Marianne du 7 septembre 2018
Julia Kristeva : La Bulgarie, l'Europe post-totalitaire et moi
Trois mois ont passé
depuis la publication, par Sofia, du dossier de la police secrète
communiste bulgare, qui classait Julia Kristeva comme espionne sous le nom
de «Sabina». L’occasion, pour la sémiologue psychanalyste et romancière,
qui a fermement démenti, d'interroger le malaise européen, à travers sa
Bulgarie natale.
Je suis indignée par l'Obs qui m'a déclarée agente du KGB,
diffusant cette diffamation et cette désinformation avec la bonne
conscience des intouchables. Les journalistes qui se donneraient la
peine de lire le dossier monté par la police totalitaire
constateraient, au contraire, l'évidence que c'est moi qui faisais
l'objet de surveillance et non l'inverse. Certains l'ont fait, en
Bulgarie même (1), renvoyant
« à la poubelle » le dossier vide et la Commission tendancieuse.
En effet, seize agents m'ont été envoyés pour une « espionne ». Ils ont imaginé des
prétextes pour justifier leurs voyages à l'Ouest. Philippe Sollers, mon
mari, qui se méfiait beaucoup des régimes prosoviétiques, avait mis son
veto sur les éventuels solliciteurs et visiteurs bulgares. Il a
toujours refusé de les voir. Invraisemblable, que nous ayons dîné avec
cet apparatchik qui prétend m'avoir « recrutée » à cette
occasion.
Aucune tâche de renseignement, aucune mission d'enquête qui
m'auraient été assignées ne figurent dans ces archives staliniennes. On
se contente de me prêter des opinions dans des phrases écrites à la 3e
personne, sur Aragon par exemple, ou le « printemps de
Prague » qui « n'est pas dans l'esprit du PC bulgare »
... Puisque comme « espionne » j'étais nulle, Sollers a
semblé devenir leur cible principale. Il les intéressait car il
fréquentait les ambassades de Chine et d'Albanie, et (l'année où fut
ouvert le dossier « Sabina ») il avait créé une publication très
maoïste, Le Mouvement de juin 1971, qui a
duré trois mois. L'esprit en était plutôt voltairien et ne semblait pas
peser gravement (!) sur les relations sino-soviétiques, mais les agents
secrets ont dû penser que je pourrais être utile pour atteindre ce
dangereux meneur.
Je relève trois étapes dans cette sombre affaire : 1/ les
services secrets fabriquent un dossier, pondent des rapports
bureaucratiques pour l'étayer ; 2/ Les commissions de
« lustration » (épuration), chargées des archives de la
police secrète, balancent ces dossiers sur la voie publique, sans les
interpréter, ni prévenir les intéressés, présentés comme des collabos
ou des traîtres ; 3/ Une certaine presse de gauche occidentale
relaie tout cela sans faire son travail, soit parce qu’elle a elle-même
un sentiment de culpabilité, soit par incapacité à analyser l’histoire.
Il faudrait situer et analyser l'épreuve qui m'a été infligée dans
le contexte actuel de l'Europe post-totalitaire, où les nostalgies du
passé communiste se croisent avec les revendications chauvines, et
mettent à mal la viabilité de l'Union européenne. Je me propose de
poursuivre cette réflexion ailleurs, en me bornant aujourd’hui de
relever la convergence symptomatique entre, d'une part, les systèmes
totalitaires qui bafouent les droits de l'homme et de la femme et,
d'autre part, la fièvre médiatique du « scoop » et des « fake news » qui
détruisent en toute impunité des réputations, des vies, et piétinent
l'intimité. Et je n'exclus pas de mener un
procès pour démontrer cette convergence. Mais une réflexion s'impose,
sur toutes les composantes de ce symptôme, quand les débris du
communisme poussent derrière les mouvements nationalistes en Europe de
l'Est et pas seulement, et quand le « quatrième pouvoir »
médiatique perd son indépendance dans les écueils de la démocratie
interconnectée.
J’ai vécu mon départ de Bulgarie (en 1965 avec une bourse d’études
du gouvernement français, ndlr) comme un véritable exil. C’était
l’époque du dégel. L’éducation communiste, par-delà son
« idéologie du mensonge » dont Soljenitsyne disait qu'elle
était plus pernicieuse que les privations affichées de liberté, avait
l'avantage de nous transmettre l'universalisme des Lumières. A
l'université, nous discutions la dialectique de Hegel, la critique
qu'elle a engendrée du marxisme lui-même, Georg Luckas et ses
disciples. Le PC français c’était pour moi Aragon avec La Semaine sainte et Les Lettres françaises, et la revue La Nouvelle Critique qui devait s'ouvrir à Tel Quel et au structuralisme. À Paris, le milieu littéraire et
universitaire qui s’intéressait à ce structuralisme, issu du formalisme
russe, et à un marxisme à interpréter, m'a tout de suite accueillie et
intégrée. Je voyais que la France sortait de la guerre d'Algérie,
coincée et coupable, et aussi jamais plus française qu'en retrouvant sa
mémoire corrosive dans les mouvements les plus audacieux de la pensée
européenne.
Je me suis inscrite à l’École des Hautes Études au séminaire de
Lucien Goldmann qui réinventait Marx avec Pascal, Hegel et le
structuralisme, et en même temps à celui de Roland Barthes qui faisait
de la littérature à travers le « nouveau roman » et la
sémiologie. J’étais heureuse d'appartenir à un monde nomade – étudiants
allemands, italiens, anglais, latino-américains, exceptionnellement de
l'Est européen –, qui, dans l'esprit qui précédait 1968, constituait
une communauté internationale et chercheuse. Mon étrangeté m’a paru une
chance, même si j'ai d'emblée su que je ne serais jamais française parmi les Français. C'était un
état d’apesanteur, certes douloureux, mais ouvert à la quête, à l'innovation. Mon inquiétude politique, mes
contacts avec les dissidents de l'Est européen m'ont rendue plutôt
critique envers les militants. Ma « dissidence », mon « engagement » fut de saisir la liberté intellectuelle qui s'offrait à moi pour
développer les savoirs que j'apportais de Bulgarie et que j'ai pu
approfondir au contact des avant-gardes littéraires et intellectuelles
de la gauche en France, en Europe et très intensément aux États-Unis, –
le post-structuralisme et la psychanalyse en font partie. C’est ma
façon d’être une exilée à la recherche de l’impossible et de l’inconnu.
Le questionnement comme manière d'être. La mondialisation des idées
était en train de précéder la globalisation.
J’ai donc vraiment coupé les ponts avec la Bulgarie (c’était
facile, car il n’y avait ni téléphone, ni internet). Mais évidemment
pas avec mes parents (qui sont venus trois fois en France entre 1966 et
1989, grâce à l’intervention de Jacques Chaban-Delmas, contacté par ma
belle-famille bordelaise) et avec qui je communiquais par courrier.
C’est cette correspondance de 29 lettres qui a été interceptée et
divulguée, ce que je
trouve être la partie la plus sordide de cette
affaire. Je l'ai vécue comme un véritable viol. Au moment où le monde
entier s’émeut du fait que les données personnelles sont divulguées sur
les réseaux sociaux, mes lettres sont diffusées non seulement dans les
archives du KGB bulgare mais urbi et orbi sur la
terre entière et aucun journaliste ne s'en est ému. Pas plus que la
commission citée plus haut.
Il ne fallait surtout pas que je sois considérée comme
« ennemie du peuple » en Bulgarie car mes parents et ma sœur
y vivaient. J’essayais donc de garder des relations, en allant
périodiquement à l’ambassade pour obtenir éventuellement leurs visas.
J'y ai rencontré, fatalement, des apparatchiks, assis derrière des
bureaux, et dont je ne connaissais pas, ni ne me rappelle, tous les
noms. J'avais gardé quelques contacts avec la dissidence, je savais
qu’elle était de plus en plus en difficulté. Et je ne suis pas
retournée en Bulgarie pendant très longtemps.
J’y suis allée en 1983 avec
mon fils (né en 1975) pour qu’il rencontre mes parents. J’y suis
retournée en janvier 1989, avec François Mitterrand qui m’a intégrée
dans sa délégation, et nous avons rencontré des dissidents, comme le
futur président de la république Jeliu Jeliev ou mon amie Blaga
Dimitrova, future vice-présidente. Mon père est mort en septembre de la
même année, dans des circonstances bizarres, il paraît
qu'« ils » faisaient des expériences sur les vieillards, et
il fut incinéré contre sa volonté, les tombes étant réservées aux seuls
communistes, mais... si j'étais morte avant lui, de par ma notoriété,
ce privilège nous aurait été accordé ! J’ai eu l’impression qu’il
régnait une sorte de barbarie dans les rues, il y avait des queues
incroyables, la parole avait changé. En 25 ans, la langue était devenue
brutale, les gens s’insultaient.
Depuis la chute du Mur de Berlin, j’y suis allée de manière un peu
plus continue. En 2002, pour le décès de ma mère, et quand l’Université
de Sofia m’a donné le titre de docteur honoris causa. En
2014, l’Université a organisé un colloque autour de mon travail. J'ai
rencontré une jeune génération de philosophes, sociologues et analystes
d'une pensée exigeante, à l'affût des débats éthiques et politiques en
Europe et aux États-Unis, anxieux et lucides face aux difficultés du
pays qui s'enferre dans des imbroglios politiciens. Beaucoup de voix
connues et inconnues se sont élevées pour dénoncer le climat délétère
déclenché par les atermoiements de ladite « Commission ». Ces réactions montrent que divers courants traversent l'opinion, sur fond de malaise
européen.
Certains reprennent le dogme communiste et se tournent vers la
Russie, rempart et frère aîné. D'autres continuent à compter sur l'aide
européenne, avec et malgré les dérives mafieuses. D'autres encore,
assez rares mais tenaces, espèrent quelques réformes démocratiques,
favorisées par l'U.E. Mais dans cette impasse économique et politique,
les spectres du totalitarisme ne restent pas dans les placards de la
police. Ils envahissent de ressentiment la place publique. Je
l'entends, au sens de Nietzsche, comme une incapacité à transformer les
blessures du passé et les frustrations du présent en action, pour se complaire dans l'hostilité de la réaction. Dénonciations,
aigreurs et vengeances souvent recouvertes du fameux « sentiment national »,
aussi idéaliste que revanchard, et qui condamne cette partie de
l'Europe à se figer en banlieue de l’histoire en souffrance. Comme ces
prétendues « purges du passé », qui valident les méthodes
staliniennes en les reprenant sans mettre en question les procédés
policiers, sans interviewer les personnes diffamées, de sorte que le
régime dogmatique du passé se trouve relayé par le régime du buzz et de la pensée-calcul. A-t-on
oublié les procès staliniens ?
Il n'y a pas d'autre sortie de cet état toxique que d'approfondir
la réévaluation du phénomène totalitaire. En sondant ses différentes
facettes, son histoire institutionnelle, sa mémoire culturelle. En
écrivant « Bulgarie, ma souffrance » (1994), j'ai essayé de
ne pas oublier les racines religieuses.
La foi orthodoxe a des moments magnifiques, notamment dans la
compréhension de la douleur et du deuil, ses rituels sont une fête
sensorielle. Mais elle ne propose pas une véritable réflexion sur
l’indépendance de la personne. Il lui manque l'éloge, par la Renaissance,
de la liberté et de ses risques. La Bulgarie a vécu une sorte de
Renaissance précoce au Xe siècle, où le christianisme est passé dans un
peuple qui avait très peu d'État et très peu de structures
identitaires, mais qui, en créant un alphabet, le cyrillique, a créé et
sauvegardé sa culture. Puissant antidépresseur qui soude une nation.
En revanche, comme dans d'autres pays, notamment à l'Est de
l'Europe, les idées des Lumières ont été imposées par les élites, elles
n'ont pas suffisamment imprégné les comportements sociaux, les
structures institutionnelles. La pensée-interrogation fleurit dans les
universités, elle est absente dans l'espace politique. Sur ce socle, le
communisme a greffé des idéaux, mais la dérive totalitaire, écrasant
les aspirations sociales et sociétales, a détourné les citoyens de la
citoyenneté. L'après-communisme est aujourd'hui tenté par un retour
vers la spiritualité, la foi religieuse réactionnelle ou communiste,
qui progressent en doublure du spectacle, de la com' et du marketing
hyperconnecté, sans les mettre en question. Plus drastiquement que dans
les autres pays européens, les démocraties post-totalitaires sont
confrontées à la difficulté de faire vivre cette culture qu'on appelle
humaniste et dont la refondation permanente nécessite d'interroger l'identité,
la nation, la foi et le besoin de croire lui-même.
L’Europe porte une lourde responsabilité dans cette fracture qui se
creuse de nouveau et met à mal son projet. Si l'accomplissement des
droits de l'homme réside bien dans le respect de la personne et de sa
créativité singulière, le flux des capitaux ne suffit pas pour les
garantir et les transmettre. Un effort d'éducation, de formation et de
culture s'impose à tous, de l'école à l'entreprise, pour favoriser l'émergence d'une réévaluation du passé, qui
permettra que le ressentiment réactif cède la place à un renouvellement
politique démocratique.
Seule la vigilance de tous les instants, pour mettre la personne au centre de la médiasphère dont nous sommes les acteurs consumés, peut
encore nous sauver, Bulgarie, ma souffrance...
Julia Kristeva
Propos recueillis par Anne Dastakian, Marianne, 7 septembre 2018
1. Post-scriptum du « cas Kristeva » par Koprinka Tchervenkova
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