Philippe Sollers et ses femmes
Par Bernard
Pivot
Journal du Dimanche du 6 janvier
2013
On peut aussi commencer l'année par la
lecture d'un livre stimulant, qui donne des envies d'intelligence et d'amour: Portraits de femmes, de Philippe
Sollers. Plutôt pas mal d'entrer dans le calendrier en compagnie de femmes
belles, cultivées et libres qui ont élu domicile dans la vie ou dans les romans
de l'écrivain. On peut faire confiance à Sollers : il a l'œil, il a le culot,
il a les mots, il a la patience, il a le charme, il est vif, précis et amusant.
Cruel, si le temps en est venu; diplomate, silencieux ou retors quand il lui
faut mener « une double vie » et des
« vies parallèles mouvantes ». Ce
n'est pas par hasard qu'il a écrit Casanova
l'admirable.
La séduction est dans le rythme. Le
livre restitue bien dans ses cadences allègres le plaisir de la conquête et les
bonheurs de la géographie amoureuse. Ça va vite. On prend, on se prend, on ne
se méprend pas. On ne s'ennuie pas non plus. Vous imaginez un livre sur
l'amour, un éloge des femmes, une célébration de la vie intime où, chemin
faisant, on regarderait sa montre ? Philippe Sollers ne tombe évidemment pas
dans ce piège. On ne va pas dire qu'il a le rythme dans la peau, ce serait
vulgaire. Il ne l'est jamais. Le rythme est dans son écriture. « J'ai senti ton cœur passer dans le mien. » Vite dit, bien dit. C'est parfait. C'était pour sa mère. Mais ce pourrait
être pour d'autres qui ont lu Proust. Ou qui ne l'ont pas encore lu. Tiens,
voilà une question qui me vient à l'esprit: « Sollers, une femme qui n'a lu ni
Stendhal, ni Baudelaire, ni Proust, la considérez-vous comme une amante
perfectible ? »
Donc, la mère, « bourgeoise, décalée, éclairée [...]. Avec elle, au moins, c'est
clair: les "hommes" n'ont aucune importance, ils sont nécessaires,
utiles, ennuyeux, payeurs, lourds. » Pendant que son mari travaille, elle
lit. C'est Sollers qui souligne pour que l'on comprenne qu'elle lisait vraiment
et, peut-être aussi, pour que nous en déduisions que c'est d'elle qu'il tient
son goût immodéré et sa science de la lecture.
Il a frôlé l'inceste avec deux de ses
tantes. Puis, arrive chez les Joyaux - nom de famille de Sollers - une
splendide Basque espagnole. Elle a été engagée comme femme de ménage. Elle
s'appelle Eugenia. Sensuelle, bisexuelle, anarchiste, généreuse, elle a 30 ans,
le fils de la maison 15. « On s'est aimés
follement un peu partout ». Sans jamais se faire pincer. Cinquante-cinq ans
après Une curieuse solitude (1958),
son premier roman dédié à Eugenia, qui en était l'héroïne, Philippe Sollers
sait trouver les mots justes pour lui dire ce qu'il lui doit. En particulier
d'avoir été précoce, d'avoir senti, su, compris avant l'âge.
Cela servira au petit coq ambitieux de
22 ans, pour s'imposer à l'éclatante et rieuse Dominique Rolin, 45 ans,
romancière qui a du talent et du prestige. Amour clandestin, parisien et
vénitien, intermittent mais ponctuel, indestructible, fondé sur la liberté, la
passion, outre de la littérature, de la musique (plutôt lui) et de la peinture
(plutôt elle), et « une attitude
antisociale constante ». Dans ses livres, elle l'appelle Jim. « Je l'ai accompagnée jusqu'au bout de façon
déchirante. Je vis sous sa protection de fée, et, si je lui demande de me faire
signe, sa réponse est simple : écris, et je serai là. Et elle est là. »
Et puis Julia. Julia Kristeva.
Étudiante, 25 ans, arrivée de Bulgarie alors que Sollers a déjà bâti un petit empire
intellectuel du haut de ses 30 ans. Elle est venue l'interroger sur
l'avant-garde. Ils ne se sont plus quittés. Ils se sont mariés et ont eu un
fils de santé fragile. Elle est devenue un écrivain et une psychanalyste de
langue française, lue et étudiée dans le monde entier. Le flair et la constance
de Sollers.
Et puis, toutes les autres femmes, les
éphémères, les prostituées, les rêvées, les vraies-fausses qui ont toutes un
prénom dans ses romans (sa préférée, Reine, dans Le Lys d'or), les historiques (« J'ai cherché Cléopâtre partout »), les musiciennes, etc.
S'il faut recommander Portraits de femmes à une catégorie de
lecteurs, ce sera aux jeunes hommes. Car ce livre est aussi un guide pratique
de l'amour, de son usage, de ses raisonnables folies, de ses dangers, de ses
bonheurs. Tous les conseils de Philippe Sollers. L'amour ou la liberté ? Non,
l'amour et la liberté. Qu'est-ce qu'une femme moderne ? Une femme idéale ?
Jusqu'à quel pourcentage accepter les défauts de l'autre ? Qu'est-ce que la VVB,
vésicule vaginale biliaire ? Comment devenir, jolie ruse, l'enfant de sa femme
? Le fils de Philippe Sollers a tout compris. Un jour, il a dit à son père : « Tu es un célibataire heureux. » C'est
parfait.
Bernard
Pivot, Journal du Dimanche du 6 janvier
2013
Portraits de femmes, Philippe Sollers, Flammarion, 155 p., 15
€
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