Sherlock Sollers et la psychanalyste
Par Mathieu Lindon - Libération du 10 mars 2018
Il y a souvent chez Philippe Sollers, quand il évoque le
monde ou la vie - c’est-à-dire la réalité ? - une sorte d’atterrement amusé.
Dans Centre, qui est au début du roman le centre du tourbillon pour
devenir à la fin celui du cercle, on lit par exemple «Qui tue un être humain
tue l’humanité tout entière», phrase qui aurait une connotation solennelle
si elle n’était suivie de : «A voir ce qu’elle est devenue, c’est parfois
tentant.» Quelques lignes plus loin : «Ce philosophe pérore sur la
décadence ? Vous lui prouvez la Renaissance, d’une rafale de Kalachnikov.» Et, à la fin du livre, quand il s’avère que ce qu’on prenait pour une «apocalypse» peut tout aussi bien se contenter d’être une «mutation», la modernité
n’est pas une menace : «La réalité me rattrape, le désir m’emporte. La
réalité est une passion triste, le désir un réel joyeux.» Il faut voir ce
qu’on peut en faire, de la réalité. «Depuis l’enfance, vous êtes en état
d’urgence. Votre vie va finir dans l’heure qui suit, et vous avez décidé d’être
en alerte maximale comme un animal.» Mais elle se fait ancienne, l’enfance
(Sollers est né en 1936, «un homme de 80 ans, c’est calculable,
a vécu 42 millions de minutes, 700 800 heures, et son cœur a
battu 43 milliards et 200 millions de fois… Ce n’est pas mal et il
peut encore faire usage») : «J’ose l’avouer : je vis chaque minute comme
une préparation à être savouré par le néant. Il m’attend, il salive, je suis sa
proie préférée, je lui dois tout, même si rien n’est tout.»
A propos des femmes, des gays, de la théorie du genre,
Sollers n’est ni dans le discours dominant ni dans le discours dominé. Il y a
aussi ce prêtre pédophile qui redoute de passer à l’acte : «Il considère
tous les adultes comme des enfants ratés, et, en général, il n’a pas tort.» Mais en particulier ? Car ce prêtre est un des clients de Nora. «Nora,
40 ans, est psychanalyste. Son amant, un romancier français controversé
peu nobélisable, s’intéresse de près à Freud et à Lacan», est-il écrit par
l’auteur en quatrième de couverture. La psychanalyse est le centre de Centre.
«Sherlock Freud» et «Sherlock
Lacan», «un juif athée, un catholique baroque, deux aventuriers de la vérité
vraie», sont les instruments romanesques de Sollers. «Je pense à
l’extrême solitude de Freud, de Lacan, de Nora, à la bouleversante solitude de
Dieu lui-même.» Voilà qu’il n’y a pas de quoi rire, même quand c’est drôle.
Voilà que l’hostilité à la psychanalyse est «normale» puisque celle-ci
va perpétuellement à contre-courant. «Vous comprenez de mieux en mieux
pourquoi tous les régimes totalitaires ont interdit et réprimé la psychanalyse,
et continuent de le faire, y compris dans la falsification de l’hypermarché
mondial. Science juive, bourgeoise, réactionnaire, athée, pornographique,
inutile et nuisible, puisque vous avez la pilule et le sourire bienveillant du
dalaï-lama.» «L’analyse est l’absolu contraire du "être ensemble",
seriné par la propagande sociale. "Restons unis", clame la névrose
sur fond d’attentats. "Tirez-vous de là", répond le silence.» «Malgré
tous ses dévoiements et ses atermoiements, la psychanalyse reste un scandale
possible dans un monde où plus rien ne peut faire scandale.» Pourquoi ne
pas considérer Cinq Psychanalyses comme «un roman de génie» ?
Comment ne pas romancer les choses à sa manière : «des nappes d’oubli vivent
à vos dépens» ? «Tout indique qu’il [Freud, ndlr] a quitté sans regret
l’océan de la connerie humaine, transformée aujourd’hui en télé-irréalité.» Loin
de cette euthanasie, Sollers voit de son côté le suicide comme «un acte
d’espoir», pondéré (ou accentué) immédiatement par la phrase : «J’ai
plusieurs fois été tenté par cette fausse espérance.»
«Freud est venu, il a écouté, il a vu, il a compris et il a
écrit.» C’est d’une certaine façon ce
dernier point qui frappe le plus Sollers, parce que c’est celui qui l’intéresse
le plus. Il y a dans Centre une part d’auto-bibliographie. «Mes romans
sont des liaisons de raisonnements. J’entends des voix, je les transcris, ma
voix est mêlée à elles.» Shakespeare, Othello et Shylock, les Philistins de
la Bible, Heidegger et Rimbaud, Baudelaire et Dante, Lucrèce et Kafka : ils
sont nombreux à traverser Centre, à être repris et utilisés par Sollers
à l’égal des Grecs et des Latins, Homère et Virgile, par Sollers né Philippe
Joyaux qui «préfère le grec» «mais enfin, mon nom d’écrivain est latin».
Il y a trop de gens qui semblent «naufragés de naissance», heureusement
que les artistes sont là. «Mais oui, avec Nora, malgré la dévastation
générale, je crois plus que jamais aux progrès de l’esprit humain.» «Et là [au
centre, ndlr], d’un coup, le monde nouveau se déploie» est la dernière
phrase du roman.
Mathieu Lindon
Philippe
Sollers Centre, Gallimard,
116 pp., 12,50 €.
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