Philippe Sollers

Philippe Sollers Julia Kristeva, photo Sophie Zhang

 

 

SOLLERS INSOLITE

pour twitteurs et twitteuses

 

par JULIA KRISTEVA

 

 

 

À quoi bon lire en temps de tweets ?

 

Les cinq « grands entretiens » d’ArtPress avec Philippes Sollers, réalisés de 1974 à 2006 par Jacques Henric, Guy Scarpetta et Catherine Francblin, ne sont pas faits pour les twitteurs.  Violemment subjective, faite de synthèses formulaires, de trouvailles scandaleuses et de silences qui en disent long, la pensée provocante de Sollers qui  n’épargne ni le langage ni les sexes  creuse des trous d’air dans les styles cinématographiques et les commentaires éducatifs de la toile. Paradoxalement, forcément, ce théâtre de la philosophie et de la littérature, donc de la politique, pressent cependant les rythmes électroniques, les rejoint et les déjoue.

A l’écoute de cette pulsation, il m’est apparu évident de proposer - à ceux qui ne lisent plus parce qu’ils twittent - un choix d’analyses, d’aveux, de fugues, de réveils, de saluts on ne peut pas plus personnels.  J’adhère par un sous-titre, ou j’amorce  une  question, pour vous inviter  à découvrir, à vous découvrir. Aurore du dialogue, de la lecture.   

 

Julia Kristeva    

 

 

IMPOSSIBLE MATERIALISME ET IRREPARABLE DIFFERENCE SEXUELLE

 

La thèse qui court dans mon livre, c'est que, précisément, si le matérialisme est bien le refoulé de la pensée, de toute pensée, la question de son origine ne se pose pas, mais seulement l'histoire des formes du refoulement quant à une position matérialiste. En un sens, le matérialisme, c'est l'impossible. [1]

 

Mais attention : il ne s'agit pas d'accomplir cette critique au nom d'une religion de l'anti-religion. Même pas, si j'ose dire. La critique porte sur ce qui donne la religion, pas seulement sur la religiosité mais sur toute conception qui, en un point, est obligée de se « fermer » par une attitude religieuse. Cela peut aller beaucoup plus loin que les religions déclarées, ouvertes, avec leur arsenal transcendant, etc. Cela peut toucher, par exemple, une « religion de l'homme », sa fétichisation, dans « l'humanisme ». Là-dessus, Freud, en matérialiste, nous permet de penser plus loin.

 

Il ne suffit pas de parler de « différence sexuelle », il faut aller jusqu'aux contradictions sexuelles. Jusqu'à la division irréparable qui passe en chaque chose et chaque phénomène, dans son « essence » - « homme » compris, « pensée » comprise. Division et   transformation,   dans   l'unité,   divisée,   des contraires l'un dans l'autre : c'est la dialectique. Elle « rejoint » le fond du matérialisme en ceci qu'elle est, finalement, une compréhension de la dépense, de la négativité infinie.

 

 Et d'ailleurs, il ne saurait l'avoir que dans un processus de révolution ininterrompu, c'est clair.

 

 

 Le sujet n'est pas au lieu de son savoir : Freud le découvre. L'histoire est déterminée par la lutte de classes, économiquement, mais pas seulement. Et le matérialisme dialectique, s'il existait, aurait pour but de libérer des pratiques. On sait qu'au contraire, dans sa forme brutale (dogmatisme) ou relâchée-dure (révisionnisme), le matérialisme dialectique falsifié, stéréotypé, desséché, squelettique, a surtout eu pour but de freiner les différentes pratiques (Scientifiques, esthétiques) ou de les ensabler.

 

Sur quoi Mao met-il sans fin l'accent ? Sur la contradiction. Sur la pratique.

 

Et dire qu'on le prend pour une figure paternelle ! Tout chez Mao, au contraire, me semble relever du grand jeu.  

 – Ça c’est du Sollers scandaleux !

 

 

 

 

LE PARADIS, LE TROU ET LE MAXIMUM

 

/…/ ce qui m'appelle, plus que jamais, c'est le fait de ne  pas être. Je vais vous dire tout de suite ce que c'est que Paradis : c'est un trou. Ça n'est rien d'autre qu'un trou... Seulement, voilà : comment peut-on représenter un trou ? En produisant dans son environ immédiat le maximum de consistance. C'est le seul moyen de faire sentir ce qu'il en est du trou. [2]

 

Autrement dit, c'est la même chose que de pousser la négation jusqu'au bout, c'est-à-dire, en effet, jusqu'où il n'y a plus de bout, le bout de rien.

 

 

 Est-ce que je n'aurais jamais été, est-ce que tout ce qui est constatable, y compris par moi, comme être me  concernant, est une illusion. Si Paradis est un trou, il faut s'attendre en effet à ce que le moi n'y trouve  pas son compte, y compris le moi qui vous parle en ce moment.

 

Ce qui m'amène à travers mon nom à l'expérience de la négation, c'est tout à fait le contraire, c'est à être, pour ne pas être, sans embarras quant au père.

 

Il y a trois personnages dont on ne retrouve pas le corps après leur mort, ledit Œdipe, un certain Don Juan qui est censé, du moins chez Mozart, aller tout droit en enfer sans cadavre, et puis, last but not least, le nommé Jésus-Christ. Il est convenable de considérer ces trois figures ensemble pour autant qu'elles ne laissent pas derrière elles de cadavre, dans la mesure où ce sont trois affaires de père. Une fois sur trois ça donne d'ailleurs  un coinçage pervers, ce qui n'est qu'une face de l'expérience... Pour tenir la négation jusqu'au bout, là où il n'y a plus de bout, pour l'affirmer sans reste, pour aller au trou, il faut évidemment se préoccuper de la grande Ninon, autrement dit de l'enclos... femme. Il faut, un jour ou l'autre, se prononcer sur une question capitale, qui est que ça ne peut pas accepter du trou dans l'élément femme.

 

 

 

NI HOMO NI HETERO, UN INDIVIDU QUI SAUTE DANS LE LANGAGE

 

Si on regarde ce qui est arrivé au langage à la fin du 19e, lumineusement, on voit que la théologie ne s'évacue pas comme ça ! Ça revient de façon extraordinaire par un effet de fermentation qui s'empare rythmiquement, plurisemantiquement, du langage. Un individu saute dans le langage dans le sens où je l'ai entendu, pas membre d'un groupe, d'une espèce..., donc certainement pas homo... c'est là même que la question de l'homo ne marche plus... on aura beau sans cesse reposer les droits de l'homo... y a plus !.. fiction !.. tellement fiction que ça peut finalement se broyer sans choquer personne. Saute du même coup la ridicule histoire de l'hétéro, qu'était jamais que de l'homo en attente, et alors de nos jours, grosse pression fafemme très désespérée par le fait que la marmite n'est plus tenable. (…) et puis la Dame très, très ennuyeuse... Qui pourrait dater le moment où les femmes sont devenues si ennuyeuses si chiantes !

 

- Pas toutes quand même, mais ce n’est pas faux !

 

 

/…../ en passant dans la région, pourquoi ne pas dire à quel point on s'emmerde ?

 

 

 Pourquoi disais-je cela ? Pour faire l'apologie de l'Inquisition qui avec à mon avis un minimum de moyens, nous a tout de même appris qu'il y avait du renseignement du côté de la sorcière, savoir absolument indispensable à un homme de goût.

 

 

Tous ces gens qui devraient penser au trou sont ce que j'appellerai mariés a priori. Par là j'entends que le fait qu'ils le soient ou non n'a pas tellement d'importance et que c'est de leur mère qu'il s'agit, et uniquement d'elle.

 

 

Et en effet, pour qu'une femme entende quelque chose de l'Autre par l'oreille, il faut vraiment que ça vienne d'ailleurs que de nos moyens.

 

Qui n'a pas passé ce tropique, en effet du cancer ne sait pas ce que c'est que de nier le langage jusqu'au bout.

 

– J’en connais des exceptions, je vous en dirai plus à l’occasion !

 

Il faut donc se taper la folie, rien de moins, pour déboucher à partir du trou sur des choses toutes simples, toutes gaies et claires, transparentes, éminemment belles et bonnes, qui vous accueillent, très loin de toute sibylle et de ses grimaces, d'ailleurs nécessaires, au Paradis.

 

 

QU’EST CE QUE l’ELEMENT FEMININ ?  ROMANTIQUE OU COMIQUE

 

Pourquoi ce titre Femmes ?

 

Je voulais que cette mise-en-scène porte sur les configurations nouvelles qui se développent à partir de la mutation de l'élément féminin

 

 

La mutation fondamentale se passe dans la représentation, ou les échecs à la représentation, de l'image féminine. Pour le roman il en va de même. C'est la raison pour laquelle j'ai choisi que le narrateur soit non français (il est américain). Ça me permet de montrer quoi ? Eh bien que la France aujourd'hui peut être regardée depuis le plus intérieur, c'est-à-dire la sexualité, dont les Français sont très jaloux, très cocardièrement fiers, par un étranger qui serait, plus qu'aucun Français, au fait même de la question. [3]

 

La prise sur l'origine des corps est quelque chose qui vient de faire son entrée, majestueuse, frontale, dans la vie de l'espèce à laquelle nous appartenons. Le roman ne me paraît pas encore avoir enregistré ce phénomène ; Femmes, il me semble, est le premier à le faire, à en enregistrer non seulement les effets, les boursouflures, les agitations, les passions sous-jacentes, mais à en décrire les causes. On s'étonnera, dans quelques années, de la façon dont l'espace social imaginaire était clivé ; d'un côté, une pseudo-libération sexuelle, de représentation pornographique organiciste, avec la promotion qu'elle suppose de l'homosexualité masculine ; de l'autre, un déferlement volontariste du corps féminin idéologisé et pris à la chaîne reproductrice.

 

Femmes, de ce point de vue, est un livre évidemment comique. La prise au sérieux, romantique, du corps, des organes, provoque en moi inévitablement un effet comique.

 

 

Donc la thèse est là : s'il y a des hommes, c'est qu'ils sortent des femmes, c'est la poule et l'œuf si vous voulez, l'évacuation des corps, l'évacuation pour faire vie, et dans la mort ; mais la mort est prise, dans ce livre, dans sa dimension horriblement comique.

 

Le résultat, qui pourrait paraître paradoxal et qui est parfaitement logistique, eh bien c'est que l'homme ça ne court pas les rues. Et ça ne court pas les rues précisément parce que les femmes ça ne court pas les rues non plus. Il ne faut donc pas s'étonner si, dans cette situation de confusion sexuelle, une mythologie très antique qui est celle de l'androgyne est en train de nous redébouler sur le poil.

 

Le narrateur se promène avec une Bible, est le lieu d'un dialogue nouveau entre la tradition du roman critique, philosophique, et la Bible. On est aux antipodes du roman du 19e siècle, et du 20e.

 

UNE FEMME C’EST L’EVENEMENT,  ET L’HOMME  OBLITÉRÉ

 

Là est la transgression fondamentale : l'acte sexuel est considéré comme non rentable, non comptabilisé donc non comptabilisable. On le fait pour rien.

 

 

Si un fils pouvait voir réellement de quoi il est question dans sa mère. Ce n'est sûrement pas impossible qu'un fils y voie clair dans sa mère, mais que ce soit interdit c'est peut-être ça l'interdit de l'inceste. L'interdiction faite à un homme d'évaluer sa mère.

 

Une femme n'est pas tout le temps une femme, il lui arrive de l'être.

 

Je dirai que lorsqu'une femme est vraiment une femme, c'est de cela qu'est fait un événement.

 

Je préfère dire : une femme existe de temps en temps, comme femme.

 

Les hommes, leur conception de l'autre, de l'autre en eux, est oblitérée. Par rapport à cette mécanisation médiatique dramatiquement nerveuse des hommes, les femmes assurent dans le livre un rôle beaucoup plus réaliste ; elles sont plus lucides que les hommes, ce qui peut les conduire soit dans un sens mortel, soit vers une gratuité jamais vue.        

 

/…/ toutes les conceptions métaphysiques sont détruites,  toute conception de la sexualité comme Mal, comme péché est niée. À partir de là, vous arrivez à un réglage de la confusion sexuelle érigée en loi, et non plus considérée comme anormale. Aujourd'hui, toutes les valeurs du passé sont devenues clandestines. J'en fais le catalogue : être catholique, par exemple ; ou encore être hétérosexuel. C'est un renversement extraordinairement comique.

 

 

  URGENCE DE PICASSO ET DE FAULKNER

 

J'écris par urgence. J'ai éprouvé un ras-le-bol intense devant toutes les impostures, y compris l'imposture de ceux qui croient avoir dépassé le roman. Il me semble que quelqu'un comme Picasso avait de la même façon ressenti l'imposture que devenait l'art non figuratif et c'est pourquoi il a continué les deux gestes.

 

J'évoque plutôt les écrivains qui ont une conception shakespeariano-biblique de l'aventure. C'est ce que veut dire la phrase de William Faulkner mise en exergue : « Né mâle et célibataire dès son plus jeune âge. Possède sa propre machine à écrire et sait s'en servir. »

 

 

 

CONSTAMMENT LE ROMAN POÉSIE OÙ IL NE SE PASSE RIEN

 

Pour moi, ce n'est pas de temps en temps le roman, c'est constamment le roman. La  vie à mener doit être romanesque. J'ai une vie romanesque.

 

Dans  l'Étoile des amants, j'arrive au plus près de la fonction que j'ai déjà donnée du roman pour aujourd'hui, qui doit être selon moi le réveil, par tous les côtés à la fois, de la poésie. [4]

 

Tout ce qui était considéré jusqu'à présent comme un affrontement entre le bien et le mal est dépassé, et nous sommes pour le coup par-delà le bien et le mal, par-delà le conformisme ou le crime, dont le couple apparaît dans toute sa splendeur.

 

Ce changement d'ère, qui n'a rien à voir avec une fin de l'histoire, se montre sous la forme d'une tyrannie possible, impliquant que l'individu, voué au collectif, soit privé le plus possible de toutes ses ressources intimes.

 

Donc, 1924 : "Il n'y a pour moi pas une idée que l'amour n'éclipse, tout ce qui s'oppose à l'amour sera anéanti s'il ne tient qu'à moi. C'est ce que j'exprime grossièrement quand je me prétend anarchiste." C'est une phrase tirée du Libertinage de Louis Aragon. Là, ce qui m'intéresse tout de suite, c'est le conflit proclamé entre toute idée, quelle qu'elle soit, et l'amour.

 

 

 

Le Paradis, c'est une chose qui me travaille depuis longtemps. Après tout, pourquoi Adam et Eve n'y sont-ils pas restés tranquilles ? Était-ce fatal qu'ils inaugurent cette serpentation ? Alors, je me suis décidé, moi, à mettre une jeune femme sur une île, et puis-je lui ai ajouté un autre personnage, masculin, et je me suis demandé s'il était possible de mettre ensemble deux personnes que-tout devrait conduire au fameux malentendu métaphysique, bien connu, bien rebattu. Pouvait-on les mettre en situation paradisiaque ? Vous allez me dire : mais qu'est-ce qui se passe dans votre livre ? Rien. Pas de scènes, pas de cris, de hurlements, de revendications, de meurtre final ? Eh non ! Mais est-ce possible ? C'est possible, à condition de se mettre dans une certaine position du dire. Et, en effet, soudain, par cette exclusion du social, quelque chose à quoi on ne s'attendait pas surgit comme une nouvelle raison, que l'on peut appeler un nouvel amour.

 

L’AMOUR ANARCHISTE CONTRE LA  MAMMIFESTATION ET LA SEXINITE

 

Le mammifère, d'après moi, a fait son temps expérimental, on n'en tirera pas grand-chose d'autre qu'une réitération de la mammif. Cette  mammifestation, qui peut être encore touillée, n'a plus à nous réserver, thème abordé dans Paradis ô combien ! qu'une pénible sensation de répétition manipulable, notamment par les voies nouvelles de ce que j'ai appelé la sexinite.

 

 

C'est pourquoi vous voyez, dès le début de ce roman, un jeune homme et une jeune femme qui ont décidé d'interrompre leurs contacts sociaux et de se mettre dans une situation de grande concentration sur l'immédiat.

 

 

Je pense à ce mot merveilleux de Karl Kraus : « Si quelqu'un a quelque chose à dire, qu'il se lève, et qu'il se taise ! » La fonction du roman est la même : il introduit soudain un silence.

 

Parce que notamment j'aurais parlé de France moisie... alors que cette Étoile des amants comporte maints passages où on ne peut pas dire que le français, en tant que langue, y soit particulièrement maltraité, au contraire, puisque toute sa mémoire ne demande qu'à s'épanouir, y compris dans des choses très modestes, comme des chansonnettes, et bien sûr avec quelques bouquets dont Rimbaud montre le sens. J'aime assez être considéré comme le mauvais Français, ça m'enchante.

 

SOLLERS CONTRE SOLLERS

 

Ni Bourse, ni social, ni vert, ni collectif ! Alors là, vous sortez sur la pointe des pieds, ça a fini par s'endormir, vous levez la tête et vous voyez, vous l'avez vue souvent, en bateau c'est encore plus sensible, l'Étoile des amants, qui va se présenter soir et matin. Elle ne vous indiquera pas le - nord, elle n'est pas là pour ça. L'Étoile des amants, c'est Vénus, appelons-la Aphrodite pour faire grec, c'est l'Étoile des bergers.

 

Dans Passion fixe apparaissait brusquement une charcutière ; et cette fois, c'est une poissonnière. Il y a bien d'autres femmes ; notamment le  personnage principal qui s'appelle Maud, parce que ce prénom se prête à beaucoup de modulations.

 

Le nommé Sollers je n'en ai rien à faire ! Je laisse ça aux autres. Moi, je ne vis pas avec Sollers.

 

Il me faudrait, là, redéfinir l’érotisme, qui a peu à voir avec ce que j’ai appelé la sexinite, et avec ce qui, sauf exception, est un embarras de langage.

Dans la substance féminine elle-même, toujours plus réservée qu’on le croit, beaucoup plus en retrait qu’on ne l’imagine, et pour cette raison même poursuivie par la  Technique. Quelque chose est là pour humainement signifier le passage du langage à la chair, et de la matrice à la rose.

- Mille fois d’accord ! Plus féministe  que les prétendues féministes.

 

 Le temps qui vient de cet espace-là se trouve dans une drôle de situation : passé, présent, avenir ont soudain un quatrième terme qui les précède. Le roman raconte ce qui se passe entre l'existence et la pensée au nom de la poésie. Poésie entraîne, je n'ai pas besoin de vous le dire, amour et liberté.

 

 

DU SACRIFICATEUR AU DIEU PHILOSOPHIQUE PROTÉGÉ PAR LES FEMMES

 

À la fin d'Une vie divine, le narrateur dit de lui-même qu'il  est dans une position de sacrificateur védique qui, au cours de son rituel, dit s'élever de la fausseté vers la vérité, (…) à travers une intense mélodisation des mots, construit une demeure où il est censé être dans ce que nous appelons d'une façon bêtifiante l'au-delà. C'est là qu'il est et qu'il sera, et, d'une façon très délicate et modeste, à la fin de la construction de sa demeure vers les dieux, quand il revient à sa condition humaine, il dit simplement : Maintenant, je suis seulement ce que je suis. » Celui qui vous parle est donc maintenant seulement ce qu'il est. [5]

 

 

Vous voyez les deux repérages que l'on peut faire au sujet du temps, le premier, économico-politique, est indubitablement fondé sur la mort.  « Mort, où est ta victoire ? », comme dit Paul. Le second, c'est la folie.  La question, virulente, qui se pose, est donc la suivante: que se passe-t-il si nous ne sommes plus menacés ni par la mort ni par la folie ?

 

L'ancien Rédempteur est  venu guérir les malades.

 

 

C'est bien ce que Nietzsche récuse hautement en disant, expert en maladies dans sa vie, qu'il faut guérir très au-delà de la maladie humaine. Il s'agit de s'en tirer, c'est ça la guérison dans ce nouveau Salut.

 

 

Qu'est-ce que c'est que ce Salut qui croîtrait en même temps que la dévastation ? De cela, on a ou on n'a pas une sensation forte. Il se trouve que je l'ai, et que Nietzsche, de ce point de vue, m'apporte des confirmations à chaque instant.

 

Il s'agît d'une situation de vent violent, de déréliction, comme souvent dans ce que je fais, parce qu'on va de quelque chose d'invivable vers quelque chose qui se dégage peu à peu, et où le narrateur raconte ses rêves, saisissants, à savoir qu'il se retrouve avec son crâne ouvert. Il a perdu, sa calotte crânienne. Et cette histoire de crâne court à travers tout le livre.

 

Nietzsche vous dit : Dieu vient de faire une mutation considérable, il est devenu philosophe.

 

 

Alors, Dionysos philosophe... Qu'est-ce que ce serait qu'un dieu, un dieu indubitable, dans la vie la plus quotidienne ? Pour répondre, c'est l'auteur de Femmes qui vous le redit, il faut suivre l'histoire des personnages féminins.  La question qui se pose désormais est celle-ci : quelles femmes pour protéger ou abriter la possibilité de penser ?

 

 

LE SALUT RADICAL : ÉCRIRE ET LIRE

 

 

Désormais, il faut être radical : la plèbe est l'avenir de la plèbe, et par là toute pensée se trouve menacée, comme l'ensemble de l'archive humaine.

 

Fous de Dieu ou athéisme totalitaire, au bout ce sont des massacres qui ont de quoi nous laisser méditatifs, comme Monsieur N. qui voit ainsi avancer la dévastation du 20e siècle et des suivants.

 

Lui, ce dieu philosophe, il écrit, il écrit, il n'arrête pas d'écrire. On les a tous ces écrits, mais y a-t-il encore quelqu'un pour les lire ? Les lire, c'est-à-dire voir et montrer quelle vie il fallait mener pour écrire ça ? Eh bien, je l'ai fait.

 

 

 



[1] Sur le matérialisme, ArtPress, février 1974

[2] Comment aller au paradis ? ArtPress, janvier 1981

[3] Femmes. Pourquoi un roman « réaliste » ?, ArtPress, janvier 1983

[4] L’Amour du Royaume, ArtPress, octobre 2002

[5] Qui suis-je ? ArtPress, février 2006

Philippe Sollers, Les grands entretiens d'ArtPress, Imec éditeur, ArtPress, 2013

 

 

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