ATLANTICO LITTERATI
Divin désir ( le salut par l’esprit)
Philippe Sollers, couvert de lauriers et auteur de plus d’une soixantaine de livres, publie aujourd’hui un roman : « Désir », Gallimard. Son mot d’ ordre(ou de désordre ) ? Suivre son désir. Désirer l’intelligence. Soit le salut par l’esprit. Eclairage.
par Annick Geille
« Le désir est l'essence même de
l'homme, c'est- à- dire l'effort par lequel l'homme s'efforce de persévérer
dans son être, » note Spinoza(1632-1677).Cet
« effort » qui nous caractérise, ce désir permettant de
résister à la bêtise contemporaine, tel est le sujet du roman de Philippe
Sollers : « Désir ». Hier proche de Jacques Lacan, Michel Foucault, Louis Althusser, Philippe Sollers(
voir « Femmes » / Gallimard/Folio 1983) fut l’ami et l’éditeur de
Roland Barthes, et se situa toujours du côté des « aventuriers de
l’esprit ». « Ils ont mis leur confiance
dans cette direction qui les appelait. Elle n’est répertoriée sur
aucune carte, seul un désir très fort la crée », rappelle-t-il.
Dans son essai « L ‘amitié de Roland Barthes » (Seuil
2015), Sollers nous avait avertis :« Barthes
serait ahuri de voir avec quelle rapidité l’on peut se passer de
toute bibliothèque, du latin, du grec, de Voltaire, tout cela entraînant une
formidable mégalomanie des ignorants. C’est ce que
j’appelle « L’ignorance des paumés ». Une grande
misère, mais sûre d’elle-même. »Dans « Centre »
(Gallimard/Folio), l’auteur pressentait ce qu’il
développe aujourd’hui : « La réalité est une passion triste, le
désir, un réel joyeux » . La réalité semble accablante, en effet : «Réduction du vocabulaire, stéréotypes verbaux,
mentaux. Chaque fois qu’un mot se perd, ce sont des sensations qui disparaissent. (…) Tout est à vendre ».Il s’agit de vivre debout .Vivre en homme de désir, à
l’écart du bruit et du « Spectacle », loin de la
« transparence » obligatoire, recommande l’auteur. Comme il
existe des cures de thalassothérapie, voici pour
quatorze euros et cinquante cents, une cure de « Sollersthérapie ».
L’ écrivain -« Il y a beaucoup d’écrivants et très peu
d’écrivains »- vitalise son lecteur car l’heure est grave : « stockage des ovocytes,
trafic des paillettes de sperme, « marches blanches »
(sic) ; « la liberté de ne pas penser est garantie à tous les
étages ». « Plus Sollers vieillit, plus il est nouveau », note d’ailleurs Jérôme Garcin,
écrivain-journaliste ( auteur , entre autres, d’ « Olivier »
(Folio) et du « Dernier hiver du Cid (Prix des Deux Magots 2020/
Gallimard), directeur du service culturel de l’Obs, et producteur du
« Masque et la Plume » sur France –Inter).
Par esprit de contradiction,
suivons le divin désir et soyons réfractaires au
conformisme ambiant, recommande en substance Sollers. « Aujourd’hui
le grand penseur à la mode s’appelle Novaleur. Ecoutez la rumeur tout le monde à gauche, à droite, au centre vous
parle de « nos valeurs ». Novaleur
a réponse à tout ! Dans la décomposition
ambiante, (…) Novaleur est puissamment aidé par la propagande féministe issue du mouvement Metoo ». Avec « Désir », Sollers renverse la table. Ses emportements et perfidies ne feront pas que des heureux(ses). « la source lumineuse persiste, s’approfondit et se manifeste
par une prolifération de détails.Les détails, voilà l’essentiel ».
Né Philippe Joyaux ( « Sollus-ars « :
« seulement l’art »,sous-entend son pseudo), Philippe
Sollers- figure essentielle de notre littérature- publie avec
« Désir » un roman violent, plus dur que ne le
furent récemment « Centre » ( Gallimard/Folio) et « Le
Nouveau » ( Gallimard/Folio) : de beaux textes, certes,
mais « Désir »(livre nécessaire, à se procurer d’urgence), va devenir
le bréviaire des subtils, des rares, des exigeants. Sur le plan de la forme,
nous retrouvons le Sollers de toujours, ce gentilhomme du style. « Mes romans sont des liaisons
de raisonnements. J’entends des voix, je les transcris, ma voix est mêlée à elles. » L’indissociation entre
l’essai et la fiction caractérise Sollers, qui « fictionnalise » le réel par le travail sur la langue.
Le narrateur chez Sollers ne s’occupe point de l’intrigue, ni de psychologie, afin de se consacrer exclusivement à la narration, donc au
verbe. Roland Barthes s’exprima sur cette singularité dans « Sollers écrivain » ( Points/Seuil) . Les
années font de cet écrivain-philosophe notre meilleur théoricien de l'art
(cf."Théorie des exceptions"/ Gallimard/Folio) : : "Écrire,
dit Kafka, c'est bondir hors du rang des meurtriers. “Le sujet de Théorie
des Exceptions ? L'histoire
contrastée et passionnée de ce bond», précise Sollers en
quatrième de couverture. A propos de Mozart : « Il
est étrange de se dire qu'après Mozart tout s'est brusquement ralenti dans le
bruit, la fureur, la lourdeur ou le tintamarre. » Sur Bach : « D’où
vient ce côté « sans âge » de la musique de Bach ? D’où vient
qu’elle semble de plus en plus planer au-dessus du temps et du bruit, des
millions d’enregistrements de toutes natures ? D’où lui vient cette fraîcheur séparée ? Cette
paternité furieuse et joyeuse ? De Dieu. Du seul vrai Dieu. Qui tient le coup. Qui résiste à tout. Et qui
parle ».
Pour revenir à 2020 et « Désir », Sollers a rarement été aussi jeune. Inspiré dirait- on par
la marée montante de la bêtise ambiante et de son bras armé, ce moralisme
assourdissant, l’auteur combat diktats,censure(s), et
toutes les vertus arborées en bandoulière. « Je
reprends la voie du grand désir. Mais au moindre signe de vrai désir, la répression s’organise ».
Désir d’art(littérature, musique, peinture etc.),désir
d’être, mais aussi désir de liberté, de bonté, de paix, désir d’absolu,
gratitude d’exister, voire désir de Dieu- ou divine existence-: il s’agit
de notre humanité et du sens que nous donnons à nos vies, puisque nous sommes
la somme de nos désirs. « Désir » est un traité de survie par
temps lourds -voire pesants- d’aujourd’hui .Inspiré par le « Philosophe Inconnu », Louis-Claude de
Saint-Martin (1743-1803), son jumeau par delà les âges –, Sollers
fait face à la mer.Par comparaison avec cette France de la fausseté, ces vertus
qui n’en sont pas, l’écrivain en Ré est un saint laïc songeant à la
sainteté du Général de Gaulle. « (…)après son
licenciement, le Général a refusé de percevoir l’argent auquel il avait droit
de la part de la République. Il a vécu de ses droits d’auteur
. Il s’est déclaré « travailleur indépendant »Voilà un vrai résistant. »
Aujourd’hui, la bien- pensance règne. Dans ce contexte, le libertin et le « Philosophe Inconnu « sont séduisants. « Pas barbant (s) du
tout ». « C’est tranchant, percutant, limpide », précise Sollers
au sujet de la littérature de son héros
désirant, le « Philosophe Inconnu » « La source lumineuse
persiste, s’approfondit et se manifeste maintenant par une prolifération de
détails. Les détails, voilà l’essentiel », souligne le romancier. Antoine Gallimard a été dès la lecture du
manuscrit, enchanté par « Désir »:
« J’ai aimé les analyses
sarcastiques et lapidaires sur notre époque, la
mélancolie sous-jacente (vivons puisqu’on est déjà mort) et la force
que nous donnent la nature et la musique, les cerisiers au printemps (j’en ai
planté un chez moi à la campagne), le silence dans la montagne. Cette approche
nous permet d’échapper à la congélation d’ovocytes, à la procréation en dehors
de la sexualité pour être bercé par les figures de l’illuminisme « .
« Le grand sujet désormais est la violence sexuelle, les agressions multiples et les
viols, révélés par la libération de la parole des femmes. Ca a commencé aux Etats-Unis, dans le cinéma, mais
l’explosion est vite devenue générale avec des slogans sur Internet
« Balance ton porc » et « Me Too ». Un monde
nouveau surgit , celui du contre-désir» s’emporte l’auteur. Pour penser notre époque, et cette France en
déshérence, Sollers sollicite son alter-ego, Louis- Claude de Saint-Martin
(1743-1803), dit « Le Philosophe Inconnu » : »Ce n’est
que dans le calme de notre pensée que notre cœur fait de véritables progrès ;
ce n’est que dans le calme du supérieur que le divin se manifeste »,affirme
ce héros de « L’illuminisme », courant de pensée philosophique et religieux
du XXIIIème fondé sur « L’illumination », CAD « une
inspiration intérieure directe de la divinité, ou de ce qui en émane ».
L’ auteur ( entre autres) de « L’homme de
désir » plaît au narrateur de Sollers au point de devenir lui,
par moments.« L’art touche les êtres au plus profond et leur enseigne une liberté qui est par définition asociale. C’est bien sûr ce
que la société est incapable de comprendre . Elle s’occupe avant tout d’organiser les masses, les populations ».
Sollers nous fait signe : il faut lever les voiles du beau navire très effilé de la révolte. Filant sur
la ligne d’horizon, affirmant sa théorie du refus, et s’interdisant de
s’apitoyer sur le sort de ceux qui, n’osent prendre le large(
ou planter leur cerisier),Sollers sait naviguer. Le narrateur de
Désir- et/ou le Philosophe Inconnu-, a/ont
décidé de suivre la brise, mais pas les autres ; naviguant gaiement donc,
libre(s) encore, libre(s) plus que jamais -libres de naissance,
dirait-on, ils désirent. Encore et toujours.Et nous lecteurs, enchantés tels Antoine Gallimard de nous retrouver d’aussi
près tenus, aimés, compris, tels que nous sommes, CAD point si embrigadés que
nous pouvions le craindre,nous lisons « Désir » en une sorte de
douce et intime jubilation. Chaque page nous ramène vers nous –mêmes, au
centre, au cœur de ce que nous sommes, au fond.
Ce roman est un
texte aussi essentiel que son auteur, très en forme. « Désir » sera
le bréviaire de tous ceux qui sont désireux d’ échapper à la bêtise et au moralisme ambiants. Les petits, les faux-culs,
les mesquins vont respirer l’air de la mer s’ils ouvrent, par snobisme
(conformistes comme ils le sont) le « nouveau Sollers ». Quant aux
amoureux des arts et lettres, esthètes et personnes vraies, hyper- sensibles et secrètement décalés, ceux que Sollers appelle
« les Illuminés »( Dieu merci, il en reste !), ils vont
adorer « Désir » . Ce subtil ouvrage nous tend un miroir. Et vient à notre secours de sorte que nous puissions résister,
revigorés par cet opuscule précieux, œuvre d’un jeune homme
inspiré.Sollers rajeunit et sa lampe d’Aladin montre le chemin.
« Tout porte à croire qu'il existe
un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire,
le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas,
cessent d'être perçus contradictoirement”, dit André Breton.« La pensée vivra », nous promet Sollers.
Magnifique.
Annick Geille https://www.atlantico.fr/decryptage/3587866/divin-desir--le-salut-par-l-esprit-annick-geille
Désir, Philippe Sollers, Gallimard, 2020 Lire aussi :
Philippe Sollers & Josyane
Savigneau « Une conversation infinie, Bayard Presse, janvier 2019.
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