Une expérience de l’infini
Qu'est-ce que le temps ? l'espace ? le corps ? la mémoire ? la naissance ? la mort ? l'amour? la présence? le langage? l'angoisse? le bonheur? le rêve? le hasard? la nécessité? l'oubli ? On se dit
: voilà des questions pour manuel de philosophie, ou, à la rigueur, pour un
commentaire de l'expérience poétique, alors que la forme qui peut y répondre le
mieux est depuis longtemps le roman. Encore faut-il qu'il n'ait pas peur de
lui-même, ne s'imagine pas en crise, ne se renferme pas dans la gratuité
formelle, la névrose provinciale ou précieuse, le dessèchement. Le roman comme
métaphysique? Oui, et tant pis pour ceux qui croient au roman familial, social,
moral, expérimental quand ce n'est pas au simple produit de consommation fabriqué
à la chaîne. Les découvertes qui outrepassent la métaphysique ont lieu dans
le roman. Raison pour laquelle il est tellement surveillé, sans doute.
Peu à peu, l'œuvre de Dominique Rolin, si
singulière, si volontairement méconnue, monte à l'horizon de la
littérature et éclaire le spectacle navrant de l'imprimé-pour-rien, du récit pour-n'y-plus-penser. Une œuvre où il est beaucoup question
de sommeil, comme s'il s'agissait, désormais, de savoir dormir plus profond
pour échapper au somnambulisme ambiant, à l'énervement systématique, afin
d'aborder à un autre réveil, sur une autre rive. Dessus? Dessous? Le jour? La
nuit? Moi? L'autre en moi ? L'autre qui répond de moi ? Combien sommes-nous en
nous-même ? Un ? Deux ? Trois ? Une foule mal maîtrisée d'anciens « moi » ? Et
les souvenirs, les morts, les rencontres ? On n'ose pas croire que le roman pose la question fondamentale de l'Etre. Eh bien, si.
Voici
donc le récit d'une femme qui écrit en même temps qu'un homme qui écrit.(1) Cela ne veut pas dire
qu'ils n'ont rien d'autre à faire mais qu'ils ne vivent, l'un par rapport à
l'autre, qu'en fonction de cet acte. Comme souvent, dans les romans de
Dominique Rolin, on voit se construire une scène où Jim (prénom sans doute choisi
en hommage au diminutif de James Joyce) occupe un des pôles de concentration.
Ils sont dans une « ville étrangère », Venise, qui devient, dans la deuxième
moitié du vingtième siècle, une réalité et un mythe nouveaux, un laboratoire où
semble pouvoir s'exercer un maximum de sensation verticale. Tout de suite, les
deux acteurs principaux sont comme morts, doués d'une autre vie que celle de la
chronologie courante : «Nous étions morts de fatigue et d'air, morts de marbre
et d'eau, morts de paix. » Dans ce théâtre, qui ne demande qu'à être continuel,
on rencontre «la nacre violente du matin» et l’on s'aperçoit qu'«il est
tout de suite midi». Que se passe-t-il ? Rien, ou plutôt une multitude de riens
magnétiques comme dans Ulysse. Les habitants, les passants, viennent se
proposer à l'observation ; on dirait qu'ils ont vécu il y a un siècle ; la
narration les dénude et les radiographie en permanence. Il ne s'agit
pourtant pas, comme chez Proust, de repérer une vérité cachée sous les
apparences sociales — la société, ici, a disparu — mais de capter,
même chez les plus difformes ou grotesques, un «éclair de beauté». Ils sont
quelconques, condamnés à disparaître, rigoureusement non nécessaires mais,
chaque fois, nimbés d'une gloire absurde. La narratrice s'est donc mise à
écrire sur un « ponton » et cela arrive, cela se présente
aussitôt pour être écrit (« le hasard a du flair et m'aime»). Voici deux
sourdes-muettes, par exemple: «J'observe leurs mains bavardes, je pourrais
presque dire que je les écoute. » L'existence est d'emblée définie comme
une infirmité, une «geôle intime et mouvante». À la base de toutes les
histoires humaines, le même emprisonnement a lieu, sorte de péché originel
(thème constant chez les plus grands écrivains), faute initiale, chute dans la
reproduction forcée, «la série de biftecks exposés coup sur coup sur le marché
de la vie». À chaque instant, la narratrice est assaillie par des traces
traumatiques de cette malédiction. C'est un sujet sur lequel on sent
qu'elle peut être intarissable, d'autant plus qu'elle identifie le phénomène
comme s'opposant a priori à toute volonté d'écriture : « Sur le ponton,
un bébé m'observe du fond de son landau avec la fixité d'un affreux petit
médium. Il veut m'empêcher d'écrire ? »
Écrire serait donc couper court à la
fatalité biologique, interrompre son flux incessant. C'est sans complaisance,
et même avec cruauté, que la narratrice se regarde dans les miroirs et s'étonne
du physique de son partenaire masculin. Certes, Jim est plein de qualités (surtout
celle, étrange, de vite plonger dans un sommeil apparemment sans rêves), mais
il n'est jamais, bien qu'il soit décrit comme plutôt beau, qu'«une boîte
osseuse drapée de peau et trouée d'ouvertures» montée sur un «flexible
arbrisseau vertébral» soutenant un «sac d'organes» au-dessus du «compas
des jambes». Disons les choses : les corps humains sont tous des ébauches de
déchets, et le regard qui enregistre cette catastrophe universelle est un «
trou » sans fond dans le décor. Toute la matière animée est mangée de
dégradation, non-être à peine déguisé, néant transitoire. Le responsable ?
Dieu, sans doute, ou du moins la façon dont on l'imagine comme responsable de
ce ratage, de cette interminable série de clichés, de ce bâclage sexuel : «S'il
avait été doué d'audace, le Vieux, il aurait couvert la planète de machines
lisses capables de se multiplier avec la délicatesse d'un pollen performant. »
Au lieu de cela, quel gâchis ! Dieu est nul, timide, maladroit, débile, et
la preuve en est bien la création de deux sexes là où il ne devrait y en avoir
qu'un, ou, mieux encore, aucun. Sans Jim, qui offre, semble-t-il, une
remarquable force de résistance à cet effondrement général, la
narratrice nous dit qu'elle ne se lèverait plus et choisirait d'être
définitivement «grabataire». Faut-il se suicider? Assassiner? Elle se raconte
des possibilités de crimes imaginaires portant sur des enfants. Si je
n'écrivais pas, semble-t-elle dire, je tuerais. Elle se sent sourdement
complice en sorcellerie avec les mouettes qui tournent autour d'elle; «Je suis
leur petite sœur en sadisme secret. » On pourrait la croire en reportage en
enfer. Elle y voit trop.
L'homme, donc, dort et écrit.
Qu'écrit-il ? On ne sait pas. La narratrice, elle, veille dans «l'eau bleue de
l'ombre». Ce n'est pas de sa mémoire qu'elle se plaint, mais d'elle-même : «ma
mémoire est douée, je ne le suis pas». Elle attend, elle guette, elle redoute,
elle se rappelle des souffrances ou des humiliations passées, elle semble sans
cesse au bord de l'égarement ou du cauchemar (par exemple dans ce rêve où elle
apprend que la Vierge a été écrasée par une voiture folle : que va devenir
son fils unique ?). À elle l'expérience de l'angoisse et de la néantisation,
tandis que lui, au contraire, « sa volonté de jubilation est une seconde nature
». Il répond à toutes les questions d'un geste désinvolte. Ce qui l'entraîne,
elle, à se demander : «Où donc se situe avec précision le fleuve souple et
calme du plaisir d'être, d'être, sans plus ? » On dirait que la difficulté suprême
consiste à affirmer la non-existence de ce qui n'est pas. Nous voici aux
antipodes des images convenues : la femme «naturelle», sans problèmes,
coïncidant avec la spontanéité de l'être; alors que l'homme serait le
spécialiste du souci. Ici, c'est tout le contraire. C'est bien une femme qui
s'interroge : comment être ? être sans plus ? Ou plutôt, écoutons bien :
comment ne pas ajouter immédiatement le signe moins à l'être ? Le signe
moins ? Il est sans cesse calculé dans la reproduction : « la grossesse se voit
dans le fond des yeux ». Les effets en sont aussitôt ravageants sur les femmes comme sur les hommes : « Harold engraissait de façon
spectaculaire, ce qui rendait assez choquant son air de spiritualité hautaine.
» Les habitants du fini colmatent tant qu'ils peuvent la brèche d'infini qu'ils
redoutent en eux. Être ? Ne pas être ? Dormir ? Rêver ? « Ne plus se réveiller
tout en évitant la mort serait une merveille. » Peu de romans ont atteint des
états aussi extralucides que ceux de Dominique Rolin, elle-même grande noteuse stricte et ironique de rêves (comme Kafka). «Être,
tout simplement, être, implique un état de surmenage épuisant. »
Elle écrit ce que nous lisons ; il écrit ce que
nous ne lisons pas. Deux liturgies différentes. Voyons sa table de travail à
lui : « son âme y reste posée à plat, rectangulaire et tranquille, forte
et sobre, secrète, inaccessible ». Tout ce qu'on peut enregistrer est «l'élan
serré de sa petite écriture à nerfs. Il est comme «père et mère de lui-même».
La narratrice, en revanche, n'en a jamais fini avec père et mère, le père étant
par définition, et dans tous les sens de ce mot, douteux. La naissance
est un trafic truqué (une femme est toujours mieux placée qu'un homme pour
le savoir), comme la mort, d'ailleurs (selon Nabokov : «un honteux secret de
famille»). La conception, donc, ne va nullement de soi. Et c'est sans
doute pourquoi « on a besoin de naître seconde après seconde ; on est fait pour
naître, naître encore, naître de nouveau ». La nécessité du naître s'oppose
à l'être comme une réfutation permanente, mais en même temps cette obligation
de naissance, prise à la lettre et instant par instant détournée, est la
seule voie de salut. Il dort, il va se réveiller, elle est déjà en alerte : « A
l'heure où la sieste se termine, la chambre est une cage d'or poussée à
l'extrême du vide. Le vent s'est calmé, il a dû pleuvoir, le quai brille. » Au
loin, un cercueil glisse sur l'eau.
D'où vient une telle hésitation, un tel
vertige chez une femme dont (d'autres éléments du récit nous en
convainquent) la beauté est évidente ? La beauté ne protège de rien, mais la
narratrice nous laisse entendre autre chose : la guerre, l'exode, l'abîme des
années quarante. La confrontation entre la narratrice et Jim est aussi le récit
de deux moments de l'Histoire. La métaphysique du roman a ce pouvoir d'éclairer
les replis historiques, leurs soubassements non pensés, non dits. La question
est, en somme : comment la figure du Père a-t-elle pu être à ce point
destituée, dévalorisée, humiliée, privée de sa référence traditionnelle à la
stabilité du vrai ? Ou encore : pourquoi Dieu, après sa mort annoncée, a-t-il
subi une aussi brutale décomposition, ouvrant désormais sur des
réminiscences mécaniques ou des charlateneries en
tous genres ? Ici, il est décisif que ce soit une femme qui réponde et, dans Trente
Ans d'amour fou (surprenant concile de Trente, en effet), le moment-clé est
une tempête et l'abri dans une église vide. Voilà le grand tournant du
roman : « Le représentant de Dieu se fiche de l'absence des fidèles. Dieu
s'en fiche aussi... Le tabernacle d'or scintille dans la pénombre,
révélant et dissimulant tout à tour son cœur en rayons »... L'orage, l'ouragan
permettent d'entendre l'envers de la parole, ou plus exactement la parole en elle-même,
laquelle coïncide avec le silence de deux écritures conjuguées. Jim, prétexte à
la contemplation divine? L'amour fou comme passerelle vers une révélation
mystique? Peut-être, mais alors on n'a jamais rien écrit de semblable, pas
d'ineffable, pas d'effusion, une simple certitude palpable : « Son visage est
doré par le soleil couchant et par la joie d'être, sans plus. » L'être est,
sans plus : on est toujours trop, ou en trop ou de trop, par rapport à lui,
aucun effort à faire, inutile d'essayer de forcer le non-être à être. Quelle
est donc la « survolonté rieuse » de ce Dieu qui
intègre sans mal son principe féminin, « Dieu-Maman» ? (« je vous laverai », dit Dieu-Maman). Avant d'être une image figée de dévotion
niaise, la Vierge Marie est pour cette raison (et contrairement à Joyce
qui n'y voyait qu'une astuce italienne jetée en pâture à la crédulité des
foules) un lieu de révélation scandaleuse : « Dieu et maman sont
indissociables, ils ont la robustesse d'une charpente de navire et la légèreté
d'un nuage flâneur. Ils glissent ensemble vers un lieu où ni la foi ni la
maternité n'ont accès. Dieu se rit de maman et celle-ci se rit de Dieu. Leur
champ de manœuvre est aussi rusé qu'excitant. A qui pourrais-je raconter ça ? À
personne, personne. »
Nous avons bien lu : à ce lieu, « ni la
foi ni la maternité n'ont accès ». La formule est explosive, violemment à
contre-courant, et personne ne peut la comprendre. Comme si on sortait, grâce à
elle, de la loi humaine, retrouvant, comme l’a vu Rimbaud, l'éternité dans « la
mer allée avec le soleil ». Notons les deux rires croisés, rusés, excités. La
Vierge Marie (emblème du catholicisme le plus radical) n'est plus une jeune
fille définitive ou une vieille femme crucifiée par la mort. Comme par hasard,
lors du repas qui suit au-dehors et qui est, dans sa banalité, une fête dominicale, des moineaux viennent picorer le pain sur la table du restaurant,
entraînant le serveur italien à nommer saint François d'Assise. La langue des
oiseaux : « Le langage exprime un infini de confort et tout s'y trouve
ramassé sans commentaires. » Cet « infini de confort » marque la réconciliation
avec le Père (dont Jim a été l'occasion). Le plus étrange est alors le
chiffre de cette découverte. Non pas fusion de deux en un, mais zéro. «Nous
avons franchi le seuil d'un zéro lumineux. » «Zéro : ce mot superbe et
méconnu symbolise le plein de l'amour, un point sacré d'amarrage. » En somme,
on serait incapable d'accéder à l'infini par inhibition à franchir le zéro,
cette «bombe douce qui fait sauter le temps». Car comment comprendre autrement
cette notation hautement insolite de la narratrice au sujet de Jim et d'elle :
« Nous sommes le tout infime d'un Rien grandiose »? À travers le zéro,
l'infini, c'est-à-dire la négation de la négation : "Zéro" a tué mes
instincts enragés de stupeur, ma cécité congénitale, ma soumission au flux
coriace, rudimentaire, indigent, lâche et malhonnête des anciens malheurs.
» Ou encore : « Partout, nous avons aménagé le vide à notre seule intention. »
Et ceci, qui résume toute l'expérience : «La vieillesse et la mort ont été
conçues par un esprit criminel, il suffit de s'en persuader pour les rayer d'un
trait. Le mot fin ne figure pas dans mon dictionnaire. »
Tels sont ces deux étranges voyageurs :
sortis de la mécanique psychologique et de la contradiction sexuelle (c'est la
même chose), unis par un certain silence («nous ne sommes pas deux
bonnes femmes sur le retour, nous, et le silence est notre lot »). Ce silence,
autre paradoxe, n'est que l'autre fonction cardinale du Verbe : « Le Verbe est
un personnage. Il nous dirige et nous maintient vivants. » La narratrice ne
peut que célébrer sa mémoire toujours nouvelle, celle de son entrée en écriture
: «Je découvrais l'énormité du verbe être que l'on peut conjuguer à tous
les temps et sous toutes les formes. Être réclamait le préalable de
l'écriture, être sauvait de l'horreur d'être.» L'embarras de
l'existence, grâce à ce «préalable», est traversé (comme sa reproduction
indéfinie) par une musique de rire. «Jim m'informe que je suis non seulement un
corps, mais un moi abstrait, musical et silencieux. » La narratrice, qui avoue
à un autre moment : «Mon cœur bat tout haut comme une voix impatiente », se
délivre et nous délivre de toute Terreur. Les morts sont là, dans la vie ; les
vivants sont déjà morts mais tous enveloppés d'une même compassion exacte; rien
de plus quotidien que l'infini dont Dieu est, si l'on
veut, l'un des noms. Et pourquoi ne pas le vouloir, ce nom, puisque tout le
reste est malheur programmé, non-être dément inutile,
abolis, en ce moment même, sans fin, par l'inlassable main qui écrit ?
Philippe Sollers
Mai 1992