Philippe
Sollers : « La faribole
hétérosexuelle classique est en train d'exploser »
ENTRETIEN. Affaire Matzneff, César, #MeToo, dérèglement climatique… À l'occasion de la sortie de « Désir », l'écrivain étrille notre époque, et célèbre la révolution. Propos recueillis par Marion Cocquet et Victoria Gairin
Publié le 11/03/2020 | Le Point.fr
Philippe Sollers vient de publier « Désir » chez Gallimard.
© BALTEL/SIPA / SIPA
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Quoi de commun entre 1789 et 2020 ? Dans Désir (Gallimard), son nouveau roman, Philippe Sollers fait revivre Louis-Claude
de Saint-Martin (1743-1803), dit « Le Philosophe inconnu »,
figure mystérieuse de la Révolution française. Il lui fait traverser les siècles, se confond
volontiers avec lui, et célèbre par sa voix la nouvelle révolution en cours : celle de la libération des femmes. Entre deux cigarettes, l'éditeur des Carnets noirs de
Gabriel Matzneff – de 1990 à 2007 –, et défenseur de Jean-Jacques Pauvert – celui qui osa publier Sade et obtînt
gain de cause devant les tribunaux –, n'hésite pas à égratigner avec flegme
et ironie « mitou »,
« novaleurs », le victimisme et la censure galopante.
Le Point : Parlant de vous, vous écrivez : « Ayant toujours suivi son désir, le Philosophe n'a pas de
regret […]. Son regard intérieur fixe le but : une sphère de lumière solide. » C'est joli, mais est-ce juste ? Votre livre est assez mélancolique.
Philippe Sollers : Vous me demandez si je suis mélancolique ? Je ne crois pas. C'est vieux, la mélancolie, ce serait une trace de
romantisme. Or, je suis dans une optique résolument affirmative : comme mon personnage principal, je fais sans cesse l'apologie de la Révolution française – dont la révolution féministe à laquelle nous assistons prend la suite. Il y
aura beaucoup de dégâts collatéraux, des contorsions plus ou
moins violentes. Comme disait Mao, la révolution n'est pas un dîner de gala. Mais il était temps, ce moment révolutionnaire aura beaucoup tardé : la Révolution française a posé la liberté générale du monde, mais il a fallu beaucoup de temps pour qu'on se préoccupe du
soi-disant « deuxième sexe ». J'ai été un fanatique de Simone Veil défendant
l'IVG à la tribune de l'Assemblée nationale. Vous imaginez le temps qu'il aura
fallu pour avoir le mariage pour tous, la PMA, la GPA ? Tout ça est en cours. Après, est-ce que la
planète sera encore habitable dans trente ans, est-ce que la révolution pourra
continuer, c'est autre chose. Ça ne me rend pas mélancolique, il suffit
de mourir et voilà. Mais il y a quand même de grosses inquiétudes à avoir sur
la respirabilité du monde.
Mais qu'est-ce qui est révolutionné dans la révolution
que vous évoquez ?
La faribole hétérosexuelle
classique est en train d'exploser. Or ça, ça ne me dérange pas du tout. Je n'ai jamais été partisan
de parler de sexualité avec des hommes. Il m'est arrivé d'en parler beaucoup
avec des femmes. À commencer par la mienne [la philosophe et psychanalyste
Julia Kristeva, NLDR]. Elle en connaît un
rayon. Quatre-vingt-dix pour cent des femmes se plaignent d'avoir été sous pression pour subir un rapport sexuel. C'est énorme. Mais j'ajoute que 10 %, c'est énorme aussi. Celles qui ne se plaignent pas forcément, tous mes
romans en témoignent, je les ai rencontrées. J'ai publié Femmes en 1983. Une étude de terrain considérable, qui a tout prophétisé. Il suffit de lire,
mais qui lit encore ? C'est bien beau d'avoir des
convictions idéologiques dans une révolte qui veut devenir une révolution, mais
si ladite explosion révolutionnaire féministe est ce qu'elle doit être, elle ne
doit pas réclamer la moindre censure.
Et ça ne vous
rend pas mélancolique, qu'on ne lise plus ?
Pas du tout ! Après moi le déluge !
Vous avez dit que la sexualité était une nouvelle
religion.
La sexualité, c'est fini ! Quand tout un ancien monde s'effondre : religieux, idéologique, il est normal que l'être humain se raccroche à quelque
chose, à une valeur. En l'occurrence, il se raccroche à la sexualité. Ouvrez les journaux, allumez la télé, il
n'est question que de ça : des violeurs, des agresseurs, des pédocriminels.
Mais la sexualité à l'ancienne, c'est fini ! Écoutez la longue plainte des femmes qui, pendant des siècles, ont été obligées de procréer sans toujours le vouloir, parce que la société en
avait besoin, écoutez ! C'est là que l'IVG a été d'une
importance considérable. Simone Weil, c'est cette loi qui l'a conduite au Panthéon.
Chacun aujourd'hui peut user de son corps comme il lui convient : LGBTUKWXYZ ! Ce que je veux, c'est soutenir comme
je l'ai toujours fait dans ma vie et dans mes livres la liberté féminine. Car, voyez-vous, elle m'arrange !
Vous la soutenez, mais vous n'êtes pas tendre avec le
mouvement tel qu'il existe…
On peut ironiser sur les excès tout en s'amusant !
Vous avez regardé la cérémonie des César ?
Bien sûr, formidable ! Ce que je peux vous en dire, c'est que
j'ai trouvé la prestation de Foresti extrêmement
mauvaise, et même inquiétante. La sortie d'Adèle Haenel, pourquoi pas. Et le
texte de Virginie Despentes qui est accueilli avec
des bravos… bon. Despentes est quelqu'un que je
respecte comme écrivain, mais je l'ai trouvé trop vulgaire. Les révolutionnaires
sont tranchants, pas vulgaires.
Ça manque de panache ?
Ça manque de style ! C'est très préoccupant quand même, parce que vous avez un mouvement qui peut très vite déboucher
sur la censure, la dénonciation permanente. Regardez ce qui se passe avec les Mémoires de Woody Allen, que sa maison refuse de publier.
Vous écrivez : « Depuis toujours le philosophe se considère comme un innocent
tombé dans un monde coupable. » Comment
faut-il le comprendre ?
L'enfant que j'ai été et que je reste s'est toujours considéré comme un innocent dans un monde
coupable. Les adultes avaient quelque chose à cacher, ils mentaient. Souvent de
façon charmante, mais tout de même. Les
adultes sont des enfants ratés, voilà le secret de la pédophilie. C'est
l'esprit de vengeance qui est à l'œuvre, l'esprit qui a été si
parfaitement décrit par Nietzsche, le ressentiment de la volonté contre le
temps et son « il était ». L'esprit de vengeance, c'est quelque chose que l'actualité fournit à flots
continus. Qui se plaint veut déjà se venger, même si la plainte est nécessaire
lorsqu'elle dénonce des pratiques inconciliables avec la loi ou la raison.
Vous avez été récemment entendu dans le cadre de l'enquête pour
« viols sur mineur » de moins de 15 ans qui vise Matzneff
C'était à Nanterre. Le jour était gris. Je
ne trouvais pas de taxi, j'appelle la commissaire divisionnaire, Véronique, une
femme charmante au demeurant, pour la prévenir que je risquais d'être en
retard. Elle me dit : « Pas de souci, on a gardé toute la journée
pour vous. » Je me voyais déjà en
garde à vue ! Mais elle a très vite compris que je
n'avais aucun dossier aux Philippines. Je lui ai quand même dit qu'il fallait
se méfier de l'effet rétroactif que ça pouvait avoir, les
effets d'intimidation sur l'édition, sur le cinéma… Je lui parle de Gide. « Oh non pas ça, c'est dégoûtant. » Sade ! « Ah non, quelle horreur. » C'était
parfait ! Mais elle a compris je la plaignais de
faire ce boulot mal payé. Nanterre, c'est vraiment loin…
Une fois qu'il a été acquis que vous n'aviez pas de dossier aux Philippines, comme vous dites,
on vous a demandé quoi ?
Là, j'ai commis une erreur, j'ai commencé
à rire. Mais ça me semblait absurde. Consultez ma vie,
ouvrez mes livres !
Mais Matzneff alors ?
Bah Matzneff, il est en Italie, complètement coincé dans son hôtel, aux 36es dessous, ordinateur saisi, voilà.
Et ses textes, fallait-il continuer de les vendre ?
Vous savez, c'est la force de la Pravda (il désigne un exemplaire du Monde sur son bureau). Il y a eu une enquête, remarquable d'ailleurs, de Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin. Le lendemain, Antoine Gallimard a compris qu'il fallait
retirer le livre des rayons. C'était souhaitable. D'ailleurs, Matzneff lui-même a trouvé que c'était plutôt normal.
Mais vous, vous en pensez quoi ?
Je prends acte d'une façon de réagir à une
pression énorme de l'opinion.
Vous ne regrettez aucun de ces livres ?
Rien ! Jamais de regrets. Des remords peut-être,
mais jamais de regrets. Vous savez, ce que je trouve le plus misérable dans
cette affaire, c'est de dire et d'écrire comme ça l'a été fait, notamment par Élisabeth Roudinesco,
que Matzneff n'avait aucun talent d'écrivain. C'est
faux. Ce n'est pas un très grand écrivain, ce n'est pas Shakespeare. Mais, dire
qu'il n'a aucun talent, c'est idiot. Ça, ça me choque. Ce n'est pas du tout ce que j'aime en littérature,
mais enfin… Pendant mon audition, Véronique m'a lu un long passage, la sodomisation d'un petit garçon. Je dois dire que, en effet, c'est très pénible à entendre. Elle m'a dit : « Vous n'allez pas me dire que c'est de la littérature, ça. » À quoi j'ai répondu : « Pas de la meilleure, c'est un fait. » Mon point de vue en littérature n'est
jamais moral. Vous connaissez la phrase de Pivot ? « Autrefois, la littérature primait sur la morale. Maintenant, c'est la
morale qui prévaut sur la littérature. » La moraline,
comme dit Nietzsche, m'est absente. À la moraline,
aujourd'hui, on vous ajoute la culpabiline, qu'on
vous fait boire à haute dose. Eh bien non, un innocent dans un monde coupable
ne boit pas de la culpabiline ! L'époque où nous vivons, c'est ça : on est coincés entre la moraline et la culpabiline.
Enfin, il s'agit d'un journal qui témoigne de scènes de
viols sur des enfants, qui prétend décrire une réalité. Est-ce qu'on n'a pas à rendre compte d'actes
criminels, sous prétexte qu'il s'agirait de littérature ?
Ne mélangeons pas tout. Springora n'a pas été violée, elle a subi une emprise. Les
petits garçons de
Manille, c'est autre chose. Matzneff s'en est expliqué,
il a appelé ça –
bêtement à mon avis – « détournement de majeurs ». Il tombait sur un trafic, et un trafic auréolé de la bienveillance de
la police. Tout est organisé pour satisfaire les touristes sexuels. Il n'y a
pas que Matzneff. Il y a en ce moment même 10 000 pédocriminels en exercice. Je veux bien que Matzneff endosse tout, mais enfin… Bon,
ce qui est sûr, c'est qu'il n'y a pas de dossier sur moi chez la police de
Manille, voilà !
Vous avez lu Le Consentement ? Vanessa Springora essaie justement d'échapper à la moraline et à la culpabiline…
Oui, c'est très très bien. C'est un très bon témoignage,
qui d'ailleurs a enflammé tout de suite le marché. Il n'a pas à proprement
parler de qualité littéraire, mais il faut le lire, pour savoir que
le consentement est une notion qui peut être discutée. Vanessa Springoraétait sous emprise, mais, et elle le
dit, elle était tout à fait consentante. Lui-même était très amoureux. Vous savez, il est très naïf, pour lui ce livre est une trahison. Là où Vanessa Springora est intéressante, c'est qu'au fond, et elle le dit, elle
aurait pu vivre cette histoire s'il n'y avait pas eu le reste, les autres. Si
elle avait été la seule, pourquoi pas ?
Ah oui, c'est comme ça que vous le lisez ?
Moi, j'ai la plus grande considération pour Vanessa Springora parce qu'elle a mis trente ans à se reconstruire, et elle l'explique très bien,
que la psychanalyse a eu son mot à dire, ce que le pauvre Matzneff,
lui, ne peut pas comprendre une seconde. Donc, chapeau ! Mais il faut lire d'une main, Le Consentement.
Et de l'autre, ce que vous n'avez pas fait – et vous ne le ferez pas puisque le livre est retiré de la vente – La Prunelle de mes yeux, et le rapport extraordinairement minutieux
et quotidien que Matzneff y fait de leur relation.
Sans avoir lu les deux, vous ne pouvez pas comprendre.
Vous allez nous l'offrir ?
J'aimerais bien, mais je n'en ai plus. J'en avais un exemplaire dans mon
bureau. Je l'ai prêté à quelqu'un
qui doit me le rendre, une femme.
Vous continuiez, ces dernières années, à lire les textes
de Matzneff ?
Pfff… C'est si répétitif. Qu'est-ce qu'il mange, tiens il se pèse, qu'est-ce qui le maintient en
bonne santé, comment de 14 heures à 18 heures, il a deux liaisons prévues. Après il va dîner… Enfin bon, on sature, non ?
À propos de pédophilie, vous glissez incidemment dans votre
livre une remarque sur les « merveilleuses pédophiles », qui auraient fait votre éducation quand vous aviez 12 ans.
Appelons-les « pédophelles » si vous voulez. J'ai acquis très tôt une
grande avance par rapport aux garçons de mon âge, très embarrassés sur toutes ces questions. Je n'ai
aucune fraternité sexuelle et, pour tout vous dire, je ne connais pas d'hétérosexuels comme moi. Je ne partage jamais aucune conversation sur
ce thème. Ni aucune confidence, cela va de soi. Tout ce qui touche aux
histoires sexuelles devient très vite glauque, vulgaire.
La vulgarité, c'est votre grand reproche à l'époque…
Ah oui, oui. La vulgarité et l'ignorance. Comme a osé le dire une amie,
pour combattre le slogan « Osez le féminisme ! », « Osez le fanatisme ! ». Oui, c'est ça. Donc, l'ignorance d'abord, la vulgarité s'ensuit, le
fanatisme n'est pas loin. Et la censure apparaît.
Cela fait partie des raisons qui nous font trouver à votre
texte une pointe de mélancolie. Il y a quand même l'idée que les choses vont de mal en pis.
Mais c'est de l'ironie ! Tout le temps de l'ironie.
Quand vous dites que la « France moisit », c'était encore le bon temps, et que
maintenant c'est la France en « déliquescence totale », c'est aussi de l'ironie ?
Oui, La France liquéfiée. Ce serait un beau titre d'article dans la Pravda. Tout dépend comment on considère les choses. Moi, je les considère
d'un point de vue révolutionnaire. La situation s'aggrave, mais le but à atteindre,
c'est la liberté pour tout le monde, femmes comprises.
Vous parlez aussi, dans votre livre, de la science et de
la technique…
Qui vous mènent par le bout du nez, oui !
… que vous célébrez.
Depuis vingt ans, la technique s'est emparée de la fabrication des corps.
C'est énorme de pouvoir fabriquer un corps sans recourir à la sexualité traditionnelle.
Mais il vous arrive de lier cela à la fin possible de la planète, à un grand effondrement.
Je suis très très pour la technique, mais elle
nous égare, puisqu'on passe son temps à communiquer avec un vocabulaire limité,
et en étant dans le numérique et le digital. Rentrez dans un café et regardez : il n'y a plus de conversation. Il n'y a plus de mémoire, non plus. On
devrait apprendre des choses par cœur. Je vous le conseille. Au lieu de prendre
des anxiolytiques, vous apprenez des poèmes de Baudelaire.
Paradoxalement, vous êtes un grand fan de télévision, de séries…
Oui, je me renseigne sur l'ignorance, la stupidité, la bêtise et les
messages en boucle qui sont envoyés. Je fais mon métier de romancier. J'ai en
face de moi, dans ma chambre, un poste de télévision. Je zappe. Sans arrêt. Puis j'arrête. Je regarde le plus possible de chaînes. Et, juste à côté du poste, j'ai un papier collé de 1912 de Picasso. Je vous assure que c'est un
bonheur extraordinaire de retourner au papier collé. Une pure merveille.
Picasso a dit du papier collé : « On aurait dû s'en tenir là. » C'est le cubisme synthétique qui arrive.
Parfait pour résister à la « société du
spectacle », théorisée par Guy Debord.
Quelles émissions prenez-vous un plaisir tout particulier
à regarder ?
Les émissions littéraires ont quasiment disparu. Il n'y a plus que La Grande Librairie, mais je zappe très vite parce que c'est devenu très
sinistre, c'est très ennuyeux. Le temps où il y avait Pivot, terminé, fini. Il n'est plus question de littérature,
jamais. Mais, ça m'est égal, je m'en occupe moi-même.
Et les séries ?
Je regarde tout. Je m'intéresse à celles qui sont les plus révélatrices. Parce que c'est terrible de voir des corps encastrés
sur un plateau, par exemple. C'est étonnant de voir leurs variations. C'est
psychologiquement intéressant. Mais CNews est très intéressante aussi. Il y a quelqu'un
qui est invité interminablement, avec des partenaires chaque fois différents,
mais ça lui donne une audience considérable,
c'est Éric Zemmour. Il m'intéresse beaucoup.
Ah oui ? Pourquoi ?
Parce qu'il est symptomatique de l'époque, qui est ultraréactionnaire au
cas où vous ne l'auriez pas repéré ! (Rires) La révolution qui s'accomplit dérange
beaucoup de monde et ces gens-là surréagissent en surréactionnaires qu'ils sont, qu'ils auront toujours été.
Aucune figure médiatico-intellectuelle
ne vous intéresse ?
Non… Non, ce qui me frappe beaucoup, c'est le
glissement de la gauche vers la droite. C'est très révélateur d'une sorte de cryptofachisme ambiant. Tout le monde est en train de trouver normal que le Rassemblement national
arrive au pouvoir. Qu'il ait 56 % de bonnes opinions. Pour la première
fois, une femme serait présidente. Ce serait énorme.
Vous dites que si Marine Le Pen était élue, ce qui
compterait c'est que ce soit une femme ?
Une Marianne Le Pen, oui, ce serait un événement considérable. Est-ce que Macron rebondira ? Pour l'instant, ce n'est pas le cas. Et la finale est annoncée.
Vous votez, vous ?
Non ! La dernière fois, c'était pour Ségolène Royal, en 2007.
Mais vous suivez avec intérêt les campagnes ?
Ah bien sûr ! Je fais mon boulot, celui d'un
romancier qui essaie de deviner ce qu'on lui cache.
Revenons à quelque chose de plus vulgaire : quelle série vous inspire en ce moment ?
Il y en a une que je trouve extraordinairement intéressante, parce que là vous
tombez brusquement dans le marécage petit-bourgeois français, c'est Petits secrets entre
voisins. C'est surjoué par des acteurs et
actrices, sûrement très mal payés. Et c'est énorme, énorme… Comment faire pour sauver son couple,
comment tomber enceinte au bon moment… C'est formidable. Vous avez là la misère petite-bourgeoise à votre
disposition. Moi, je suis mort de rire parfois, tellement c'est bête.
La bêtise me fait rire. Elle faisait rire
Flaubert aussi. Flaubert c'est pas mal. Ah, oui, je pourrais écrire un
dictionnaire de la bêtise pourquoi pas ? Ou la version 2020 des Idées reçues… Mais
il y a trop de travail ! Et, excusez-moi, je préfère
me concentrer sur la beauté.
Vous évoquez Paulhan savourant en secret Histoire d'O. Pourrait-on publier un tel livre
aujourd'hui ?
Il faudrait que quelqu'un existât
pour pouvoir l'écrire, la pente est très escarpée. Ce texte est directement héritier de
Sade, que Paulhan a toujours défendu et que j'ai fait entrer dans la Pléiade.
Est-ce que l'époque le permettrait aujourd'hui ? Les marges deviennent de plus en plus étroites. Voyez ce qui s'est passé avec
les pamphlets de Céline. Antoine Gallimard avait signé pour une
édition critique, puis sous pression a décidé de la suspendre. C'est terrible ! Ça permettait de le replacer dans son contexte, de montrer que Céline n'est
pas tombé du ciel et que toute la France antisémite était déjà là. C'est la même chose pour Sade. On a
toujours pensé
– trop – qu'il était une sorte d'extraterrestre. Pas du tout. Il a fallu les travaux
de Maurice Lever, capitaux là-dessus, pour voir que Sade avait eu un père,
figurez-vous. Un libertin consommé et très cultivé. Qu'est-ce qu'un père ? C'est la question.
Et alors, quelle est votre réponse ?
J'ai un fils qui, tous les matins, me salue en disant : « Ah, voilà mon charmant papa ! » C'est ma réponse, elle est très modeste.
Montaigne, mon compatriote, commence les Essais par cette formule extraordinaire : « Le bon père que Dieu me donna. » Qu'est-ce que ça veut dire ? Vous sortez ça sur un plateau de télévision, tout le monde s'en va. Voyez comme c'est bien articulé. Un type
invraisemblable, Montaigne. Avec La Boétie. Et Montesquieu. Et Mauriac, aussi – lisez le Bloc-notes, c'est une merveille de lucidité.
Et parmi vos contemporains, depuis la mort de Roth, qui
est-ce que vous sauveriez ?
Bah écoutez, je suis obligé de me relire
souvent quand même. Ah si, il y a Houellebecq ! Excellent, Houellebecq ! Soumission est un livre tout à fait prophétique. C'est un regard aigu, un vrai mélancolique,
lui, pour le coup.
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