Stendhal expliqué à Sarkozy
L'ancien président de
la République française, un peu plus cultivé, grâce à son épouse, que le
président actuel, qui perd trop de temps à lire des publicités pour scooters,
nous a surpris au moins deux fois. La première en bousculant La
Princesse de Clèves, qu'il considérait comme une chanteuse de troisième
ordre, la deuxième en s'en prenant avec violence à La
Chartreuse de Parme. Je le cite (propos publié par Le Monde le 23 mars 2012) : « Fabrice del Dongo est un petit con, qui passe à côté de Waterloo
et de sa tante, et qui ne reconnaît même pas Napoléon quand il le croise. »
Ces jugements lui ont-ils
été inspirés par le maurrassien Buisson? En tout cas, en lisant ces lignes,
Stendhal aurait aussitôt provoqué Sarkozy en duel. Raison de plus pour ouvrir
les trois volumes en Pléiade de ses œuvres romanesques complètes, la première
édition à proposer l'ensemble des textes dans l'ordre chronologique de leur
création. Allez, pauvre président enregistré à son insu (comme le Pape) par son
majordome, encore un effort pour revenir à la raison. C'est Balzac lui-même qui
vous le demande : « M. Beyle a fait un livre où le sublime éclate de chapitre
en chapitre. Il a produit, à l'âge où les hommes trouvent rarement des sujets grandioses et après avoir écrit une
vingtaine de volumes extrêmement spirituels, une œuvre qui ne peut être
appréciée que par les âmes et par les gens vraiment supérieurs. » Balzac était-il un con? Pas qu'on
sache.
Il n'en reste pas
moins que Balzac ne semble pas s'être aperçu de la parution antérieure du Rouge et le Noir, et qu'il continue à
appeler Stendhal « M. Beyle ». Son article célèbre et généreux de l'époque sur La Chartreuse (sans lui, censure
complète de la critique littéraire) est remarquable, mais souvent à côté de la
plaque. Quelle idée de demander à l'auteur de supprimer le début en fanfare qui
devrait résonner dans toutes les mémoires de l'Hexagone : « Le 15 mai l796, le
général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui
venait dépasser le pont de Lodi, et d'apprendre au monde qu'après tant de
siècles César et Alexandre avaient un successeur. » Le Mali, c'est bien, Milan
c'est mieux.
Bizarre époque que la
nôtre : Hollande ne lit aucun livre, Sarkozy est jaloux de Stendhal, et Jospin
se fâche contre Napoléon. En 1796, Stendhal a 13 ans, il étouffe en province,
il envahit l'Italie par l'imagination, il va la conquérir intérieurement par
l'amour et la littérature. Waterloo? C'est la fin du grand rêve héroïque, après
lequel viendra « l'éteignoir » (nous y sommes). Cependant, Fabrice et sa tante,
la merveilleuse Sanseverina, inventent une féerie
pour toujours. Le 4 novembre 1838, à 55 ans, donc, Stendhal se cloître dans un
appartement, au 8 de la rue de Caumartin. Et, là, miracle : il écrit la La
Chartreuse en cinquante-trois
jours, ou, plutôt, il la dicte (« J'improvisais en dictant, je ne savais jamais
en dictant un chapitre ce qui arriverait au chapitre suivant »). Les besogneux
n'aiment pas Stendhal, les ordinateurs non plus. Tout est vibrant, imprévu,
coudé, erratique, et on a l'impression que l'auteur s'est appliqué à lui-même
la formule militaire de Napoléon : « On s'engage et puis on voit. » À Waterloo,
ce sublime « petit con » va et vient sans rien comprendre, c'est justement ça
qui est fort. Quant à sa tante Gina, qui l'adore, une note de l'éditeur nous
prévient : « C'est ici que Stendhal va le plus loin pour manifester le
caractère puissamment érotique de Fabrice pour Gina, et ses orgasmes de
substitution dans ses entretiens avec lui. » Moralité : Sarkozy ne comprend
rien à la jouissance des Italiennes. Laissons parler Gina : « Le comte Mosca a
du génie, tout le monde le dit, et je le crois, de plus il est mon amant. Mais
quand je suis avec Fabrice et que rien ne le contrarie, qu'il peut me dire tout
ce qu'il pense, je n'ai plus de jugement, je n'ai plus la conscience du moi
humain pour porter un jugement de son mérite, je suis dans le ciel avec lui, et
quand il me quitte, je suis morte de fatigue et incapable de tout, excepté de
me dire: c'est un Dieu pour moi, et il n'est qu'ami.»
Stendhal, en
incestueux discret, sait que le regard et la parole peuvent faire l'amour sans
le lourd appareil du corps (le sien ne lui convient pas). Mieux: il va jusqu'à mêler
à ses emportements une électricité religieuse. Avec Clélia, par exemple, mais
aussi avec Gina. Voyez Fabrice : « Son caractère profondément religieux et
enthousiaste prit le dessus. Il avait des visions. Il lui semblait que la
Madone, sollicitée par sa tante Gina, daignait lui apparaître et venir à son
secours. Il croyait que sa tante lui tendait les bras et l'embrassait pendant
son sommeil. » Faut-il insister sur l'amour du jeune Stendhal pour sa mère? Je
ne crois pas.
Il ne fait pas
qu'écrire et dicter, Stendhal, il vit et aime comme il écrit, sans cesse. Il
est entouré de signaux, de présages, le cryptage n'a pas de secrets pour lui.
Il se parle à lui-même, et se donne des conseils : « brillanter le style », « je
donne du nombre, de la tranquillité, des détails, du style ». Il s'interpelle
en anglais, raffole de l'italien, possède le français comme personne. Il finit
par se dire : « Aimes-tu mieux avoir eu trois femmes ou avoir fait ce roman ? » Étrange question, mais cette Chartreuse de Charme mérite bien mille
et trois femmes, au moins.
Nous sommes loin de la
vie littéraire de 1842 ou de celle d'aujourd'hui. Pour Stendhal, la vie
littéraire est « misérable », « elle réveille les instincts les plus
méprisables de notre nature et les plus fertiles en petits malheurs ». Ce qu'il
poursuit est tout autre chose, une surexistence libre, instantanée, musicale,
mobile, en couleur. Il n'espère plus rien de la politique et de la foule, mais
seulement des « happy few », des « heureux peu nombreux » (il y en a peut-être
qui respirent encore). L'hypocrite Aragon ne manquera pas de juger dérisoire
cet appel, en précisant que Stendhal aurait dû se préoccuper de la « unhappy crowd », de la « foule
malheureuse ». Stendhal est un déserteur de la vie sociale, c'est-à-dire de
l'ennui.
Autre devise: « Intelligenti pauca », « peu de mots suffisent à ceux qui comprennent ».
Et enfin, pour finir en vrai « Milanais » irrécupérable : « SFCDT », « Se
Foutre Carrément De Tout ». C'est ainsi, avec insolence, qu'en pleine décomposition
générale il fait son retour illuminé parmi nous.
PHILIPPE SOLLERS
Stendhal, Œuvres romanesques complètes,
tome III , édition établie par Yves Ansel,
Philippe Berthier, Xavier Bourdenet et Serge Linkès, Gallimard, La Pléiade, 2014
Le Nouvel Observateur du 27 mars 2014, n°2577
|