Un certain Shakespeare
Qui était réellement Shakespeare ? La question hante tout le
monde depuis longtemps et les hypothèses fourmillent. Était-ce lui ? Quelqu'un
d'autre ? Est-il possible qu'un simple acteur ait créé autant de chefs-d'œuvre
en si peu de temps ? On sait très peu de choses sur lui : pas de manuscrits,
pas de lettres, quelques documents, rien sur sa bibliothèque (alors qu'il est
d'une érudition étourdissante). L'énigme absolue.
Voici enfin une biographie fouillée et précise de la part d'un spécialiste qui s'était déjà fait connaître par le récit
passionnant de la découverte du manuscrit révolutionnaire du De rerum natura de Lucrèce, dans un monastère, en 1417. Dans
l'infernale publicité généralisée, les cas difficiles sont désormais d'un intérêt
majeur. Écoutez ça : « À la fin des années 1580, un jeune homme originaire d'un
petit bourg de province, sans fortune, ni relations familiales, ni éducation
universitaire, arrive à Londres. En l'espace de quelques années seulement, il y
devient le plus grand dramaturge de son temps, voire de tous les temps. »
Il se passe de drôles de choses en Angleterre, à cette
époque. Luttes féroces entre protestants et catholiques, supplices et
décapitations en public, têtes exhibées au bout de piques sur le pont de
Londres, complots, diatribes échevelées, sermons puritains, bordels. Le jeune
William est le fils d'un tanneur, fabricant de gants, devenu notable, qui sera
inquiété pour usure. Est-il protestant (nouvelle religion inquisitoriale) ou
catholique (vieille tradition) ? Peut-être les deux, avec une « double
conscience ». Quoi qu'il en soit, ce jeune homme surdoué semble pratiquer très
tôt la devise célèbre de Joyce, « le silence, l'exil, la ruse ». Il est très
dissimulé, possède une mémoire infaillible des moindres situations, voit tout,
entend tout, le monde est pour lui un théâtre et il peut jouer tous les rôles.
Il rêve d'aristocratie, mais son père est ruiné, il doit se débrouiller seul.
Est-il recruté très tôt, dans le Lancashire resté catholique, par des nobles
amateurs de comédiens et plus ou moins protecteurs de missionnaires jésuites
clandestins, bientôt arrêtés, torturés et exécutés ? C'est probable. On se
doute que ce débutant n'a aucune vocation pour le martyre. Que faire ? Revenir
et végéter dans son village de Stratford ? Devenir homme de loi ou pasteur ?
Non, acteur, rien qu'acteur, corps virtuose de la lumière et de l'ombre.
Tiens, le voilà marié, à 18 ans, avec une femme de 26 ans,
déjà enceinte de lui. Une fille, Susanna, à qui il léguera plus tard tous ses
biens, et des jumeaux, Judith et Hamnet (tout indique
que la mort de son fils à 11 ans sera le grand choc de sa vie, et la source du
très étrange « Hamlet »). Est-il inquiété par la police protestante ? En tout
cas, il quitte femme et enfants, et se jette dans la fournaise de Londres.
Au début, il est méprisé par les poètes locaux, parce qu'il
n'est pas allé à l'université (Oxford). Il a tout de suite un rival génial de
son âge, Marlowe, mais, prudent, il ne partage pas la vie de débauche de ses
amis. Il sait tout faire, William : des drames historiques, des comédies, des
tragédies. C'est surtout un grand poète, comme le prouvent supérieurement ses Sonnets. Dès Roméo et Juliette, il s'impose, mais devient en même temps homme
d'affaires dans l'aventure du Théâtre du Globe. Le théâtre, à l'époque, ne va
pas de soi : il est confiné près des lieux mal famés, auxquels les puritains le
comparent. Shakespeare monte en scène, mais il contrôle les coulisses. Il est
protégé par de jeunes aristocrates qui préfèrent s'encanailler que se marier.
Le comte de Southampton est le dédicataire secret des Sonnets, mais aussi, ouvertement, de Vénus et Adonis et du Viol de
Lucrèce. Poésie amoureuse? Et comment : « C'est en toi, en ton miroir, que
ta mère retrouve/Le ravissant avril de son propre printemps. » Il n'y a pas que
le comte de Southampton, mais aussi le comte de Pembroke, sans oublier la «
dame brune » qui est peut-être une prostituée, du nom de Lucy Negro. À force de
jouer avec des garçons déguisés en femmes (les femmes sont interdites sur
scène), le vertige des identités est partout. L'amour, peut-être, mais surtout
la folie et la mort. Shakespeare est fou, mais un fou qui comprend la folie
comme personne (Othello, le Roi Lear, Macbeth). Il crée des sorcières, des spectres, des passions
torrides et mortelles (Antoine et Cléopâtre),
il rythme tout avec son blank verse (vers de dix pieds non rimé, par
rapport auquel l'alexandrin français paraît le plus souvent dormir), percute
ses dialogues comme des flèches. Il est l'inventeur du monologue métaphysique (Hamlet) qui prouve que la littérature
pense plus que la religion et la philosophie. Dante écrase l'italien,
Shakespeare, l'anglais.
Bref, c'est un magicien de la présence totale, qui fait de sa
dernière œuvre extraordinaire, La Tempête (1611), un testament
spirituel inouï. La vie est une île de rêve, la vérité est dans l'illusion
magique, mais il faut se résoudre à abjurer cet art. Prospero et sa fille, Miranda, sont représentés, dans l'existence courante, par l'amour
de Will pour sa fille Susanna (elle a vingt ans de moins que lui), à qui il
transmet, pour finir, sa très confortable fortune gagnée par lui seul. Avec une
désinvolture surprenante, il ne lègue à sa femme, Anne, que « son second meilleur
lit». Il est revenu dans son village pour mourir, achète encore des terres, et
sera enterré, comme un gentleman, dans l'église de la Sainte-Trinité, à
Stratford.
On ne sait rien des derniers instants de ce génie fabuleux.
Un tombeau lui sera édifié plus tard dans l'église, avec statue assez moche de
notable, la plume à la main. N'importe : quelle revanche sur son enfance ! « Je
ne suis plus, mais je suis », semble-t-il dire. La légende commence à peine. On
a du mal à croire qu'il a disparu physiquement à l'âge de 52 ans.
PHILIPPE SOLLERS
Le
Nouvel Observateur du 2 octobre 2014, N° 2604