LA LECTURE COMME RÉSISTANCE ACTIVE
Par Olivier Renault
Un imposant recueil d’essais et
d’entretiens : Discours Parfait poursuit le travail « essayistique » de Sollers entamé depuis
longtemps, doublant ainsi son écriture romanesque. Nous voici donc en présence
d’une autre forme de l’expérience en cours qui réactive le toujours jeune
couple écriture / lecture.
Au fond, la stratégie a toujours été la
même : défendre contre ce « gros animal » qu’est la société,
cette série d’exceptions qui troue la nébulosité du programme pour faire scintiller
une autre manière d’agir, de penser, de sentir. C’était, à l’époque de Tel Quel, Dante, Lautréamont, Sade,
Bataille, Artaud, Joyce. On les retrouve parfois – surtout Joyce, avec
plusieurs textes, dont la reprise de l’excellent « La Trinité de Joyce »
(1980) -, mais avec Rimbaud, Nietzsche, Verlaine, Hugo, Céline… Et quelques
peintres, aussi: Courbet, Fragonard, Giorgione… Une dimension encyclopédique à
la Diderot, une vraie verve, une admiration sincère (que n’invalide pas une
ironie ponctuelle), une façon de papillonner là où ça bouillonne, là où ça crée,
là où ça pense. Car la matière poétique, plastique, lorsqu’elle pense, donne à
l’homme sensible son oxygène symbolique véritable, sa possibilité d’effraction
du programme (le bond « hors du rang
des meurtriers ») ou son individuation : «Je ne parle pas d’individualisme mais d’individuation. C’est la
singularité qui est importante, et non pas l’ensemblisation sociale. »
Se porter au point précis où ça crée et ça
pense est un acte de salubrité individuelle. Ou de salut, à la manière de
Nietzsche (voir « Qui suis-je »). Le programme actuel porte-t-il sur
une imbécilisation du monde ? Il faut intervenir : « On n’est pas là pour dorer la pilule d’une
tyrannie en pleine action. On est au contraire là pour essayer de mettre les
morts en sécurité. Parce que les morts sont en danger. Thucydide (…) Héraclite
(…) la Bibliothèque est en grand danger. » Sans muséifier : le
statut de « grand écrivain » n’est pas une statue. Plus que le marbre
ou le bronze, donc, la chair, celle de la pensée, de la musique des mots. Le
mode d’action : la lecture. « Voltaire
dit que beaucoup de gens ne lisent que des yeux. Là où la lecture s’affaiblit
– j’allais dire où il n’y a plus de possibilités nerveuses, musculaires de lire – cela correspond à un programme. Un programme, j’insiste, de
tyrannie. »
Ce programme tyrannique, même s’il se sait
le plus fort, craint néanmoins la critique qui sait porter son attaque. Cela a
réussi à Tel Quel contre les
anciennes institutions universitaires : avec le temps, ce sont Barthes,
Derrida et Kristeva qui ont gagné, et l’on enseigne maintenant Ponge ou
Bataille. « Mais ce n’est pas un
succès de destruction, c’est un succès de déplacement de terrain. » La
lutte continue, de plus belle, sur d’autres fronts, guérilla verbale contre
l’ignorance et « le doute
systématique porté sur le talent ». La riposte se fait donc par
« la Connaissance comme salut »,
assertion gnostique développée dans Paradis ou plus récemment dans Les Voyageurs du
Temps (Gallimard, 2009) et dans ce Discours Parfait dont le titre provient
justement d’un écrit gnostique découvert à Nag Hammadi. Ce rapport désirant et
jouissif à la connaissance, c’est la dimension paradisiaque de Sollers,
admirablement condensée dans son « Paradis caché ». Prenez et lisez.
Olivier Renault,
Librairie L’Arbre à Lettres, Paris 14e
PAGE, Janvier-Février 2010