Philippe
Sollers
L’Éclaircie
Roman,
en folio : juin 2013
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C'est
immédiat : je ne peux pas voir un cèdre, dans un jardin ou débordant d'un mur
sur la rue, sans penser qu'une grande bénédiction émane de lui et s'étend sur
le monde. La foule est bénie, les autobus, les camions, les voitures, les
poubelles, les vélos, les scooters sont bénis. Les plus laids et les plus
laides sont bénis, et aussi les vieux, les enfants, les jeunes, les femmes
enceintes, les malades, les fatigués, les pressés, les rares heureux, les
désespérés. Ils passent tous et toutes sous le cèdre, ils ne le voient pas, sa
bénédiction silencieuse, verte et noire, filtre l'espace. On ne sait pas d'où
lui vient cette tranquillité, cette ramure de sérénité.
Il vient
d'Afrique ou d'Asie, le cèdre, son nom est grec et latin, il souffre au Liban
et au Proche-Orient, il s'en fout, il a ses plans superposés, sa longévité, ses
légendes. Ses racines pivotent à une grande profondeur, mais sa tige, droite,
couverte d'une écorce rugueuse, se termine par une flèche presque toujours
inclinée et dirigée vers le nord. Il peut s'élever jusqu'à 40 mètres, et son
ombre, produite par de petites feuilles étroites et pointues, est épaisse et
large. Il règne, il protège, il paraît méditer, il bénit.
La photo
que j'ai sous les yeux a été prise en été par quelqu'un qui s'est assis dans
l'herbe pour qu'on voie bien le petit personnage regardant un cèdre. Je dois
avoir 2 ans, je suis un bébé bouffi qui lève un visage ravi, à moitié mangé de
soleil, vers les branches. Anne, ma sœur de 8 ans, est à peine visible, devant
les vérandas, sur la droite. La photo a dû être prise par mon père, le seul
qui, à l'époque, prenait de temps en temps des photos. J'ai l'impression d'être
là, maintenant, dans cette image qui n'est pas pour moi une image, mais une
clairière toujours vivante, une éclaircie. La petite forme absurde où je suis
enfermé a été jetée dans ce coin de jardin, et je suis son gardien. Continue ta
marche titubante, bébé. Tu vas tomber bientôt sur le gravier, tu tomberas
beaucoup dans ta vie qui commence. Anne va aussitôt crier et se précipiter, te
relever, t'essuyer, t'embrasser. Elle t'étouffe un peu, elle te gêne. C'est un
acte de possession, mais aussi d'amour.
Tu
reviendras sans arrêt sous cet arbre. Il a beau y avoir, dans le jardin, des
acacias, des noisetiers, un magnolia, un petit bois de bambous, des chênes,
c'est ton endroit préféré. Tu vois cet arbre, tu le respires, tu crois
l'entendre, tu le rêves. Tu peux te cacher dans les fusains, mais le cèdre, lui,
te rend invisible. Tu entres dans son cercle, tu disparais à leurs yeux, pas vu
pas pris, caverne à l'air libre. Tu installeras plus tard ta cabane dans le
cognassier, lieu d'observation idéal. Ils font semblant de ne pas savoir où tu
es, ils t'appellent, tu ne réponds pas, ils jouent le jeu, sauf Anne. Pendant
deux ou trois ans, elle vient s'installer à côté de toi, et puis elle renonce.
Quand tu as 12 ans, elle en a 18, le manège à mariage commence pour elle. Quand
tu as 20 ans, elle en a 26, et elle a déjà deux
enfants, des garçons, et ensuite une fille d'un second mariage. Il y aura
encore quelques fêtes sous le cèdre, mais tu ne seras plus là.
Bébé, tu
m'embêtes. Tu es souvent malade, tu refuses tout, tu délires beaucoup, des
chevaux courent sur le mur de ta chambre, le diable rôde dans les escaliers.
Dans les caves, tu te sens bien dans l'odeur de terre, et puis il y a les
barriques, les bouteilles, tout un monde où ils descendent rarement. Les caves,
les greniers, les garages, les baraques des jardiniers, c'est là que tu te
réfugies sans cesse. Dieu sait ce qu'ils fabriquent avec leurs allées et
venues, leurs discussions, leurs cris, leurs sommeils. Ils ont leurs rituels,
leurs enterrements, leurs vices timides, leur vie, quoi. Toi, tu te demandes
pourquoi un jour succède à un autre jour, tu essaies de fixer le soleil pour le
voir danser, tu vas te brûler les rétines, mais non, le soleil est noir, et
puis il y en a des milliers.
Tu marches
beaucoup, tu dors beaucoup, tu regardes les sols avec une avidité constante. Tu
deviens expert en brindilles, en feuilles mortes, en mottes, en débris, en fourmis.
Tu décides que la nature est un temple, et tu n’envies pas les marchands du
temple. Les arbres sont des piliers, les bois des cathédrales, les buissons des
autels, les nuages des mots du ciel. Tu es encore très maladroit, mais ça
viendra. Tu as juré de ne jamais travailler, et tu ne travailleras pas.
Anne te
fait souvent la morale, et c'est délicieux. Entendre des femmes faire la
morale, et comprendre pourquoi, sera un de tes plaisirs. Tu mettras ça en scène
avec tes amies, encore des reproches, oui, encore. Continue, ça m'excite, pince
bien ta voix, encore, encore. Lis-moi quelque chose de bien édifiant, n'importe
quel sermon pour me rendre meilleur, me porter à un idéal de pureté et
d'élévation. C'est entendu : je suis un singe, un ours, un primate, je ne fais
aucun progrès, je suis un raté. Anne se prend au jeu, elle aime me trouver
bête, borné, primaire, arriéré. Son excitation est sensible, elle est aigre,
méchante, tenace. On se hait tendrement, on se persécute en roulant dans
l'herbe, on se baigne en se disputant, on s'adore loin des sentiments. Elle
prétend qu'elle croit en Dieu, mais son Dieu n'est pas le mien, on s'en doute.
Anne vient
te chercher à l'école pour te ramener à la maison. Elle prend un air important,
une vraie prémère. Il y a un petit kilomètre à
franchir, un pont, la circulation. Tu refuses de lui donner la main, tu
bousilles son numéro d'apparences. Pire : tu lui échappes, tu cours de plus en
plus vite, tu connais un raccourci qu'elle ne connaît pas. Elle crie un peu,
mais je suis aussi un chien libre, elle ne me retrouvera pas, elle ira se
plaindre sans résultat. Quelques gifles ? Encore mieux, de vraies scènes de
ménage. À 11 ans, carrément, tu lui proposes de l'épouser. Ça l'indigne, mais
ça lui plaît. « Tu es incorrigible. » En effet.
Tu oublies
ton cèdre, et puis tu y reviens, pour mémoire. Au fond, il est ta mémoire, et
mémoriser est vite devenu ton activité principale. Tu apprends des tas de
choses par cœur, question d'entraînement amusant, tu as repéré qu'ils sont
faibles sur cette affaire. Ils sont imprécis, lacunaires, confondent les dates,
sont évidemment incapables de réciter un poème, se trompent sur les détails
essentiels, tout ça les mène à l'argent. Ils sont doués pour l'oubli, sauf pour
leurs humiliations, leurs ressentiments, leurs vengeances. Ils ne parlent
jamais de souvenirs heureux, et si je demande beaucoup plus tard à Anne si elle
se souvient de ce magnifique été où on a été si heureux, elle me dira de sa
voix charmante « Tu es sûr ? Tu crois ? » Je lui préciserai l'année, la saison,
le jour, le bord de mer, les courses dans le sable, le soir très rouge, les
oiseaux, les routes, les chemins de campagne, nos peaux brûlantes, nos
réconciliations troubles. « Tu crois ? »
Ou alors
un léger sourire, le plus beau que j'aurai vu. Un sourire d'au-delà du souci,
et dieu sait si les soucis abondent dans une existence de femme, d'où, le plus
souvent, une formidable puissance d'oubli. Les hommes se souviennent vaguement,
les femmes plus du tout. Les temps sont différents, les inscriptions ne sont
pas les mêmes, les effacements n'ont pas lieu aux mêmes endroits, l'archéologie
ne suit pas les mêmes règles, les censures divergent. « Tu te souviens du grand
cèdre près de la véranda ? — Un cèdre ou un magnolia ? — Un cèdre,
regarde cette photo. — C'est nous, là, c'est toi le bébé ? — Oui.
—Mais tu étais très mignon! —Affreux. — En tout cas tu as
l'air enchanté. — Tu crois? »
(...)
Philippe Sollers, L'Éclaircie, roman, © Éditions Gallimard, 2012, en Folio, juin 2013
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