Graal
Entretien avec Philippe Sollers
Jean-Noël Mouret : — Le
« Graal » du titre est tout autre que celui de la Table Ronde, mais
tout aussi « unique et apparemment introuvable »…
Philippe Sollers : — Ce qui a lieu grâce à la crise
profonde que traverse l’humanité, c’est faire disparaître le vieux Graal,
considéré comme objet définitivement introuvable. Ce qui veut dire qu’il y a
urgence à comprendre qu’il ne peut être qu’un état intérieur, ce que je
m’attache à démontrer.
– Vous convoquez Rimbaud, Baudelaire,
Athanase Kircher, Manet, Picasso et bien d’autres, qui ont en commun d’avoir tous,
d’une manière ou d’une autre, « rêvé de royaumes »…
Nous savons, grâce à Platon, que,
très bizarrement, l’Atlantide, continent disparu et très civilisé, était une
fédération de royaumes. Ce qui a certainement fini, étant donnée l’harmonie qui
régnait dans cette grande île, par déplaire aux dieux cosmiques, d’où
l’engloutissement fatal. Par Platon, qui en a transmis le souvenir, nous pouvons
donc penser que nous avons là tous les ingrédients pour imaginer le destin
d’une superbe civilisation engloutie, ce qui est probablement en train
d’arriver à la nôtre.
– Ce royaume entrevu, que vous
baptisez ici « Atlantide », semble en même temps être accessible,
tangible même, grâce aux rituels érotiques pratiqués par les rares initiées…
Supposons que je sois un Atlante,
transmis par code génétique depuis des millénaires. Là, je vais retrouver, en
effet, en tant qu’adolescent mâle, toute une civilisation matriarcale, qui a
poussé l’incestuosité jusque dans ses plus intimes
retranchements. Cela me parle beaucoup, et souvent, dans la mesure où je crois
avoir écrit, ne serait-ce qu’avec « Les Folies françaises », mais un peu
dans tous mes livres, des scènes qui se rapprochent le plus possible de ce
qu’on peut appeler l’inceste positif, qui peut être ressenti par des garçons,
en l’occurrence atlantes, initiés qu’ils sont par leurs tantes, c’est-à-dire
les sœurs de leur mère. Chose qui m’est peut-être arrivée.
– L’erreur commune serait-elle
d’aller chercher très loin ce « Graal », ce Paradis qui se trouve en
réalité à l’intérieur de nous, mais la plupart l’ignorent…
Exactement, puisque le Temps
retrouvé, découvert par Proust, se trouve dans cet état de triomphe intérieur où
l’on a retrouvé l’éternité, comme l’a dit Rimbaud. Plus Graal que Rimbaud, je
ne vois pas.
« Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’éternité. C’est la mer mêlée au soleil. »
Ces vers sont ceux que je me dis tous
les matins dans l’autobus qui m’entraîne dans une civilisation en train de
disparaître.
Philippe Sollers
Propos recueillis par Jean-Noël
Mouret
Bulletin Gallimard n° 541, mars-avril
2022
Philippe Sollers, GRAAL, roman, à paraître en mars 2022 aux Éditions Gallimard.
https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/Graal |