C’est un choc, la lecture des Lettres à Dominique Rolin de Philippe Sollers. Contact direct avec une grande tradition littéraire française : celle des jeunes gens audacieux qui veulent à la fois conquérir le monde et le saisir tout entier dans leurs livres. Et qui s’en expliquent longuement, génialement, dans leur Correspondance. En décembre 1959 - il a 23 ans -, Philippe Sollers se souvient de ses entretiens du soir avec «les camarades Valéry, Proust, et Gide» dont l’œuvre ne pouvait qu’aboutir à la sienne. Il avait 18 ans, eux étaient morts, et alors ? Chez eux, il était chez lui, peu importe s’il les comprenait un peu de travers, comme il s’en aperçoit à présent avec «ces lettres de Valéry à Gide que je ne me lasse pas de relire et qui sont bien les meilleurs exemples de vigueur intellectuelle, de clarté soudain dévoilée à l’esprit». Vigueur, clarté : excellente définition de ce qu’on ressent à découvrir ces pages.
La femme à qui elles s’adressent, la romancière Dominique Rolin, n’est pas n’importe quelle complice. Elle est née en 1913 (elle allait avoir 99 ans lorsqu’elle est morte, en mai 2012), et lui en novembre 1936. Elle en est à son huitième livre quand ils se rencontrent, en octobre 1958, et elle en écrira sept autres d’ici 1980, année où s’arrête ce choix de deux cent cinquante-six lettres. Il vient de publier son premier roman, Une curieuse solitude, un déjeuner est organisé avec une dame du Femina, c’est Dominique Rolin. «Coup de foudre» pour lui, «commotion» pour elle, écrira Sollers plus tard dans Un vrai roman. Mémoires. Dominique Rolin quitte le jury en 1964. On n’a pas ses réponses à Philippe Sollers - elles feront l’objet d’un autre volume - mais on mesure déjà une ou deux choses qu’on ignorait. Son rôle dans la comédie sociale, par exemple. On apprend, au passage, qu’elle a eu une liaison avec Maurice Blanchot, dont elle a détruit toutes les lettres, contrairement à celles de Sollers.
«Immunisés»
Ce sont des lettres d’amour, un amour voué à rimer avec toujours, ce que le jeune homme sait déjà. Reste à la convaincre qu’il lui est fidèle en ne l’étant pas. Essayons de comprendre. Vérité et mensonge relèvent de la «communication secondaire». Il ne veut pas, entre eux, de la banalité ordinaire. Il propose de s’en extraire, d’être hors d’atteinte. Il vise l’éradication du «sordide», installe très naturellement «étanchéité», «cloisonnement», «secret» : voilà pour «une conception esthétique de Ma vie». Quand il se marie avec Julia Kristeva en 1967 («le libertin impénitent qui aime sa femme», et n’en épousera pas d’autre, voir les Mémoires), Philippe Sollers chasse de toutes ses forces la tristesse qui pourrait s’abattre sur Dominique Rolin. Le malheur n’est pas pour eux. Il lui dit qu’ils sont «séparés de tout et immunisés contre tout». Il ne peut pas travailler sans elle, sans «la machine invisible que nous avons mise au point ».
Le travail, le texte, l’amour : leur partition. «Nous progressons», écrit Philippe Sollers. Il trouve que Dominique Rolin et lui sont «de plus en plus jeunes et dangereusement neufs», il l’écrit en 1965, mais ce pourrait être en 1960 comme en 1970. Juste une fois, on dirait qu’il a peur d’elle. Il a 25 ans. Jean Thibaudeau voudrait l’emmener passer le week-end de Pâques en Bretagne chez Jean-Edern Hallier. C’est la bande de Tel Quel, revue créée en 1960. Ces jeunes gens ne se haïssent pas encore. «J’avoue que cela m’amuserait. Mais : j’ai peur que tu soupçonnes là encore, derrière, des choses. Ce qui serait absurde. Tout simplement, ce petit déplacement me détendrait, me ferait bouger les idées. Il ne faut pas que tu te formalises de ce genre de désirs - idiots peut-être - chez moi. C’est une envie de "divertissement", rien de plus.» C’est le seul passage de la correspondance où on perçoit la différence d’âge.
«Plus vite»
Jeune, moins jeune, vieux, quel curieux caractère que celui de Sollers, identique à lui-même. Il a besoin d’ennemis. Il a 24 ans, et déjà des «insulteurs attitrés». Il en a 45 qu’il peut affirmer : «On a eu raison constamment, et sur tout.» Ce qui irradie, ici, n’est pourtant pas le contentement de soi. Il va «plus vite» que quiconque, c’est dit sans forfanterie. 1960 : «Il y a chez moi une sorte d’élan assez formidable où je me supprime entièrement vers le dehors.» La plupart des lettres sont adressées depuis l’île de Ré, où la famille de Philippe Sollers a conservé une propriété, et où il s’isole pour travailler. Le jardin, l’océan, le ciel, la nuit : l’individu disparaît dans le cosmos.
Mais il ne craint pas les gouffres. Il y a des moments de désespoir, de douleur (hépatite, asthme). Echapper à la conscription est un enfer. La mort frappe, il perd son meilleur ami, et son père. Dix lignes dans le Figaro en 1962 signalent le décès de Georges Bataille, «tellement plus fort que les autres». Disparition de François Mauriac en 1970, «un être délicieux». Pour finir, en 1980 : «Enorme choc psychique de la mort de Barthes.» Ces lettres, enfin, accueillent l’Algérie et le Vietnam, Soljenitsyne, la Chine, et la France de Pompidou, «un pays bloqué, fermé». Ce n’est pas ce qui fait leur intérêt à nos yeux. 1978 : «J’ai l’intention d’expliquer aux Américains, encore babas des audaces toutes timides […] du "nouveau roman", que je suis le premier écrivain de l’ère-post-atomique, le premier de l’époque de la mécanique quantique.» De l’Intermédiaire (1963) à Paradis (1981), on suit le tracé de l’œuvre en cours, toute en «rythmes» et «pulsations». 1974 : «Ce que je cherche c’est le "carrousel" de tout ce qui peut être dit, pensé, chuchoté, crié, affirmé, nié, suggéré par un terrien de passage.» Le programme apparaît dès 1960.
Claire Devarrieux
Philippe Sollers Lettres à Dominique Rolin 1958-1980 Edition établie, présentée et annotée par Frans De Haes. Gallimard, 384 pp., 21 €.