Notes
sur « Godard/Sollers : L’entretien » de Jean-Paul Fargier (1984)
Par
Lionel Dax
Les
aventures
Il
y a une trinité : Godard/Sollers/Fargier. Il y a
la traversée du politique de 1968 à 1978 : la continuité de Tel
Quel pour Sollers, l’aventure chinoise et Paradis,
le Groupe Dziga Vertov pour Godard
et Gorin afin de penser un autre cinéma ancré dans le politique et Cinéthique de Fargier et Leblanc qui réinventent la critique cinématographique en écho à Tel
Quel et à tous les cinémas politiques de l’époque. Cinéthique voit la jonction fondamentale
entre L’homme à la caméra de Dziga Vertov et Méditerranée de Jean-Daniel Pollet qui seront leurs films de référence. Il faudrait pouvoir revoir leur film
manifeste Quand on aime la vie, on va au cinéma réalisé en 1975.
Fargier rencontre via Tribune socialiste et Cinéthique, d’abord Godard, ensuite Pollet, Sollers et Pleynet. Il
tisse des liens en 1968 et 1969 qui refont surface au moment de Paradis en
1980 et 1981. Godard a toujours été là. Sollers a toujours été là. Pollet a toujours été là.
Godard
ouvre une voie nouvelle à ses films : Sauve qui peut (la vie),
Passion, Prénom Carmen, Je vous salue, Marie, Détective...
Paradis en 1981 devient
l’équivalent en littérature de Méditerranée en cinéma, un
contrepoint musical à toute l’histoire en cours, un retour à l’universel, au Katholikos, un océan, l’infini. Et Fargier voit ce point. Il perçoit très vite cette passion de la pensée et de la poésie
dans ce roman vivant.
Jean-Paul Fargier est donc là lui aussi. Il participe à ce
renouveau, continuant sa traversée du religieux, du politique et de l’art. Il accompagne
Sollers lors de la diffusion presque en continu de Paradis à
la radio libre de Bruxelles Micro Climat. Il commence à penser ses films en
lien avec cette tournée Paradis dans les églises et les lieux choisis pour
l’occasion. Sollers est un soleil en voix sur fond de rosace, motif qui
apparaît souvent dans le film Godard/Sollers : L’entretien tel
un plan de lien et non un plan de coupe. Un plan qui file d’une voix à l’autre.
Ce sont ces plans qui naviguent et qui vrillent de la voix de Sollers à un
tableau de Picasso dans Picasso by night by Sollers en 1988.
Les
contextes des trois hommes. Fargier vient de filmer
Sollers en 1983 à propos du Trou de la Vierge, il vient de mettre
en trame Sollers au Paradis avec des extraits de Paradis
Il en même temps que Sollers au pied du mur. Il termine
également le film Sollers joue Diderot, et prépare Robin
des voix, premier film que je verrai de Fargier quand je le rencontre en 1987. Sollers a publié Paradis en
1981, Femmes en 1983 et Portrait du Joueur en
1985. Suivra Théorie des Exceptions et Paradis
II en 1986. Godard vient de terminer Détective en
1984 avec Nathalie Baye et Johnny Hallyday qui
servira à financer et à terminer Je vous salue, Marie en 1985.
Accords
et désaccords : le dire et le vu
Nous
assistons à un dialogue alchimique entre le Soleil/Sollers et la Lune/Godard,
entre le rire précis et le sérieux étonné, entre l’or de Rome et l’argent de
Genève, entre Voltaire et Rousseau, entre un apôtre de la dépense et un apôtre
de la dette ! Dialogue stéréo, image et son, en accords et en désaccords,
en dictions et contra/dictions.
Accord
sur Hitchcock. Sollers va signifier que Hitchcock est toujours vivant notamment
avec cette réplique sur la culpabilité : « je n’arrête pas de décrire
un innocent dans un monde coupable », Godard évoque à la mort du grand
cinéaste en 1980 sa puissance de feu : « Hitchcock était le seul
homme qui pouvait faire trembler 1000 personnes, pas en leur disant comme
Hitler je vous massacrerais tous, mais comme dans Notorious en montrant une rangée de bouteilles
de Bordeaux. Personne n’a réussi à faire ça. Seuls les grands peintres, comme
le Tintoret. Dans son étude sur le Tintoret, Sartre raconte à propos du
Vénitien ce que les critiques ont toujours beaucoup reproché à Hitchcock :
À la fois, ils étaient subjugués par lui, et en même temps, ils lui en
voulaient de son amour du box-office. De la même manière, le Tintoret essayait
de battre tous ses concurrents dès qu’il entendait parler d’une commande. Pour
rafler plus vite le marché, il mettait ses aides au travail. Ce qui fait que
lorsque les autres arrivaient avec des esquisses, lui, il avait déjà fini le
tableau. Et il empochait le marché. Hitchcock faisait la même chose. Et puis il
était très proche du public au sens classique : c’est aussi pour cela
qu’il est identifié à la puissance du cinéma. » Là où Sollers va montrer
la pensée profonde d’Hitchcock vis-à-vis de son rapport à la société, Godard
rattache Hitchcock à l’histoire du cinéma et à son rapport à l’argent.
Durant
tout l’entretien, Godard fait référence à l’argent : son discours sur les
acteurs, les mendiants, les producteurs, les techniciens du cinéma, sur la
dette. En mai 2014, pour la sortie d’Adieu au langage, Godard dit :
« Les professionnels, ils parlent un autre langage que moi : la
critique, les officiels, le producteur. C’est dans un autre monde. »
"Godard/Sollers, l'entretien", de Jean-Paul Fargier
Il
y a deux façons de percevoir le réel, par le prisme du symbolique, de la force
du temps du côté de Sollers, et un regard pris dans une certaine vérité du réel
chez Godard. Il y a donc deux voix, deux caméras : le symbolique
catholique, le réel protestant ; et celui qui filme, l’imaginaire, le
regard double, stéréoscopique de Fargier qui fait le
nœud borromécn cher à Lacan, par le biais du montage,
telle une philosophie du lien.
Le
26 novembre 1996, dans une émission de télévision regroupant entre
autres Lyotard, Sollers et Finkielkraut, Godard
explique son point de vue : « Il y a une grande lutte entre le dire et
le vu et le vu a perdu en
gros. Pendant longtemps, j’ai pensé que Moïse avait triché, qu’il avait vu et
qu’ensuite il avait traduit, qu’il avait dit sur les
tables de la loi, et qu’ensuite c’était foutu parce que ce qu’on avait vu,
même le buisson ardent, c’était fini, ça passait toujours par une traduction, un
speaker, une speakerine, un écrivain ou quelque chose comme ça. (...) Tous les
producteurs me disent depuis longtemps, Jean-Luc, tu peux avoir tout l’argent
que tu veux, si seulement tu pouvais faire un film lisible. Alors maintenant ça
devient de plus en plus drôle, parce que ces producteurs, sauf Alain Sarde,
sont des analphabètes. Et c’est eux qui demandent un film lisible. La
télévision est lisible. On ne voit rien mais c’est lisible. Donc on ne peut pas
penser. Ni sur une catastrophe, ni sur les routiers, ni sur Nique Ta mère, ni
sur quoi que ce soit. On lit moins les livres. »
Godard
attaque l’écriture pour se contenter de la vision afin d’avoir un rapport
direct aux êtres et aux choses sans l’intermédiaire du langage (adieu au
langage). Il continue le ciné-œil de Vertov. Voir, c’est déjà une
opération créatrice. On peut se passer du dire. Warburg va dans le même
sens. Penser une histoire de l’art seulement faite d’images rapprochées à
travers les siècles, des montages visuels mis en lumière avec son magnifique
Atlas Mnémosyne. C’est le montage qui fait sens. Mes pensées sont des images.
Accord
sur Bach et Mozart. Désaccords sur Beethoven et Wagner.
Accord
en fin d’entretien sur la lecture à voix haute ... Ouverture de la voix.
Marie,
les mères et la mort
Sollers
a préparé cet entretien en bon chinois comme une guerre à la Sun Tse :
« Attaquez à découvert, mais soyez vainqueur en secret... Le grand jour et
les ténèbres, l’apparent et le caché ; voilà tout l’art » (exergue de Portrait du Joueur). Outre le lieu du duel, en face de la cathédrale
Notre-Dame, écho à Marie que Sollers va très vite saluer comme on salue la
beauté, l’écrivain choisit le temps : le 21 novembre, jour de la
présentation au temple de Marie, moment solennel d’une rare beauté peint par
les peintres, notamment Titien et Tintoret à Venise. Il choisit de commencer
l’entretien et déroule son fil conducteur, sortant tour à tour les armes des
dogmes de l’église et du sac de Rome, comme pour s’assurer d’une victoire
contre les protestants, d’une contre-réforme assumée en révolution catholique.
Godard, calme et un peu perdu, encaisse d’abord les coups. Et petit à petit, il
reprend la main pour que l’entretien trouve son point d’équilibre. La bascule a
lieu lorsque Godard évoque la question du cadre et de l’argent, une critique
pratique de la vérité cinéma.
On
se rappelle le début fulgurant de Femmes, 1983 : « Depuis le
temps... Il me semble que quelqu’un aurait pu oser... Je cherche, j’observe,
j’écoute, j’ouvre des livres, je lis, je relis. Mais non. Pas vraiment.
Personne n’en parle... Pas ouvertement en tout cas. Mot couvert, brume, nuages,
allusions. Depuis tout ce temps. Combien ? Deux mille ans ? Six mille
ans ? Depuis qu’il y a des documents... Quelqu’un aurait pu la dire, quand
même, la vérité, la crue, la tuante. Mais non, rien, presque rien. Des mythes,
des religions, des poèmes, des romans, des opéras, des philosophies, des
contrats. Bon, c’est vrai, quelques audaces. Mais l’ensemble en général verse
vite dans l’emphase, l’agrandissement, le crime énervé, l’effet... Rien, ou
presque rien, sur la cause... LA CAUSE. Le monde appartient aux
femmes. C’est-à-dire à la mort. Là-dessus tout le monde
ment. »
Sollers
tout au long de ses livres reprend cette idée jusqu’à son dernier roman, Le
Nouveau en 2019.
Cela
a déjà été souligné : « mummy » en
anglais signifie à la fois « maman » et « momie ». Mot mis
à mi-mot : Ma’ ment !
Sollers
évoque dès Femmes, que la reproduction de la vie est celle aussi de la
mort. Il observe que la fécondation prend de plus en plus une tournure
technique où les corps deviennent secondaires, devenus agents de l’effet
technique. Le 24 février 1982, on annonce en grande pompe la naissance
d’Amandine, le premier « bébé éprouvette » en fécondation in vitro,
qui ouvre la voie à une forme du vivant. Sollers avec Femmes et Godard
avec Je vous salue, Marie répondent de façon singulière à ce processus
scientifique.
Sollers
au début de l’entretien commence par réciter la prière « Je vous salue
Marie ». « Le fruit de vos entrailles est béni » (Je ne
connais pas d’autre grâce que celle d’être né), version positive côtoyant
de près « Et à l’heure de votre mort » (Memento mori), version négative.
Dans Le Nouveau plusieurs passages évoquent ce parallèle entre Marie, les
mères et la mort. Sollers raconte le moment où Freud pose la question de la
mort à sa mère dans une cuisine en mettant en scène un souvenir
d’enfance : « Alors ma mère se frotta les mains, paume contre paume,
tout à fait comme si elle faisait des Knödel,
sauf qu’il n’y avait aucune pâte entre ses mains, et elle me montra les petites
pellicules noires d’épiderme qui se détachent sous l’effet du frottement, comme
un échantillon de cette terre dont nous sommes faits. Mon étonnement devant
cette démonstration ad oculos fut sans limite,
et je me soumis à ce que je devais plus tard entendre exprimer par ces
paroles : "Tu es redevable d’une mort à la nature". »
Sollers
continue : « Cette scène est fantastique, et digne de Shakespeare.
Enfin une mère qui avoue ! Elle est la terre, elle a les mains sales, et
voilà d’où tu viens, mon petit Sigi, et où tu
reviendras après ta mort, car tu as une dette envers la nature. Shakespeare,
lui, fait dire à un de ses personnages, "Tu es redevable d’une mort à
Dieu", mais Freud transforme Dieu en Nature, puisque Amalia, sa mère, a
osé prendre la place de Dieu. On peut imaginer le traumatisme ressenti par ce
garçon, à la cuisine, en voyant sa mère se frotter les mains, comme pour pétrir
une boulette, en lui parlant de sa mort. Lady Macbeth est une très bonne
cuisinière. Son fils vivra en exil, avec le sentiment d’être radicalement
endetté. Chacun et chacune ses mères, mais cette Amalia me stupéfie. Au fond,
elle défie son jeune fils, elle le dénude de sa peau devant lui, pour lui
montrer qu’il n’est, comme elle, que poussière. Elle le force, sans le savoir,
à avoir du génie. Il en aura, en descendant, de son vivant, aux Enfers. La
chaste Amalia se conduit ici comme une tribade, frottement compris. Ce petit
garçon découvrira l’hystérie ; mais s’interrogera toute sa vie sur
l’existence de Shakespeare. Une longue tradition féminine et secrète a soufflé
ce geste inouï à la mère de Freud. Toute femme qui enfantait contractait une
dette de mort sur son bébé avec Dieu ou avec la Nature. Désormais, c’est avec la
Société ou la Technique. C’est moins romantique, mais plus précis. »
Et
il revient sur l’Assomption de la Vierge Marie : « Le 15 août, un
autre sursaut gamma rapide pourrait vous prévenir, si vous êtes catholique, que
l’étoile Marie toujours Vierge est en train de préparer son Assomption, pour
aller se faire couronner au Ciel par la Trinité. Ce jour là, le soir, des feux
d’artifice sont encore tirés un peu partout, les plus beaux explosant sur les
côtes, en hommage à la Pleine de Grâce, Mère de Dieu et Fille de son Fils.
C’est un dogme tardif, et vous êtes tenus de le faire entrer dans votre
imagination, comme plein de musiciens et de peintres. Quelle heure
était-il ? Pourquoi pas 15 heures ? Ou minuit ? Levez la tête,
regardez les étoiles. A l’instant, une onde gravitationnelle traverse l’espace
à la vitesse de la lumière. Vous avez le bonjour du Temps. (... )
"Paradis" veut dire : transmutation immédiate du négatif en
positif. Le doute devient certitude, la fatigue repos, la terreur harmonie,
l’horreur bonheur, l’angoisse sérénité, la laideur beauté, la dispersion
concentration, le bavardage silence, la torpeur éveil, la lourdeur légèreté, la
société toute entière une plage. Au coin de la rue la forêt, sur les toits la
neige éternelle, dans les caves de grands lits moelleux. Là-bas, dans une
circulation folle, des foules de figurants interchangeables, penchés sur leurs
portables, s’évanouissent dans une publicité d’enfer. Le vacarme est aboli par
un rayon de soleil. Une fois de plus, vous vous réveillez en sursaut. »
Le
rire, la dette et la culpabilité
Et
surgit la question du rire, de la dette et de la culpabilité. Et Bataille est
l’invité du jour : « Rire de l’univers libérait ma vie. J’échappe à
la pesanteur en riant. Je me refuse à la traduction intellectuelle de ce
rire : l’esclavage recommencerait à partir de là » ; « Je
ris du solitaire prétendant réfléchir le monde » ; « Et me voici
revenu — riant — parmi mes semblables. Mais leurs soucis ne
m’atteignent plus : au milieu d’eux, je suis aveugle et sourd. Rien ne
saurait en moi s’utiliser » ; « Toujours j’ai reculé devant
l’échéance j’avais peur d’être ce que j’étais : LE RIRE
MÊME ! » ; « L’absence de culpabilité ne peut être
négatif : elle est gloire » ; « Je ne suis à la
vérité que le rire qui me prend. L’impasse où je m’enfonce, et dans laquelle je
disparais, n’est que l’immensité du rire... » ; « Pourrai-je un
seul instant cesser de rire ? » Le Coupable.
Voici
comment Sollers revient rétrospectivement sur cet entretien en mars 2013 :
« Il y a un entretien qui n’a jamais été diffusé à la télévision c’est
l’entretien que j’ai eu avec Godard sur Je vous salue, Marie, c’est un
truc totalement inconnu, filmé par Jean-Paul Fargier : Sollers/Godard : L’Entretien. Godard déballe les choses très
justement. "Toi tu ris tout le temps, dit-il, alors que moi je pleure tout
le temps." C’est une passe d’armes amusante à deux caméras. » Et le
18 mars 2019, présentant la sortie du film de Fargier au cinéma et en dvd : « C’est un entretien tout à fait baroque.
Godard est excellent bien entendu mais il me demande pourquoi j’ai tendance à
rire constamment, absence de culpabilité, alors que lui il a tendance à
pleurer. Voilà c’est la différence entre un protestant de Genève et un
catholique du sud-ouest. Ce n’est pas du tout la même
chose religieusement. Alors vous savez ; discuter de la Vierge Marie avec
un protestant, c’est absolument impossible. Eh bien on y arrive quand même,
c’est ça qui est drôle. »
"Godard/Sollers, l'entretien", de Jean-Paul Fargier
Il
y a vers la fin de l’entretien justement une drôle de s/cène : le pain
trempé dans l’eau minérale de Godard. Le pain et le vin, complexité
mystérieuse ; le pain et l’eau, simplicité apparente, transsubstantiation
Suisse.
Godard
ne rit pas toujours car il ressent la misère des hommes. Il montre dans Histoire(s)
du cinéma que cette misère, la violence, la mort sont les toiles de fond du
cinéma et de la vie : « La misère, dernier argument, dernier
fondement de la communauté moderne, elle est la toile de fond de tous nos
drames, de nos pensées, de nos actions et même de nos utopies. » Citation
de Denis de Rougemont in Histoire(s) du cinéma .
Godard
parle de la dette dans l’entretien qu’il relie à la culpabilité :
« Le cinéma, c’est la part maudite de l’art ». Chaque film est une
dette envers un producteur mais également envers la société : « Faire
un film, c’est être producteur de dettes. » Godard retient de sa lecture
de La Part maudite de Bataille, son rapport à la dette. Seulement ce mot
est rarement employé par Bataille dans ce livre. Peut-être Godard trouve-t-il
ce concept de la dette dans le rituel célèbre du Potlatch où un don
nécessite son retour sous forme d’un contre-don, ou peut-être à la fin du livre
quand Bataille évoque le Plan Marshall, crédit américain pour la reconstruction
de l’Europe qui provoque un rapport de dette avec les Etats-Unis : dette
financière et dette morale. Le capitalisme, né du protestantisme selon Max
Weber, n’est pas autre chose qu’une politique du crédit qui crée un
asservissement de la dette en générant une misère contrôlée. Sollers, de son
côté, retient la notion de dépense et la fin de la culpabilité. En effet, le
rire de Bataille s’exprime plus dans Le Coupable que dans La Part
maudite.
Cinéma,
Peinture et Musique
Le
23 août 2010, dans un entretien avec Anne Deneys-Tunney,
« Femmes, romans », Sollers dit : « L’ennuyeux, c’est que
Godard a un rapport malheureux à la substance féminine, je ne vous apprends
rien. Un rapport plutôt tragique, et donc c’est le contraire de la peinture. Et
de la musique aussi, désespérément. Mais c’est un cinéaste important qui a
représenté toutes les impasses du cinéma, y compris les siennes propres. C’est
le contraire de ce que je fais, si vous voulez. On dira un jour que ça s’est
passé à la même époque, quand nous aurons disparu. Et que c’était absolument
contradictoire. C’est comme avec Houellebecq. On dira que ça s’est passé plus
ou moins à la même époque, mais que c’était l’exact opposé. Et c’est très bien
comme ça, il faut qu’on voie les antipodes. C’est très démonstratif. »
« Cinéma,
cinéma, cinéma ! Il faut toujours mettre de la star ou de la
représentation en point de fuite de femmes bien entendu. Le cinéma, ça ne fait
que mettre en mouvement des effets de tableau, des effets de peinture. »
Sollers — Le Trou de la Vierge (1983). Dans les derniers films de
Godard, jusqu’au Livre d’Image en 2018, la peinture s’insère dans le
cinéma. Il y a un dialogue vivant entre ces deux espaces de vision. Dans la
bande annonce du film, Godard insère en lettres capitales : TABLEAUX
— FILMS — TEXTES — MUSIQUE.
Godard
fait un clin d’œil à Sollers et à son Mystérieux Mozart dans For Ever Mozart en 1996. Sollers réagit le 26 novembre
1996 : « Je trouve qu’il y a plus à gagner en parlant de Godard de
poésie, de peinture et de musique. Voilà Mozart qui vient nous faire signe très
calmement, très peu de temps d’ailleurs. Il n’y a pas tout un concerto de
Mozart dans For Ever Mozart. Il y a cette
apparition magnifique. Il y a un vieux type qui est cinéaste qui essaye de
faire son boléro fatal avec cette fille qu’on voit avec cette séquence énorme,
du Joyce, du Molière, où on essaye de lui faire dire oui. Et à chaque fois
qu’elle dit oui l’autre dit non. Oui. Non. Oui. Non. Oui. Non. Et au moment où
elle s’évanouit, elle dit enfin un oui, ce qui lui resterait de voluptueux en
elle, d’animal. Il y a tout ça dans ces films-là. Il faut rester sur des
détails. »
Sollers
écrit de façon directe ce qu’il pense du cinéma en 1989 dans un texte
« Plus de Cinéma » repris dans Improvisations (1991) :
« Une constatation simple : mon corps ne se retrouve plus dans une
salle de cinéma, mon cerveau ne transmet plus à mon corps l’ordre d’aller dans
une salle de cinéma. C’est un phénomène qui date déjà d’une dizaine d’années.
Mon cas est-il purement singulier ou est-il le symptôme d’une physiologie plus
profonde qui est en cours de reconstruction dans l’espace et le temps ?
Entrer dans une salle de cinéma n’appartient plus du tout à ma pérégrination
physiologique et psychique. Le cinéma est le marché du contre fantasme. Je m'y
ennuie instantanément. Au bout de deux minutes, j’ai compris ce qui se passe,
et ce qu’il va se passer. La rhétorique qui se déploie est fermée, bloquante,
une déperdition d’imagination pour moi. (...) La connerie, c’est l’auto
intoxication sur la prétendue possibilité de faire coïncider l’image et le son.
C’est désormais quelque chose que je ne supporte plus. J’ai toujours été
partisan de l’image qui sort du son, puis j’ai décidé d’en parler parce que ça
n’intéressait personne. Le cinéma pense tellement peu que ce n’est pas la peine
de perdre son temps. Ce qui ne pense pas me retarde. Au cinéma, on dit aux
spectateurs : vous êtes en train de voir ce que vous voyez. C’est une
escroquerie. Les cinéastes qui ont essayé d’introduire un doute là-dessus ont
fait ce qu’ils ont pu. Godard, d’accord. Un son, une image. Et puis, au bout
d’un moment, quel ennui ! C’est tellement évident. Mais ça impressionne
toujours les gens qui croient qu’ils ont vu vraiment ce qu’ils voyaient, ce
qu’ils ont entendu ... Mais dès qu’on propose des choses qui se voient, il me
semble que le silence est préférable. »
Sollers
en 1994 : « Rares, très rares, sont les films qui, eux-mêmes, auront
tenté de faire la critique directe de cette formidable aliénation industrielle
par l’image. On peut citer tous les films de Debord ;
quelques Godard (dans son récent autoportrait) ; Méditerranée de Pollet (à cause de sa leçon de montage) ; celui, en
fin que j’ai réalisé à partir de La Porte de l’Enfer de Rodin. »
Trinité cinématographique de Sollers : Pollet — Godard — Debord.
Dans
un entretien réalisé en mars 2013 par T. Lounas et J. Narboni, Lourdeur du cinématographe, Sollers
dit : « J’ai toujours eu un rapport extrêmement distant, occasionnel,
avec le cinéma. Je suis un peu agoraphobe. M’asseoir dans une salle et regarder
quelque chose avec d’autres personnes, ça provoque chez moi un sentiment
d’oppression qui fait que je m’y déplace rarement. Sauf pour une projection
privée, qui peut prendre des proportions effroyables, parce que quand on est
presque seul, avec un son hurlant comme aime faire Godard. Il m’avait convoqué
pour Film Socialisme et ça faisait tellement de bruit que je me suis
éclipsé avant la fin. Le cinéma pour moi c’est trop une contrainte collective.
Je suis effaré devant le surinvesrissement du cinéma,
ça a pris de telles proportions dans la vie de mes contemporains... Ce qui me
dérange le plus, c’est l’image. Je crois que là on tombe sur un formatage très
ancien qui consiste à confondre la peinture avec l’image. Problème que Godard a
rencontré sans arrêt. (Il l’imite) "Et alors la peinture ?
Ça vous dit quoi la peinture ?" Le fait de tout mettre sous la
coupe de l’image, les acteurs, tout, là, je m’ennuie très vite parce que je
comprends immédiatement de quoi il s’agit.
A
l’inverse, vous avez un rapport compliqué avec Godard. Dans Portrait de femmes,
vous écrivez : « Il remplace l’élément féminin par la couleur. »
Comment il s’en tire, Godard ?
Eh
bien, il bute. D’abord faisons un peu d’histoire. Méditerranée de
Jean-Daniel Pollet , dont on va parler à un moment ou à un autre, est
contemporain du Mépris. Godard l’a beaucoup aimé. Je pense que le
travail sur la couleur dans ces deux films est absolument magnifique. La grande
différence, c’est que, avec le Mépris, Brigitte Bardot, ça ne marche
pas, ça ne marche plus. C’est un très grand questionneur de la chose
fondamentale, Godard, cette histoire de mettre des sons en rapport avec les
images. Il s’en sort un peu dans Le Mépris, il s’en sort mieux dans JLG/JLG,
qui est un des films de lui que je préfère. Un piano est un piano, une
partition est une partition et de l’eau de l’eau, la chose même. Mais il est
clair qu’il vient buter sur la peinture. Alors il se sert de la musique d’une
façon qui, à mon avis, n’est pas satisfaisante. Alors que dans Méditerranée de Pollet, il suffit que la paysanne grecque se
regardant dans un miroir reboutonne son tablier bleu, bouton par bouton, et
c’est la poésie même, c’est Pollet, c’est rare. Lui,
il y est arrivé. Je n’ai jamais vu une corrida aussi bien comprise. Dans le
mouvement et dans la couleur, le sang...
Il
y a également ce qu’il a fait sur les pêcheurs, les poissons. Je n’ai jamais vu
de poissons comme ça. Je n’ai jamais vu non plus un grand brûlé par la lèpre,
nous dire, comme dans L’Ordre, depuis son corps complètement défiguré,
la vérité. C’est une sensibilité extrême, Pollet. On
était amis. Il est arrivé avec ses rushs de Méditerranée tournés un peu
partout, mais il ne savait pas quoi en faire !
Alors
j’ai écrit le texte du film et participé au montage. Toutes les images qu’il a
rapportées sont extraordinaires, Palmyre, l’orange ... L’orange, je me disais
tout le temps qu’il fallait qu’elle revienne... le fruit, le paradis. Du coup,
elle triomphe : c’est le triomphe de la couleur. Quand on arrive à
convoquer presque les cinq sens à la fois, c’est gagné. »
Dans Méditerranée, les points de silence orchestrés dans le discours auraient
pu être renforcés par un arrêt de la musique. Mais le silence est là, on le
ressent.
D’un
autre côté, on perçoit clairement un écho visuel à Méditerranée dans Film
Socialisme de 2010, où Godard choisit de saturer le son, tissant une
critique de la vulgarité affichée dans ces croisières de la falsification. Le
silence de Sollers et le bruit de Godard. Dernière phrase dans Le Nouveau :
« J’ouvre la porte, je rentre, et, aussitôt, la vérité du grand
merveilleux silence est là ». The restis silence. Le sommeil est silence...
Godard
en mai 2014 : « Aujourd’hui on voit un DVD sur un petit écran, même
sur un écran un peu plus grand. L’écran et la salle ne sont plus là.
Aujourd’hui, c’est comme si un moine disait : est-ce que ça vous arrive de
retrouver Dieu chez vous ? Il n’y a plus d’église... La salle de cinéma,
c’était une invention. Mes antécédents protestants me la font plus voir d’un
côté religieux. Je me souviens que j’a vais écris un texte qui parlait de
l’équipe des films que j’avais intitulé : La paroisse morte. »
Godard,
le 21 mai 2014 pour la sortie d’Adieu au langage : « J’aime
mieux dire comme Sollers que j’admire, que je respecte en tant que critique, à
qui on reprochait de faire souvent des citations, il disait : "ce ne
sont pas des citations, ce sont des preuves". »
Le
15 avril 2019, Godard intervient à France-Culture pour parler de la sortie de
son film Le Livre d’Image. Il cite Pierre Reverdy : « Une
image n’est pas forte parce qu’elle est brutale et fantastique, mais parce que
l’association des idées est lointaine et juste. »