Une Princesse de rêve
Mme de
Lafayette vous prévient: une femme, au XVIIe siècle, n'a d'existence qu'au
couvent, ou entre un mari et une mère. Les mariages sont arrangés, les maris
plus ou moins jaloux, les mères font la morale. Toutes ces contraintes sont
idéales pour le développement de l'amour. Le personnage de l'Amant devient
décisif. Il s'agit de Dieu pour les religieuses (combien de spasmes mystiques
dans les cloîtres!), et de l'irrésistible tombeur de femmes pour les épouses,
pourvu qu'elles soient belles et s'ennuient. Elles ressentent alors de l'inclination pour un virtuose de la
galanterie. Le duc de Guise, par exemple, conduira la Princesse de Montpensier
(1662) à la mort. « Magnificence », « galanterie », voilà la France d'Henri II,
lui-même amoureux de Diane de Poitiers, duchesse du Valentinois. Tout n'est que
fête et intrigue. Pour être estimé, un homme doit être « beau, de bonne mine,
vaillant, hardi, libéral ». Mais voyez Nemours, destin de la Princesse de
Clèves (1678) : « C'était un chef-d'œuvre de la nature. Ce qu'il avait de moins
admirable, c'était d'être l'homme du monde le mieux fait et le plus beau [...]
Il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femmes [...] et
enfin un air dans toute sa personne, qui faisait qu'on ne pouvait regarder que
lui dans tous les lieux où il paraissait. » On comprend que l'ex-président
Sarkozy ait été furieux qu'une femme ait pu écrire ce genre de livre : du coup,
il en a ressuscité le succès. Vous pouvez ainsi découvrir que la France, avant
de sombrer dans le lourd cauchemar démocratique, était un royaume excitant et
cruel de conte de fées.
Nemours
est supérieur, la Princesse de Clèves est la plus belle de toutes. Elle
resplendit, mais elle est mariée. Son mari ne lui plaît pas, mais elle connaît
ses devoirs. Tout le livre, c'est son génie, va nous prouver que le refus
déclenche la passion la plus violente. Les hommes sont des nigauds, ils ne
comprennent rien à la guerre des sexes. Mme de Clèves va pousser cet homme à
femmes à la considérer comme unique.
D'ailleurs,
si elle lui cédait, même devenue veuve, que se passerait-il? Il la tromperait,
et elle en souffrirait mille morts. Non : la véritable jouissance est dans
l'évitement, le retrait, la suggestion vite dissimulée, l'abstention
voluptueuse. Pas de « galanterie » pour Mme de Lafayette elle-même. Elle a une santé fragile, se plaint de ses « vapeurs » à Mme de
Sévigné, ne pourrait pas supporter les dérangements de l'amour. Son personnage
de roman est une idéalisation de son cas. Les hommes, oui, mais à condition de
leur faire sentir qu'un abîme les sépare des femmes. Malheur à celui qui ne le
sait pas.
Tant qu'à
faire, autant réduire cet individu réputé invincible à la dévotion pour elle.
Philosophie du boudoir : « Cette Princesse était sur son lit, il faisait chaud,
et la vue de M. de Nemours acheva de lui donner une rougeur qui ne diminuait
pas sa beauté. Il s'assit vis-à-vis d'elle, avec cette crainte et cette
timidité que donnent les véritables passions. » C'est tout ? Oui. Silence.
Moralité à contre-courant : la domination d'une passion apporte plus de plaisir
que sa réalisation.
Mme de Lafayette
nous en dit long sur l’érotisme féminin. Le mariage, bon, ça va, routine
sociale et enfants. Des amants ? Pourquoi pas, elles en ont toutes, mais le
manège a ses limites. L'amour ? Là, c'est autre chose, l'impossible
irréalisable. Il faut amener un homme à penser qu'il n'y a qu'une seule femme
au monde en dehors de sa mère, c'est la version profane de la Vierge Marie. La
Princesse n'est pas du tout vierge, mais elle est la seule qu'un connaisseur de
femmes peut aimer pour rien. Tout
s'enclenche : il faut que l'amant dévoile sa folie sans oser l'avouer, la
Princesse, de son côté, doit lui laisser entendre qu'elle l'aime. Le vol d'un
portrait, une lettre détournée, des confidences cryptées, rien ne manque. La
Princesse, erreur incroyable, avoue son inclination pour Nemours à son mari
(qui est donc devenu, histoire courante, une sorte de mère). Le mari est
affolé, et il en mourra. Nemours, lui, trouve de « la gloire à s'être fait
aimer d'une femme si différente de toutes celles de son sexe ». La Princesse
est donc arrivée à ses fins : elle jouit de cette singularité qui se tient dans
l'ombre.
La plus
belle scène du roman (une des plus réussies du roman français) se passe dans un
pavillon de campagne. Nemours est dans le jardin, voyeur éperdu de la Princesse
en train de nouer des rubans jaunes (couleur de Nemours dans un tournoi) sur «
une canne des Indes fort extraordinaire ». Canne des Indes : « bâton issu d'une
plante exotique apprécié pour sa fermeté ». Cette canne a appartenu à Nemours,
qui l'avait donnée à sa propre sœur (tiens, tiens), et
la Princesse l'a dérobée en cachette. De là, elle va contempler un tableau de
bataille où il figure. Il fait du bruit, elle s'enfuit. Faut-il traduire ? Je
ne crois pas. Je connais des esprits simplistes qui trouvent ce passage,
clairement masturbatoire, ridicule. Ce n'est pas mon avis.
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La Rochefoucauld
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Mme de
Lafayette, elle aussi, reste dans l'ombre. Elle ne signe pas ses livres, et son
intimité avec La Rochefoucauld est des plus étrange. La Fontaine lui envoie des
compliments. Son ami Ménage lui écrit en latin, et elle peut répondre dans la
même langue. Elle écrit beaucoup de lettres, qu'on découvre dans cette
merveilleuse édition, et on voit qu'elle a été protégée par Louvois, donc par
Louis XIV. Sa santé n'est pas bonne, elle se retire peu à peu de tout, et se
rapproche de Port-Royal, par admiration pour Pascal. Elle est d'ailleurs
assistée, à sa mort, le 25 mai 1693, par la nièce de Pascal, Marguerite Périer.
Sa gloire posthume commence, mais Fontenelle écrivait déjà, en 1678 : « C'est
le seul ouvrage de cette nature que j'ai pu lire quatre fois... Il a des
charmes assez forts pour se faire sentir à des mathématiciens mêmes, qui sont
peut-être les gens du monde sur lesquels ces sortes de beautés trop fines et
trop délicates font le moins d'effet. »
Mme de
Lafayette mathématicienne ? Sans doute. Ses romans sont des équations
rigoureuses, esprit de finesse, esprit de géométrie. Pourtant, peu de mots
suffisent à la décrire, ceux, par exemple, qu'elle envoie, le 15 avril 1673, à
Mme de Sévigné : « Je voudrais bien vous voir pour me rafraîchir le sang. »
PHILIPPE SOLLERS
Le Nouvel Observateur du 5 juin 2014, N° 2587
Mme de Lafayette, Œuvres
complètes, édition établie par Camille Esmein-Sarrazin, Pléiade, Gallimard,
2014
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