Comme tous les livres importants, La Deuxième Vie est
un texte performatif faisant ce qu’il dit et disant ce qu’il fait. Car l’auteur
sait et écrit que « la pensée est un acte ». Ainsi, que ce livre
paraisse neuf mois après que son auteur a délaissé sa première vie comme un
vieux manteau, prouve non seulement que la deuxième vie existe, du moins en
tant que volume ; mais aussi – et c’est sans doute le moins négligeable –
qu’elle bouturait déjà sous la première ; qu’elle lui était contiguë.
Qu’est-ce alors que cette deuxième vie ? A-t-elle à voir
avec ce que Jean Cayrol – écrivain et éditeur qui, le premier, dans sa revue
Écrire, a publié un jeune écrivain du nom de Philippe Sollers – avait appelé
après la seconde guerre mondiale « le romanesque lazaréen » ? Certainement pas. La deuxième vie n’a rien à voir avec une résurrection ;
et elle n’est pas, notons-le précieusement, une seconde vie. Se
rapprocherait-elle alors avec ce qu’on appelle en littérature ou ailleurs, la
postérité ? L’auteur ici présent prétend que non : La Deuxième Vie,
écrit-il en y mettant parfois des majuscules, « n’a rien à voir avec une
poursuite de la première vie, sous forme de mémoire collective ou de
célébrité ».
Néanmoins, il précisait un peu auparavant :
« Certains humains peuvent embrasser des pans entiers de leur Deuxième Vie
à partir de la Première. Ce sont en général des artistes, des scientifiques, ou
des sportifs de haut niveau, qui se sont exercés pendant toute leur existence,
à développer leur attention sur des points précis. Ils deviennent, parfois, des
célébrités dans l’ancien monde ». Par ailleurs, même si notre auteur est
connu pour avoir reçu la bénédiction d’un pape et s’en être publiquement
félicité (« j’en ressens encore les bienfaits » a-t-il écrit vingt
ans plus tard), le voici qui déclare tout de go que « la Deuxième Vie n’a
rien de religieux et n’appelle à aucun rassemblement de ce genre ». Il
ajoute : « Il est faux de croire qu’on y entre. Elle est là depuis
toujours. Le reste est une spéculation des religions qui prétendent occuper
l’entrée ».
Un roman dont on ne saurait dire s’il est achevé, inachevé ou
seulement interrompu en tant que message cryptique au sens premier du terme.
Cela tombe bien, l’auteur reconnaissant : « Je n’ai
pas été un très bon saint lors de ma première vie, mais j’en suis un très
convenable dans ma Deuxième ». Point de repentir, aucun aveu
inavouable : « Dans votre première vie, il a pu vous arriver de
défendre telle ou telle péripétie politique. Mais si elle était folle, vous ne
le regrettez pas. Vous ne regrettez jamais une folie vivante. » Peut-être
la meilleure définition qu’on ait jamais donné du maoïsme : une folie
vivante.
La Deuxième Vie de Philippe Sollers est un roman d’une cinquantaine de pages
dans sa version imprimée, dont on ne saurait dire s’il est achevé, inachevé ou
seulement interrompu en tant que message cryptique au sens premier du
terme : qui vient du fond des grottes. Un fac-similé de sa première page
manuscrite (écriture serrée, peu de ratures) nous indique qu’il a été entamé à
Paris le 27 septembre 2021. Et, dans une longue postface intitulée Le vivace
aujourd’hui, Julia Kristeva nous indique que sa dernière phrase comme illuminée
de l’intérieur (« Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde
éclairé par un soleil noir ») a été tracée le 10 mars 2023, la première
vie de Sollers prenant fin cinquante-trois jours plus tard, le 5 mai 2023.
Les derniers mois de l’écrivain auront beaucoup été vécus à
l’hôpital qu’il convoque ici avec une conscience nette et des adjectifs
ciselés : « Les bizarreries des médecins pour les malades sont dues
pour la plupart au fait qu’ils les considèrent comme des cobayes. L’acteur
expérimente ainsi la multitude des appareils, l’agitation programmée des
infirmières surexploitées jour et nuit, leur courage, leur brutalité ou au
contraire leur délicatesse ». Le plus beau est quand Sollers donne des
couleurs aux heures comme Rimbaud aux voyelles : « Le trois est noir,
le quatre est rouge, le cinq est gris, le six bleu foncé,
le sept bleu clair, le huit blanc, le neuf vert ». Déjà, dès l’incipit, il
était question « des insomnies de trois heures du matin, les plus dures,
les plus inquiétantes, les plus éclairantes ».
Sinon, c’est du Sollers tout craché. Tous les ingrédients de
cette non narrative fiction dont il est peut-être le plus grand héraut, voire
l’inventeur sans que cela ne soit jamais énoncé, sont tous réquisitionnés.
D’abord, une femme. Aujourd’hui, elle s’appelle Eva. Selon l’autre, elle
travaille au FMI et elle se sent « partie prenante du grand remplacement
des hommes par les femmes ». À ce sujet, on n’a toujours pas soigné
Sollers depuis Femmes en 1983 même s’il écrit aujourd’hui, et c’est tout à fait
notable : « Le cinéma est le premier responsable de l’épidémie des
féminicides. Un garçon abusé par des centaines de scènes hétéros pensera
toujours, naturellement, que les femmes sont à prendre et qu’elles n’attendent
que ça ».
Il est vrai aussi que La deuxième vie est un livre de
haine du cinéma (où Jean-Luc Godard est au passage traité de vieux con ;
est-ce parce que le cinéaste a décidé de se faire euthanasier, contrairement à
Sollers qui a refusé et veut vivre « sa » mort, comme nous l’apprend
Julia Kristeva dans sa postface ?). Haine du cinéma et amour de la
télévision, presque à la Serge Daney, Sollers disant
combien le feuilleton Columbo lui a sauvé d’après-midis maussades, si bien
qu’il est heureux d’écrire le nom de Peter Falk dans son livre, ce qui, vous
avouerez, nous change un peu d’Hölderlin.
Comme dans presque tous les livres de Sollers, il y a aussi une
drogue.
On ne répétera jamais assez combien, dans son œuvre, Sollers
se sera fait l’apologiste des substances qui permettent d’écrire, de penser et
donc de vivre. Ici, ce sont des pilules « de vivacité » ou des
« pilules de Deuxième Vie » que lui fournit gratuitement un chimiste
suisse.
Et puis, comme dans la ritournelle si finement étudiée par
Deleuze et Guattari, il y a les attaques toujours un peu basses, mordantes donc
vivantes, contre Annie Ernaux (« vieille femme »), contre Michel
Houellebecq (« écrivain célèbre »), Michel Onfray (« journaliste
proliférant »), tous geignards de leurs basses origines contrairement à
Sollers qui confie que ses origines bourgeoises lui ont tout de suite donné un
sentiment de puissance et d’impunité. La Deuxième Vie, c’est aussi ne
jamais en finir avec les provocations de la première,
lorsque par exemple Sollers se surnomme « le Blanc terminal » ou le
Migrant, ou qu’il parle de la « société finale ». Pour que la coupe
soit pleine, il défend aussi la corrida.
Le livre est court, mais il y a Julia Kristeva. Elle prend le
relai et tous les rôles. La deuxième vie, c’est elle aussi. Bien évidemment.
Dans Le vivace aujourd’hui, un texte qui n’a rien de mallarméen, du moins en
apparence, elle se révèle à la fois critique, philosophe, psychanalyste et
surtout femme de celui qu’elle appelle et continuera toujours d’appeler
Sollers. Le texte est très largement citationnel. Kristeva a tout lu, tout relu
de l’écrivain. Ce qu’elle cherche à prouver, ce que le concept de deuxième vie
n’est pas la lubie d’un homme qui se sait mourant, une dernière pitrerie de
vieillard, mais qu’au contraire le motif est présent dans toute l’œuvre,
presque depuis le début, en tout cas depuis Paradis, dont le temps montrera
sans doute qu’il est le chef-d’œuvre absolu de Sollers.
Kristeva met deux citations de lui en exergue. La première
est extraite du roman Désir en 2020 : « Quand on a
vécu la mort, une vie qui ne serait pas à sa hauteur, n’a plus
d’intérêt. » Elle rappelle que l’écrivain a été un enfant souffreteux qui
a frôlé la mort, et que sa première vie était déjà la deuxième. La deuxième
citation est encore plus belle ; elle vient de Médium paru
il y a exactement dix ans : « Je viens de mourir, elle m’aime encore.
Malheureux qui ne s’est pas aimé comme un mort. » Oui, Julia Kristeva aime
encore Sollers en acte, c’est-à-dire en pensée, et il y a plus d’amour dans
cette étude que dans tous les romans d’amour.
Dans La Deuxième Vie, Sollers écrit : « D’habitude, je
me traite assez froidement, mais là, je dois l’avouer, j’éprouve à mon égard
une sorte de bienveillance. Si elle pouvait être enregistrée, on entendrait ma
voix très changée dans une tonalité extrêmement vulgaire : “Bien joué, connard
!” ».
Cela aurait pu être le titre de cet article.
Arnaud Viviant
JOURNALISTE, CRITIQUE LITTÉRAIRE ET ÉCRIVAIN
https://aoc.media/critique/2024/03/18/sollers-reloaded-sur-la-deuxieme-vie-de-philippe-sollers/