Trésor d’Amour
|
|
Philippe Sollers à Venise © photo Sophie Zhang
|
Stendhal par Johan Olaf Sodermark ©RMN - G. Blot |
Dans la
nouvelle science, comme dit Isidore Ducasse, trop peu connu sous ce nom, mais
que chacun reconnaît sous le nom de Lautréamont, dans la nouvelle science,
chaque chose vient à son tour, telle est son excellence. Pour vous donner
l'exemple de choses qui viennent à leur tour, comme ce Trésor d'Amour, je prends l'actualité, c'est-à-dire que j'écarte du
revers de la main tous les romans qui paraissent et qui s'accroupissent, comme
dit le même auteur, aux étalages, et qui se bousculent dans le naturalisme
épuisé, dans le réalisme social, dans la sociologie décomposée. J'écarte la
dévastation générale, qui va d'ailleurs s'accentuer, nous n'en sommes qu'au
début, et je prends mes quartiers, pris depuis longtemps, dans la clandestinité
qui m'anime. L'actualité, pour moi, c'est la chose suivante : d'abord je reçois
de l'université de Shanghai une invitation à y enseigner pendant deux ou trois
mois, et à participer à un colloque sur Lacan. Le même jour, je reçois, avec
satisfaction, après trente ans, l'annonce de la publication en chinois, par les
éditions Shanghai Translation Publishing House, de mon livre Femmes. Je vais enfin pouvoir contaminer les Chinoises de mon
temps. Dans Femmes, il y avait
d'ailleurs cette jeune femme, chinoise, Ysia,
attachée à l'ambassade de Paris… J'en profite, en passant, pour dire qu'il
n'est jamais question des femmes de mes romans. Cela, à la longue, devrait
attirer l'attention d'un esprit un peu éveillé. C'est curieux, parce qu'il y a
beaucoup de personnages féminins dans mes livres. Il y en a de tous les
milieux, de toutes les nationalités, de tous les âges, et si vous enlevez les
femmes de mes romans, ça revient à dire que je n'ai rien écrit depuis trente
ans. Le même jour encore, je reçois une lettre dont je vous cite les passages
principaux : « Cher Monsieur, Nous venons de créer à Venise une nouvelle
institution dévolue au répertoire musical baroque vénitien de Monteverdi à
Vivaldi. Comme vous le savez peut-être, jusqu'ici ce répertoire faisait le tour
du monde sans être réellement présent dans la lagune. Ce ne sera à présent plus
le cas, grâce au Venitian Center Music, dont vous
trouverez une présentation dans le dossier ci-joint. Je sais à quel point vous
appréciez Cecilia Bartoli ; celle-ci a décidé de rejoindre notre board afin de nous apporter son soutien.» Je vois qu'en
effet la charmante et géniale Cecilia Bartoli en profite pour m'exfiltrer dans
ce nouveau Venise où il faut tout de même souligner que rien n'existait avant
cette année-ci à propos d'une musique qui depuis 20 ans fait le tour du monde.
Cecilia a enregistré des airs de Vivaldi et personne ne s'attendait à
l'extraordinaire succès rencontré, puisque l'album frise aujourd'hui le million
d'exemplaires vendus dans le monde entier. Donc, ce nouveau Centre va entrer en
activité l'été prochain, et pour « les activités scientifiques, je poursuis ma
citation, en collaboration avec la Marciana (la
bibliothèque de Venise), nous travaillons en partenariat avec la jeune
Fondation Casanova ». Il n'y avait pas non plus, jusqu'alors, la moindre
Fondation Casanova à Venise. Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son
tour, et c'est son excellence… Je continue : « Je connais évidemment (c'est un
type très jeune qui m'écrit) votre amour pour Venise et étant passionné de littérature,
j'ai été "élevé" avec vos livres. J'ai été longtemps l'administrateur
d'un orchestre que nous avions nommé Les
Folies françaises, en référence à Couperin, bien sûr, mais aussi à votre
roman. Je suis en train de dévorer Discours
Parfait comme je l'avais fait de La
Guerre du Goût et Éloge de l'infini,
mais je viens à vous aujourd'hui afin de vous demander si vous nous feriez la
joie de rejoindre notre Comité d'honneur… ». Ce comité est composé de gens de
toutes nationalités, et je vois avec intérêt que je suis le seul écrivain
français convoqué.
Je vous montre les lieux où vont résonner les concerts : vous voyez ici
l'église de la Pietà, ici vous avez un palais avec un plafond de Tiepolo, là la
grande salle de San Rocco, vous aurez aussi la Casa Rezzonico,
et enfin la salle de concert du Palazzo Zeno. On va
pouvoir oublier le sinistre musée Pinault d'art
contemporain, lequel aggrave le Guggenheim d'où on peut pratiquement tout jeter
dans la lagune. Paradoxe admirable de Venise : il y aura, demain, des endroits
où se rassembleront hors-tourisme ce qu'il faut bien appeler, à la Stendhal,
des happy few, ces heureux, peu
nombreux, qui en vérité sont en grand nombre. Ils viendront de tous les
continents, y compris de Chine.
Il y aura donc, désormais, un contre-Venise
qui sera un contre-poison, et je dois dire qu'après
des années où j'aurai ramé seul, dans ma gondole spéciale, dans le secret le
plus parfait de ce que je pouvais développer sur cette scène, on assistera à la
formation de jeunes musiciens, de jeunes chanteurs, de jeunes chercheurs de
partitions. Je rappelle qu'Ezra Pound, vers 1939, se demandait où il y avait
des partitions de Vivaldi… Le Temps… On peut maintenant écouter sa musique
vocale qui était totalement méconnue. Cecilia, avec sa gorge, son souffle, son
énergie, a ressuscité cette merveille. C'est une révolution.
|
|
|
Cecilia Bartoli © photo Sophie Zhang |
Philippe Sollers à Venise © photo Sophie Zhang |
L'éblouissement
italien
Dans Trésor d'Amour,
pourquoi Stendhal ? Eh bien, à cause de son éblouissement italien.
Éblouissement fondamental, à son époque rarissime. Voilà quelqu'un qui éprouve,
avec tout son corps, quelque chose qui contredit absolument son temps et ses
habitudes françaises de Grenoblois, ensuite d'employé de Napoléon. N'oublions
pas qu'il sort de la retraite de Russie. Relisons aussi son journal, qui est absolument
passionnant.
Pourquoi inventer un lieu complètement invisible à Venise ? Encore un fois,
comme ce sera le cas pour les concerts, de façon encore plus intime, on peut
vivre absolument clandestinement à Venise si on s'en donne les moyens, qui n'ont
rien d'extraordinaire. J'ai fait ça pendant quarante ans, et je continue de le
faire de temps en temps, printemps et automnes. Pourquoi est-ce que j'ai eu,
moi-même, cet éblouissement italien, sortant de là où en était la France, dans
ma jeunesse, pays qui depuis n'a fait que s'enfoncer de plus en plus, alors
qu'on croyait que c'était Venise qui s'effondrerait ? Tout cela est dans mes
livres. Mais les ai-je écrits ? C'est probable. On peut les consulter. Pourquoi
n'entraînent-ils pas de conversions, physiques ? Ce n'est pas à moi d'y
répondre. Comme vous le savez, les journalistes, salariés surmenés du vide,
n'ont pas le temps de lire, et d'ailleurs, n'en ont plus, depuis longtemps, les
moyens.
Si on ouvre ce livre, Trésor
d'Amour, on constate qu'il commence par une déclaration sur la sexualité,
tarte à la crème pendant très longtemps, mais qui, je pense, est en pleine
déflation amusante. J'ai toujours été d'un athéisme résolu sur cette question.
En opposition à la dictature publicitaire mondiale, et pour éviter toute
fixation, j'ai parlé sans cesse d'identités rapprochées multiples et j'ai
depuis longtemps organisé ma vie en fonction d'une telle situation. D'où
l'importance, d'une façon encore plus marquée dans ce livre, des personnages
féminins.
Je dis donc qu'en trois siècles, on est passé du refoulement et
de la sublimation religieuse au libertinage, du libertinage à la passion
romantique, de là à la pudibonderie, de là encore à la prolifération sexuelle
et pornographique, avant de retourner, nous y sommes, via la maladie et la
technique de reproduction au refoulement ordinaire et originaire qui revient,
chaque fois, au point mort. Voilà mon diagnostic. La boucle est bouclée, le
spectacle achevé, il est temps d'en tirer les conséquences. Tous ces éléments (page
13 du livre) peuvent concourir à une unité supérieure ayant la profondeur
intérieure comme objet. Alors : sérieux, pudeur, liberté, dévoilement, délire,
cœur, goût, délicatesse, crudité, œil clinique, plaisir, retrait. Le temps est
un trésor - comme dans Les Voyageurs du
Temps - et pour l'ensemble de l'aventure, on garde le mot si controversé
d'« amour ». Je garde ce mot en radiographiant son histoire.
De l'amour
Le narrateur de ce livre rencontre donc à New York, un soir,
une jeune femme italienne de 24 ans, Minna, qui en a 35 au moment de l'écriture
du livre. Il passe avec elle une nuit très satisfaisante. Puis elle vient le
revoir à Paris. Elle enseigne la littérature à Milan, elle est spécialiste de
littérature française, et presque inévitablement de Stendhal. L'intérêt, c'est
qu'elle habite Venise, et comme beaucoup des personnages de femmes que je mets
en scène dans leur liberté fondamentale, elle est réfractaire, je veux dire
qu'elle est d'un tempérament anarchiste. Il n'est pas question pour elle de
l'actualité autrement que sous la forme d'un dégoût profond. En revanche,
l'intensité des sensations peut naître de ce retrait. Par conséquent, il y aura
un bateau, il y aura Venise vue depuis l'eau, car qui ne connaît pas Venise à
partir de l'eau n'en connaît rien, et il y aura un appartement, un appartement
en quelque sorte de musique intime. Il se trouve que cette Minna Viscontini est la descendante d'une Viscontini qui n'est autre que la célèbre Mathilde, que Stendhal appelle Métilde dans De l'amour. De l'amour, livre à relire, livre
extraordinaire, écrit au crayon dans la plus grande fébrilité, après la
découverte de la substance féminine italienne. Ce qui est intéressant, dans
cette aventure de Stendhal, c'est qu'il éprouve une très vive passion pour
cette femme qui fait de la politique, et Trésor
d'Amour tourne autour du fait de savoir si, au début du 21e siècle, un tout
autre amour passion peut avoir lieu entre un Français et une Italienne.
L'amour-passion et l'amour-goût ne sont pas nécessairement contradictoires. Il
est intéressant de remarquer quels sont les embarras de Stendhal sur ce sujet.
Il est très libre de mœurs, il va au bordel, mais brusquement l'amour-passion
provoque chez lui une sorte de blocage, qu'il décrit d'ailleurs avec une
lucidité considérable en s'inoculant cette expérience comme une drogue dure. Il
sait qu'il n'a pas le « suffrage à vue », comme dit Casanova, et, de plus, la
Mathilde en question a déjà deux garçons. Il veut forcer le jeu et ça ne marche
pas. Mais ça n'était pas fait pour marcher. C'était fait pour découvrir son
corps, c'est-à-dire une augmentation tout à fait significative de ses
perceptions. Et cela nous renseigne sur le très grand romancier qu'il va
devenir. Le Rouge et le noir, la
Chartreuse de Parme, Lucien Leuwen, livres célèbres mais tout à fait
méconnus. Pour moi, il s'agissait à la faveur d'une situation très particulière
de réussir, avec une descendante de l'amour-passion de Stendhal, là où il
n'avait pu aller plus loin. Ce qui nous donne d'ailleurs une longueur de temps
considérable, historique, pour voir, au lieu de nous attarder sur la misère
contemporaine, quelles ont été les opportunités grandioses qui ont pu s'offrir
à Stendhal, comme à Nietzsche, dans Une
vie divine. Nietzsche, comme vous le savez, admirait beaucoup Stendhal. À
partir de là, ce qui compte, c'est la description de ce que peut être une
contre-société qui s'organise, avec deux personnes ou plus, contre
l'indiscrétion générale, la bouillie, l'ignorance, l'analphabétisme, l'absence
de goût, l'absence de goût qui conduit au crime, comme dit Stendhal.
L'argent fou
Il est né en
1783, Stendhal, il a donc entre 6 et 10 ans au moment de la Révolution et de la
Terreur. Mais quel est le personnage qui hante toute sa vie ? Sa mère. C'est
donc une magnifique histoire d'inceste prolongé, projectif, qui se présente à
lui comme possibilité et qui en même temps arrête le passage à l'acte. Sa mère
s'appelle Henriette et lui Henri. Elle meurt en couches, en prononçant, dit-il,
son nom. Il faut lire les livres fondamentaux de Stendhal, les livres
autobiographiques. Il faut regarder ça d'assez près pour savoir comment s'en
sort un système nerveux enfantin, projeté dans une histoire monumentale, qui
n'est autre que celle de la Révolution et de l'Empire, et ce n'est pas rien de
s'être retrouvé en pleine retraite de Russie, à pied, avec les cosaques au cul,
dans la neige, pas rien non plus la fin, terrible, à Civitavecchia, où il est
consul… Le grand roman de Stendhal, c'est lui. C'est lui au point qu'on ne
comprend pas grand chose à son aventure si l'on ne tient pas le plus grand
compte de ce texte fabuleux qui s'appelle Les
Privilèges, qu'il écrit à la fin de sa vie à Rome. Texte que je décortique
d'une façon, je crois, précise, qui n'a été révélé par le grand stendhalien
Victor Del Litto qu'en 1961 et, comme dans la
nouvelle science, chaque chose vient à son tour, je précise au passage qu'à la
remise de ma légion d'honneur par un François Mitterrand cireux, déjà subclaquant, souffrant beaucoup et avec beaucoup de
courage, je me suis retrouvé à côté de Del Litto.
Pourquoi ? Eh, on ne sait pas… C'est comme ça. Les Privilèges, c'est le texte le plus extravagant de la
littérature mondiale. Stendhal a intensément vécu, subjectivement, ce genre de
situations évoquées dans son livre, avec, entre autres, le souhait de mourir
d'un seul coup d'apoplexie, vœu qui a été exaucé puisqu'il est mort dans la
rue. Il n'y a pas de ridicule à mourir dans la rue, disait-il bizarrement.
Autre chose qui devrait attirer l'attention, c'est son épitaphe, composée par
lui-même, sous forme d'une carte à jouer, et en italien. Un consul, en
exercice, français, qui se fait enterrer en italien, c'est déjà un scandale
diplomatique. C'est un traître. Il ne veut pas être enterré en français. «
Visse, scrisse, amò ». Il a
vécu, il a écrit, il a aimé. Ça choque beaucoup. Ça choque même son cousin qui
fait graver, et vous pouvez vérifier ça au cimetière Montmartre, ce qui prouve
bien que Stendhal reste le plus méconnu des Français : « Il a vécu, il a aimé,
il a écrit. » Le cousin n'a pas eu à se forcer pour inventer qu'on vivait,
qu'on aimait et qu'on écrivait ensuite. Parce que c'est comme ça que ça doit se
passer dans la vie courante. Mais dans la vie de Stendhal, non, on vit, on écrit,
et c'est ça qui fait qu'il y a de l'amour. Cette puissance accordée à
l'écriture, démontrée par Les Privilèges,
puissance accordée au geste même qui peut transformer la vie, et amener
l'amour, est impressionnante. L'organicité sexuelle n'est qu'une des fonctions,
pas la principale, du corps humain : il y a la vue, le sentir, le goût, qui
sont rarement d'accord. Il y a la peinture. La peinture, ah l'Italie !… Et il y
a la musique. La musique, ah l'Italie !… Ce qui étonne Stendhal, c'est que ça
n'intéresse pratiquement personne. Il est anticlérical parce qu'il a connu
l'église gallicane de son temps, complètement exsangue, il ne regrette pas
d'avoir été un petit enfant révolutionnaire contre son père et sa tante, il les
défie, il est content que Louis XVI ait été guillotiné, autrement dit son père,
qui a fait mourir sa mère en couches, et puis il se demande de plus en plus
pourquoi la France est devenue si triste. Où est passée la gaieté du 18e siècle
? Que dirait-il aujourd'hui, après les grands massacres européens et l'argent
fou. L'argent est déjà le sujet de Lucien
Leuwen. Il a de l'avance, tellement d'avance qu'il prévoit ne pouvoir être
lu qu'en l'an deux mille, voire plus tard encore. Il n'aurait pas eu l'article
de Balzac, magnifique, qui se trompe aussi sur le fond de la Chartreuse de Parme, son roman serait
passé totalement inaperçu. Preuve que la vie sociale n'a aucun intérêt. Aucun.
Et que la vie personnelle, par conséquent, n'en a que davantage. Voilà ce qu'il
faut essayer de démontrer, pour les… happy
few, qui seront de plus en plus nombreux. On ne les connaît pas ? On
apprendra à les connaître. J'attends des nouvelles de mes Chinoises ayant lu Femmes.
Sartre, Freud, Debord
Là-dessus,
toujours à propos de la distance historique, j'attire votre attention sur les guest stars de mon roman. D'abord Sartre, et c'est aussi
l'occasion de faire un éloge de Beauvoir qui a épargné Stendhal parmi les
portraits de tous les écrivains à clichés misogynes, à cause de son invention
des personnages de femmes. C'est très compliqué de dire qu'il n'y a pas de
femmes chez Stendhal, avec moi, c'est plus facile parce qu'elles gênent
davantage, donc silence. Le tabou est là. Sartre donc qui, pendant qu'il est
prisonnier, note dans ses Carnets de la
drôle de guerre, passionnants au demeurant, qu'il est très négligé
d'habitude et que là il se rase tous les jours en hommage à Stendhal pendant la
campagne de Russie. J'ai relu, continue-t-il, les soixante premières pages de La Chartreuse de Parme, c'est admirable.
Après, il vous dit, ayant des problèmes avec son propre roman, l'Âge de raison, que ses personnages
sont désintégrés, alors que Fabrice, lui, est toujours heureux, vivant, viable.
Sartre, comme symptôme en Italie, est très intéressant, d'autant plus que sa
névrose, sa psychose même, à Venise, passe l'imagination. Il se sent totalement
englouti. Il a une crise d'identité, protestante. Il n'aime pas la sensualité
de Venise. Beauvoir, elle, est plus à l'aise.
Première démonstration, Sartre. Deuxième démonstration
: Freud. On m'en a beaucoup voulu dans les milieux psychanalytiques d'avoir
rappelé, dans un texte que j'avais intitulé Freud
s'échappe, la passion italienne de Freud quand il voyage avec Minna, sa
belle-sœur. Comment ne pas admirer la liberté de Freud, contrairement à ce que
pense le lourd Michel Onfray. La grande, la très
grande liberté de Freud. L'Italie ? Mais c'est un miracle ! Gœthe avait eu la même sensation. L'esprit souffle dans ce lieu magique. Je suis
invité aux quatre coins de la planète, et, à l'aéroport, j'abandonne, je me
retrouve toujours vers Venise ou Rome.
Freud, et last but not least, Debord. La seule
photo en couleur de Debord, c'est Alice qui me l'a
prêtée pour le film que j'ai réalisé sur Debord,
lequel n'aimait pas être photographié. Elle a été prise à Venise, sur le ponton
du Linea d'Ombra, le restaurant où Minna et le
narrateur vont souvent. Il fait beau, une bouteille de vin est sur la table, Debord se tasse un peu sur la droite, c'est la dernière
fois qu'il voit Venise. Il écrit une lettre où il dit qu'il est à Venise, mais
n'en parlez surtout pas à Sollers qui n'y connaît rien. Voyons, voyons, je suis
alors à cent mètres… Il y a quelque chose d'étrange dans cette affaire qui,
d'ailleurs, se démontre par le fait que Debord n'a
jamais pu dans ses films, arriver à la couleur. In Girum est un grand film, mais en en
noir et blanc, et c'est la voix de Debord qui
compte.
Stendhal, dans
mon Trésor d'Amour, apprécie beaucoup
Isidore Ducasse et Guy Debord, ce sont des gens de
caractère, mais ils n'ont pas écrit les romans que Mr Beyle, en devenant
Stendhal, a écrits, c'est-à-dire, a vécus en les écrivant. Voyez-le déjà, en
1815, à Venise : «Mon bonheur consiste à être solitaire au milieu d'une grande
ville, et à passer toutes les soirées avec une maîtresse. Venise remplit
parfaitement les conditions.»
J'ai beaucoup fait ça, tout en écrivant intensément. Ça doit se sentir dans
mon livre.
Philippe Sollers
Réponses à
des questions de Jacques Henric
Artpress, 375, février 2011
Le texte dans Artpress (pdf)
|
|
|