol, il n’y a rien dessous. » Le marché de l’art, comme on dit, ne cache rien d’autre que l’art comme pensée possible du marché généralisé. « Quand un miroir se regarde dans la glace, qu’est-ce qu’il y a à voir ? » Et quand une montagne de dollars contemple une autre montagne de dollars ? Très vite, Warhol a traité en priorité la question du pouvoir, montrant aux artistes, facilement soumis, la voie de la guerre directe (il y a le mot guerre dans son nom). L’image, partout présente et hypnotique, est désormais la substance de la société de conditionnement planétaire, la matière de la mort sans profondeur qui vit. Nous vivons en différé permanent : « Les gens qui racontent leurs problèmes ne savent plus s’ils ont vraiment des problèmes ou s’ils jouent la comédie. » Certes, tout le monde aspire à être célèbre pendant un quart d’heure, mais trente secondes suffiront amplement. Voyez Warhol : avec une intuition infaillible, il va droit aux grandes concentrations symboliques (billets de banque, visages de stars, célébrités mondiales et, pour finir, trésors des musées dans un geste à la Picasso, mais tout autre). Il insiste sur la répétition, la multiplication, la série mécanique, pour mieux montrer une indifférence active à l’égard de la machine à mourir. Longtemps, il s’est entraîné en coulisses : enregistrements constants (polaroïds, magnétophones, caméras tournant sans arrêt), observation distanciée des perversions et des délires, drogues diverses — expériences sur l’espace conçu comme damier et sur le temps très ralenti ou instantané. On le croit submergé par la marchandise, mais non : il la retourne, au contraire, la dévoile dans son nerf morbide (ce qui n’est pas le cas de la naïveté pop). C’est un financier de l’anti-illusion, un banquier maniaque de l’inversion monétaire, aussi prompt dans le choix que dans l’exécution élégante de la négation. Qui, à part lui, s’est montré capable de mettre sur le même plan le haut et le bas, la richesse et la misère, le visage humain et n’importe quel objet utilitaire, la gloire et la catastrophe ? Liz Taylor est un crâne à peine amélioré, Mao une fleur, Elvis Presley un accident d’ambulance, Marlon Brando ou Jackie Kennedy des chaises électriques couleur lavande, le tout culminant dans des autoportraits fabuleux (il est le seul Américain à avoir traité et imposé son image). Tantôt bavard, tantôt parfaitement muet ; à l’aise aussi bien dans Vogue que dans une orgie à la Factory ; radiographiant en rétrovision les puissants et les paumés coincés par les mêmes pseudo-valeurs (ne serait-ce que celle, supposée, du sexe, alors que « sex is so nothing »), il a attaqué de front l’illusionnisme esthétique (d’où l’hostilité des expressionnistes abstraits, sauf de De Kooning, exception notable).

Andy Warhol,  The last supper (Dove), 1986
Andy Warhol, The last supper (Dove), 1986

 

   Qu’a-t-il vu, en définitive ? Ceci : « Les gens passent sans s’inquiéter vraiment que quelqu’un soit mort. » Le cinéma n’arrête pas une minute, bien que personne ne semble remarquer l’équivalence entre un chef d’État et un gangster, une boîte de soupe et une femme du monde, dans un tourbillon de plus en plus travesti (l’utilisation des travestis par Warhol demanderait toute une étude, y compris l’invraisemblable discipline imposée à son propre corps). Tiens, voici des vaches sur les murs et, au-dessus d’elles, des nuages argentés gonflés à l’hélium : vous êtes des vaches regardant passer le train fantôme du Spectacle et, quant aux nuages, « on ouvre une fenêtre, on les laisse s’envoler, et ça fait un objet de moins ». Ou encore, on publie une revue, la célèbre Interview. Qui la lit ? « Nos amis, et la personne qui est sur la couverture. » Mais enfin, vous nous livrerez bien une pensée ? « L’achat est un acte plus américain que la pensée, et je suis américain jusqu’au bout des ongles. » Pas hypocrite pour un sou, ce faux cynique au-delà de l’humour. En marge d’un de ses derniers dessins, il note : «  L’enfer et le paradis ne sont qu’à un souffle de distance. » Comme tout est lourd, soudain, à côté de lui ; lourd et empêtré, et crédule, et vain, et volontairement abusé par le marionnettisme cataleptique de la publicité devenue destin ! Regardez les Camouflages : art du combat masqué, sans rien au-delà du masque. Ainsi respirent et s’effacent les vrais héros de notre époque froidement boursière. Cela vaut bien une messe, non ?

 

Philippe Sollers

La Guerre du Goût, Folio n°2880, p. 632-636

Warhol

AndyWarhol, The Last Supper (Camel/57),1986

 

 

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