Philippe Sollers Désir
par Mathieu Lindon
Par Mathieu Lindon— Libération du 21 mars 2020
L’air du temps est-il
irrespirable, asphyxiant pour lui ? Toujours est-il que Philippe Sollers
préfère partir de loin pour l’évoquer. Désir, son nouveau roman, a comme
personnage principal, en plus de l’auteur lui-même qui en serait une
réincarnation, Louis-Claude de Saint-Martin, «plus connu sous le nom du
«"Philosophe Inconnu"» selon une sorte de paradoxe originel. Né
en 1743 et mort en 1803, celui-ci publie en 1790 l’Homme de
désir, «claire déclaration révolutionnaire de l’Illuminisme :
/"Sois bénie, lumière brillante, splendeur visible de la lumière
éternelle, d’où ma pensée a reçu l’existence. / Si ma pensée n’était pas une de
tes étincelles, je n’aurais pas le pouvoir de te contempler."» Et
c’est donc à partir de là que Philippe Sollers en vient rapidement au monde
actuel et à ce qui n’a jamais cessé de l’y passionner, les femmes, le désir et
le «contre-désir» à «la violence illimitée et burlesque». «Une
journaliste porte plainte, vingt ans après, pour agression sexuelle contre
une célébrité mâle, qui, lors d’une interview, a mis sa main sur sa cuisse. Le
concept de cuisse résonne partout.» Il ne faut toutefois pas croire, dans
ce monde où «cuisse» est donc devenu un concept, que la guerre des sexes
oppose, dans l’ironique univers sollersien, les gentils et les méchantes. «En
tout cas, un nouveau monde surgit, celui du contre-désir. Le désir était brutal
et absurde, le contre-désir ramène la sécurité. Les hommes étaient ridicules de
poursuivre les femmes de leurs fantasmes. Ça va continuer, mais le truc est
crevé. /Regardez l’homme du contre-désir : il est très agité, son seul pôle est
l’emploi qu’il occupe. Il veut monter de plus en plus haut dans l’ascenseur
social, sa tête est pleine de chiffres, c’est un manager for ever. La femme de
contre-désir est pareille, meilleure encore en termes de marketing. Si ces
deux-là s’accouplent, d’une manière ou d’une autre, c’est juste pour vérifier
la répulsion que son partenaire lui inspire.»
Philippe Sollers Photo Patrice Normand
Désir et contre-désir
seraient donc les éléments d’une époque révolutionnaire comparable à celle où
le Philosophe Inconnu publia son texte majeur. Mais une révolution que Philippe
Sollers saisit sans en être enthousiaste. Ce ne sont plus les vainqueurs qui
écrivent l’Histoire, ce qui est un progrès, mais les victimes, ce qui ne lui
sied guère non plus. «Le Système a réussi ce prodige : les esclaves
célèbrent leur propre asservissement, au nom d’une révolte impossible. Le bilan
de cette faillite est clair : les esclaves ont échoué parce qu’ils ont toujours
eu raison. Le disque peut continuer à tourner sur le même air.» Le
raisonnement n’est pas toujours facile à suivre mais voilà qui l’éclaire
peut-être. «Aujourd’hui, le grand penseur à la mode s’appelle Novaleur.
Ecoutez la rumeur : tout le monde, à droite, à gauche, au centre, vous parle de
"nos valeurs".» «Me too» et «la propagande féministe» en seraient des vecteurs. «Tout homme qui n’apprécie pas Novaleur est un
violeur virtuel.» Le monde est enfin informé grâce aux «tornades de
dénonciations». Et la domination féminine pourra s’appuyer sur les gays. «Elles
sont prêtes à partager le pouvoir avec eux, puisque le mâle hétérosexuel blanc
n’est plus qu’un souvenir pénible du passé en ruine.» «Si vous voulez
connaître l’Histoire, tapez Clio. Si vous choisissez d’en connaître les
dessous, croyez-moi, tapez Clito.» Une chose ne change pas chez Philippe
Sollers : sa volonté d’être en désaccord avec l’air du temps quel qu’il soit.
La vie et l’œuvre de
l’écrivain né en 1936 apparaissent cependant comme un envers du roman,
présentes comme par effraction dans le monde contemporain. C’est «le jeune
auteur» venant «lire des livres très rares» chez Jean Paulhan,
ancien directeur de la NRF. C’est le Philosophe Inconnu apparaissant
dans ses rêves pour l’informer qu’il en est «le descendant direct».
C’est «le Général Inconnu» faisant libérer le Philosophe Inconnu pendant
la guerre d’Algérie puis un dialogue avec André Malraux. C’est une «réconciliation
obscure» après «une polémique apparente» avec Simon Leys (le
sinologue n’avait pas apprécié le maoïsme à tous crins de l’écrivain). C’est
l’évocation des titres mêmes de romans de Philippe Sollers, comme la Fête à
Venise, ou : «On ne peut être absolument moderne que lorsqu’on a un cœur
classique absolu», la première partie de la phrase étant une référence à
Rimbaud, déjà présent en épigraphe de Désir, la seconde en étant une à
l’auteur lui-même puisque le Cœur absolu est un de ses romans. Et puis
cet autoportrait fait pour agacer le monde : «On dirait qu’il passe son
temps à jouer aux dés sans que les résultats lui importent. En général, il rit,
il est gai, comme si sa devise insupportable était "Hasard et
Gratuité".» On dirait qu’il voudrait qu’on dise : heureux homme,
heureux écrivain.
Mathieu Lindon, Libération du 21-22mars 2020 https://next.liberation.fr/livres/2020/03/20/philippe-sollers-le-cru-et-la-cuisse_1782509
Philippe Sollers, Désir Gallimard, 2020
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