Sollers Discours Parfait

 

 

Philippe Sollers

 

 

 

 

 

Sollers Discours Parfait

Philippe Sollers

en folio le 5 janvier 2012

 

 

 

 

 

 

Discours Parfait


Préface

 


Ce volume est la suite logique de La Guerre du Goût (1994)1 et d'Éloge de l'infini (2001)2.
Son titre a une histoire.


Le Discours Parfait (Logos Teleios) est un écrit hermétique grec du début du IVe siècle de notre ère, connu en latin comme l'Asclépius. On sait que saint Augustin, venu du manichéisme, l'a lu.


Une version copte faisait partie de la Bibliothèque gnostique de Nag Hammadi, découverte par hasard par des paysans en Égypte, en 1945.
D'étranges individus ont ainsi enterré pour plus tard ou jamais leur pensée essentielle. On la redécouvre aujourd'hui en pleine nouvelle période de déliquescence.


Dans ce discours, anxieusement appelé « parfait », Hermès Trismégiste déplore l'effondrement d'une civilisation divine. Mais:

« Le rétablissement de la nature
des choses saintes et bonnes
se produira par l'effet
du mouvement circulaire du temps
qui n'a jamais eu de commencement. »

À l'opposé de toute vision apocalyptique, ou de « fin de l'Histoire », ou de fascination pour la Terreur, les écrits réunis ici ont pour unique visée la préparation d'une Renaissance, à laquelle, sauf de très rares exceptions, plus personne ne croit. Cet avenir certain, quoique hautement improbable, a d'ailleurs été affirmé en toute clarté dans un roman récent encore méconnu: Les Voyageurs du Temps 3.

Ph. S.
Mai 2009


1.Folio n° 2880.
2.Folio n° 3806.
3.Éditions Gallimard, 2009.

 



Table

 

Préface
Fleurs
Paroles secrètes
Paradis caché
Gloire de la Bible
L’amour de Shakespeare
La Connaissance comme salut
Montaigne Président
Sacré jésuite (Gracián)
Une religieuse en amour
Furieux Saint-Simon
Éloge d’un maudit (Joseph de Maistre)
Chateaubriand à jamais
Mouvement des Lumières 
Lumières de Mirabeau
Le sexe des Lumières
Rallumons les Lumières !
Vérité de Rousseau
L’Arche de Buffon
Renaissance de Goethe
L’érotisme français
Les métamorphoses d’Éros
Exception

Nietzsche encore
Nietzsche miracle français
Le Principe d’aristocratie (Sade)
La main de Sade
Stendhal à Bordeaux
La Folie des Nuits (Les Mille et Une Nuits)
Jeunesse de Hugo
Hugo, de nouveau
Secrets sexuels
L’érotisme de Baudelaire
La rage de Flaubert
Pauvre Verlaine
La Parole de Rimbaud
Le fusil de Rimbaud
Salut de Rimbaud
Coup de Poe
Carnet magique (Proust)
Scandaleux Oscar (Wilde)

Résistance de Simone Weil
Emouvant Beckett
Purgatoire de Céline
Les vies de Céline
Céline en enfer
Passion de Lacan
Morand quand même
Le corps de Morand
Lire Morand
Freud s’échappe
Claudel censuré
Claudel porc et père
Ivresse de Claudel
Mauriac le frondeur
Le match Paulhan-Mauriac
Mauriac grand cru

Saint Artaud
L’histoire Breton
Magique Breton
La folie d’Aragon
Rire majeur (Bataille)
Scènes de Bataille
Tremblement de Bataille
L’infini de Michaux
Malraux le revenant
Blanchot l’extrême
Noir Cioran
Étrange Jünger
Beauvoir avant Beauvoir
La voix de Beauvoir
Beauvoir de Sade
Le grand Fitzgerald
Portrait de l’artiste en voyageur humain (Joyce)
Joyce non-stop
Joyce toujours
Juste Orwell

Coup de vent
En quelle année sommes-nous ?
Martha Argerich
Cecilia (Bartoli)
Marilyn, la suicidée du Spectacle
Leçons d'un crime (Simon Leys)

Mon dossier de police
Sur l’antisémitisme
Le nihilisme ordinaire
Pensée, année zéro
L’intime radical
Le refoulement de l’Histoire
Technique
Il suffit d’être douze
La littérature ou le nerf de la guerre
La Déprise
Les dessous de l’obscénité

Mademoiselle Guimard (Fragonard)
La Tempête (Giorgione)
L’origine du délire (Courbet)
Les dieux de Renoir
Bacon avec Van Gogh
La peinture surréaliste
L’Oreille de Van Gogh
Picasso by night
Le siècle de Picasso

Des femmes
L’amour du Royaume
Qui suis-je ?
La Fête à Venise
La mutation du divin
Antipodes
Parler dans toutes les langues
La Trinité de Joyce

 


 

 

Philippe Sollers, Discours parfait

 

Une Comédie de phrases
par Philippe Forest

Il arrive que, mieux que des commentaires commandés dans l'urgence journalistique et limités par le format que celle-ci impose désormais, ce soient des textes très anciens qui, avec un sens très sûr de la prémonition, ex­priment le projet vrai d'une œuvre toute nouvelle. Le présent rend souvent perplexe. Le passé l'explique parfois avec beaucoup de perspicacité. Ainsi, pour rendre compte du très récent Discours Parfait de Philippe Sollers, on ne trouvera certainement rien de meilleur, de plus juste, à quelques corrections près, que la lointaine contribution de Roland Barthes au numéro 57 de la vieille re­vue Tel Quel, numéro datant de 1974 (c'était donc il y a trente-six ans !) et consacré à H, le plus oublié des romans de l'auteur, perdu un peu dans l'ombre que fait porter sur lui le monument, à peine postérieur, de Paradis. Ce texte, il suffirait de le reproduire ici en y substituant seulement au titre ancien le titre nouveau afin de produire la plus pertinente des lectures de Discours Parfait. On pourrait se contenter d'une telle démonstration. Après tout, on le devrait peut-être.
Le texte de Barthes s'intitule « Situation ». Il développe une thèse simple : « Depuis la Re­nais­sance, le savoir a été dominé par une liberté : celle de concevoir, d'accomplir et d'écrire des encyclopédies. » Mais, poursuit Barthes, la science ayant « perdu son lest » de signifiés anciens (Dieu, Raison, Progrès), une autre époque s'annonce, réclamant la cons­titution d'« encyclopédies du langage » sous forme d'œuvres nouvelles dont chacune prend l'apparence d'une « Comédie de phra­ses » où s'exprime et s'accomplit « un désir de Renaissance » et au sein desquelles les « sujets (“topics”, “quaestiones”) courent, voltigent, passent », mais se trouvent « cependant emportés, roulés dans une vague unique (un chant) ».
Que le langage, comme le veut Barthes, se substitue au savoir, on pourrait en discuter et se demander si l'énoncé vaut bien, appliqué à un propos qui, comme celui de Sollers, pose, dans le souvenir de la Gnose, que c'est la Connaissance qui sauve. Mais que l'enjeu d'aujourd'hui consiste pour l'auteur de Discours Parfait à  conduire une expérience de « liberté » sous la forme d'une « encyclopédie » qui chante les tournoyantes questions du Temps et le fait dans la perspective de rendre possible une nouvelle « Renais­sance », on ne peut guère en douter. Car c'est le projet même qu'énonce l'auteur au terme de la préface de son dernier ouvrage, déclarant : « À l'opposé de toute vision apocalyptique, ou de “fin de l'Histoire”, ou de fascination pour la Terreur, les écrits réunis ici ont pour unique visée la préparation d'une Renaissance, à laquelle, sauf de très rares exceptions, plus personne ne croit. »


Qu'est-ce qu'une encyclopédie ?
Mais qu'est-ce qu'une encyclopédie ? L'éty­mologie nous l'indique, suggérant qu'il s'agit d'une instruction embrassant le  savoir, celui-ci étant considéré à la manière d'un cycle, c'est-à-dire d'une période au terme de laquel­le reviennent les mêmes phénomènes destinés ainsi à se répéter selon la loi d'un éternel retour ou celle d'une révolution.
Comme si un même mouvement perpétuel était à l'œuvre depuis toujours et à jamais, offert à l'extase souveraine d'une conscience – mais ce mot convient-il encore ? – s'accomplissant et s'abîmant dans le cercle incessamment parcouru où s'énonce, comme d'elle-même, toute connaissance.
Il convient certainement de prendre au sérieux une telle conception pour ne pas mé­connaître l'entreprise dont relève Dis­cours Parfait en la ramenant à l'apparence éditoriale qu'elle emprunte : un recueil de textes de circonstances, dira-t-on, parus ici où là, articles consacrés à des écrivains, des musiciens, des peintres, ou bien entretiens, chroniques, billets, et dans lequel Sollers, répondant à la commande, réagissant à l'actualité, traite de tout et de n'importe quoi, de lui-même et des autres, se laissant guider par sa seule fantaisie selon les accidents du présent. Rien ne serait plus inexact qu'une telle interprétation. Car il est clair que l'auteur ne rassemble pas après-coup des articles de hasard. Mais que chacun des éléments réunis a été originellement conçu en raison de la place qu'il prendrait finalement dans un ensemble auquel préside une préméditation pensée.
Sollers a d'ailleurs lui-même souligné depuis longtemps la dimension encyclopédique de son propos. C'est bien un mouvement perpétuel auquel participe ainsi Discours parfait, succédant explicitement à Éloge de l'Infini, à la Guerre du goût. Mais également à d'autres recueils plus anciens : l'Intermédiaire, Lo­giques, Théorie des exceptions. Mouve­ment dont procèdent au même titre les œuvres dites « romanesques » de l'auteur : depuis H et Paradis jusqu'à Une vie divine et aux récents Voyageurs du Temps. Si bien que la vieille distinction entre romans et essais, reconfigurée sous la dénomination marchande qui oppose dans les palmarès des meilleures ventes « fiction » et « non-fiction » perd toute pertinence. Les essais racontent comme des romans. Les romans réfléchissent comme des essais. Et tous ils contribuent ensemble à une seule et même démonstration.


Le langage tourne
Barthes disait : « Une encyclopédie du langage ». Et pourquoi pas, en somme ? Puis­que comme le note Sollers à propos de Joyce : « Le langage tourne. Et contrairement à ce qu'on aura cru pendant deux mille ans, les corps gravitent en lui en s'imaginant qu'il est dans leurs têtes. » Dès lors, écrivant, il s'agit seulement de construire la mécanique musicale qui permettra de rendre ce mouvement tournant par lequel se déploie une « Comédie de Phrases », produisant du mê­me coup la possibilité d'une Renaissance très réelle car, précise encore Sollers, « la science nouvelle est en marche, rien ne l'arrêtera plus ».
La machine est la même, à la conception et aux manettes de laquelle se trouvent à leur tour tous les écrivains, faisant descendre sur la scène du monde un pareil décor de merveilles. Et d'ailleurs, cette machine, ils la décrivent de manière identique. C'est Joyce se souvenant de Dante et déclarant au sujet de son Finnegans Wake : « I am really one of the greatest engineers, if not the greatest, in the world besides being a musicmaker, philosophist and heaps of other things… I am making an engine with only one wheel… The wheel is a perfect square… It's a wheel, I tell the world. And it's all square. » Et c'est aussi le Rimbaud des Illuminations, s'exprimant en des termes au fond étrangement sem­bla­bles : « Exilé ici, j'ai eu une scène où jouer les chefs-d'œuvre dramatiques de toutes les litté­ratures. Je vous indiquerais les richesses inouïes. J'observe l'histoire des trésors que vous trouvâtes. Je vois la suite !.. Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé, un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour. »


Au centre du monde
Ingénieur ou inventeur, et toujours musicien, depuis le temps de ses romans les plus anciens, l'écrivain fabrique de ses mains ce quelque chose qu'on prend pour un livre mais qui est aussi une scène (c'était celle de Drame) où se joignent et s'engendrent l'une l'autre la forme du carré et celle du cercle (comme dans Nombres) de telle sorte que vienne y chanter (ainsi dans H et Paradis) la science toujours nouvelle à laquelle toutes les œuvres – passées, présentes, à venir de la pensée vraie – se prêtent pareillement – successivement et simultanément –, composant comme les chapitres d'une longue encyclopédie enchantée.
L'écrivain est alors celui qui se tient au centre du cercle carré d'une scène où se joue perpétuellement pour lui la Comédie du Vrai. L'encyclopédie qu'il compose – et dont Dis­cours parfait propose à la fois l'explication et l'illustration par l'exemple – a les apparen­ces d'un « florilège », d'un bouquet de citations, dont chacune est une « bouée de sauveta­ge », une « bouffée d'étoiles », dit Céline, et dont toutes sont comme les arguments imparables d'une éblouissante démonstration établissant que « tout ce qui a été écrit, tout ce qui a été pensé, tout ce qui a pu se dire, c'est un unique tissu. Tout est déjà écrit ou à réécri­re sans arrêt ». C'est aussi un « carnet ma­gique » semblable à celui que tenait Proust, situé sur « l'autre côté de l'horizon » d'où « sont notées les apparitions » : « un archipel féérique, une suite de clairières, une expérien­ce spirituelle, une série de visions qu'on a sous la main ». « Bien sûr qu'on est le centre du monde, note Sollers, puisque le temps est là, sans cesse retrouvé, éclairé, dévoilé. » Mais (toujours Dante) un tel centre se situe dans la paradoxale périphérie para­disiaque de l'univers où l'écrivain n'est plus que le « secrétaire » de ce phénomène de « débordement permanent » qui, là-haut, presque sans lui, s'accomplit de et pour lui-même.
S'agit-il, d'ailleurs, de littérature ? En un sens : absolument. Et en même temps : pas du tout. Car loin de concerner le domaine des belles-lettres et le désir calculateur d'y figurer en bonne place, l'enjeu, déclare Sollers, est de « rejoindre l'indemne », assistant à « l'insurrection vibrante du temps », évoquant « des morts qui sont plus vivants que les vivants », démontrant comment chaque individu peut accéder à l'évidence intacte dont d'autres –avant lui, après lui – ont fait l'expérience chaque fois unique et singulière. À la limite, l'œuvre ne vaut que par le témoignage qu'elle produit et qui manifeste le geste qui l'a rendue pos­sible. La main de l'écrivain est guidée, d'un côté, comme chez Saint-Simon, devant « un cortège d'immondices criminelles », par le seul soin du Salut et, en même temps, de l'autre, comme pour Voltaire, en temps de grande obscurité et de profonde détresse, par le projet positif de « rallumer les Lumières ». Et elle vise juste. Baudelaire sur Poe : « Toutes les idé­es, comme des flèches obéissantes, volent au même but. »


Et s'il n'écrivait pas ?
Un journaliste un peu pressé par l'urgence présenterait Discours Parfait comme un Autoportrait de l'Artiste en Résistant. Il n'y aurait pas de pire contresens. Et que l'auteur lui-même ait pris soin de le signaler, préférant le terme de « réfractaire » à celui de « résistant » afin de ne pas se parer d'un prestige usur­pé, dénonçant là « un détournement de conviction qui se renverse en son contraire », ne sera certainement d'aucun effet. Une certitude s'énonce, mais elle le fait sous une forme telle que toute conversion dans une langue autre que celle où elle s'exprime la réduit à rien puisqu'elle la prive de ce que Sollers nomme tantôt l'ironie, tantôt la sprez- zatura, qualité qui tient à une justes­se certaine de la pensée et préserve impeccablement celle-ci de tomber pour de bon dans les travers auxquels elle paraît prêter parfois, obligeant à entendre toute proposition particulière – même lorsque l'on est en désaccord avec elle – en raison de la vision d'ensemble singulière qu'elle compose et qui, elle, em­por­te toujours l'adhésion. Que « l'encyclopédie de langage », la « Co­mé­­die de Phrases », que compose depuis toujours Sollers et à laquelle s'ajoute aujour­d'hui Discours Parfait, constitue l'une des très rares entreprises à compter désormais, on le mesure à noter l'embarras de plus en plus grand où elle met – ou devrait mettre – ceux qui l'ignorent – et le font avec une mauvaise foi chaque fois plus indéfendable – comme ceux qui l'imitent – mais l'imitent mal, faute de sprezzatura, contrefaisant une position souveraine pour lui donner le tour un peu pitoyable d'une pose affectée.  En un mot, l'expérience – qui déjoue toute réfutation comme toute simulation – consiste pour « quel­qu'un » à se trouver « dans l'éviden­ce » : « L'évidence physi­que, là d'où on verrait que tout est fait de somnambulismes divers, de ruminations psychiques inutiles, de névroses, de perversions limitées. L'excep­tion, ça consiste à voir ce qui est, et à en jouir. »
Tel est le programme. Et autour de lui, la « situation » n'a pas beaucoup changé au fond. C'est pourquoi le dernier mot appartient encore à Barthes, se demandant de Sollers : « et s'il n'écrivait pas ? » Alors : « Nous n'aurions plus alors à choisir qu'entre le conformisme (de droite, de gauche) et le babil ; rien en avant : quel deuil, quel étouffement, quel bâillement !… Ses amis ou ses ennemis, il nous maintient tous vivants. » Pour cette raison, il n'est pas inutile parfois de lui exprimer notre gratitude.

Philippe Forest

Art press, février 2010

 

 

 

Un corps à l’œuvre
par Jacques Henric

« Merci au corps d’être là, en tout cas silencieux, à l’œuvre. » Ce sont les premières lignes du roman de Philippe Sollers publié en 2009, les Voyageurs du temps. J’ai connu Sollers au milieu des années 1960, pendant plus de quarante ans, ce fut pour moi un spectacle impressionnant que de voir ce qu’est la phy­si­que d’un corps à l’œuvre, à savoir le corps de quelqu’un qui écrit. Pas un corps d’orateur, de tribun, pas plus un corps de poète poétisant et déclamant ses vers à tout bout de champ (ou de chant), pas non plus le corps d’un Flaubert dans son gueuloir, non, le corps d’un écrivain dont le silence voulu, stratégique, mais également imposé de l’intérieur (il lui parle « sèchement », son corps) couvre et révèle à la fois la voix qui est à l’œuvre en lui. Pas une voix intérieure, pas une voix venue d’ailleurs et qui dicte, non, une voix qui est sa voix, voix qui, paradoxe, vient d’un corps qui est silence. Mais de ce corps, encore faut-il prendre la mesure de sa présence physique, et de cette voix, qui en naît, en suivre les intonations, les inflexions, le timbre, le rythme, le volume, quand elle donne à entendre ce que le corps à l’œuvre écrit. Je ne saurais trop recommander, à ce propos, de revoir et ré-entendre la lecture que Sollers a faite de Paradis devant la caméra de Jean-Paul Fargier. Voilà une performance, et celle-là inouïe.
Il m’a été donné d’assister de près, depuis des années et à intervalles réguliers, à l’occasion de la parution des romans de Sollers, à une étrange opération suscitée par moi, opération qui a donné naissance à ces objets bi­zarres qui n’ont laissé d’intriguer les lecteurs d’art press, puis ceux de Tel Quel et de l’Infini. Je veux parler des textes qu’on retrouve aujour­d’hui, pour un certain nombre d’entre eux, dans Discours Parfait, et qui ont ce statut : Propos recueillis par Jacques Henric, ou Réponses à des questions de Jacques Henric. Mais les questions, cherchez-les. S’agit-il donc de vraies fausses interviews, de faux vrais entretiens ? Y a-t-il manipulation de ma part, élimination de mes interventions pour un gain de place ? Rien de tout ça. Comment se déroulent ces singulières séances de « recueillement » de propos ? (le mot pouvant d’ailleurs être pris dans plusieurs de ses sens).
J’appelle Sollers. Jamais de longs blablas au téléphone avec lui. Moi, quelques mots sur son livre que je viens de lire, et ma proposition d’un « entretien » pour art press. Lui : « Allez, on remet ça, comme d’habitude (rire). » Ce qui signifie : 11 heures chez lui, enregistrement et déjeuner. Scénario immuable. Je gare ma moto devant son immeuble, boulevard de Port Royal, toujours en avance, le temps de prendre un café au tabac du coin et d’acheter les journaux.
11 heures, j’emprunte le mini-ascenseur qui mène au sixième étage. Porte fond du couloir. Je connais les lieux. Un fond de musique parvient de l’appartement, en général du Mozart. Je sonne, la musique s’arrête, Sollers ouvre, poignée de main. « J’arrive, installez-vous. » Il disparaît un moment dans une autre pièce, pour débrancher le téléphone, fermer un livre en cours de lecture, ranger un manuscrit ? On se retrouve dans le salon, au milieu de livres posés en tas sur le plancher, bien rangés, à la chinoise. Brefs échanges sur nos amis communs, rapide survol de la situation politique. Et puis, « On y va ! ». Même rituel : on s’as­soit sur le plancher, en tailleur, face à face. Je prépare mon magnéto. Sollers pose devant lui une feuille de papier sur lequel il a inscrit quelques mots, ou un carnet ouvert, aide-mémoire qu’il consultera à peine. Il allume une cigarette, pompe deux trois bouffées sur son mythique fume-cigarettes. J’appuie sur la touche départ du magnéto, vérifie que la bande tourne bien, bafouille deux trois choses sur ma lecture du roman et les points que j’aimerais l’entendre éventuellement développer. Il jette un œil à ses notes, reste un assez long moment silencieux, concentré. Je l’observe. Comment, sur quels premiers mots, quelle première phrase va-t-il lancer cette parole qui va se déployer sans interruption pendant plus d’une heure et demie ? Il tire à nouveau une ou deux bouffées de sa cigarette, éloigne de lui feuille ou carnet. Je suis le mouvement de ses mains, la façon qu’il a de plisser les lèvres, de prendre sa respiration. Je suis un peu tendu, comme peut l’être le spectateur d’une performance d’athlète quand celui-ci se prépare à un saut risqué. Il redresse le torse, les traits de son visage se détendent – tout ça est très physique – et c’est parti. La voix est lancée. Le corps est à l’œuvre, et ne font plus qu’un, voix et écrit. À chacune de ces séances d’enregistrement, j’assiste avec un mélange de perplexité, de fascination, d’admiration, à ce qu’est, corporellement, physiquement j’insiste, une pensée en acte. Je n’interviens pas, sinon par des signes de tête et des regards approbatifs, comme on soutient un sportif au cours de son effort, comme on crie olé ! au chanteur de flamenco ou comme on exprime sa jubilation à l’adresse d’un saxophoniste de jazz qui improvise un solo. Son monologue (en vérité polylogue mené avec tous les auteurs qu’il convoque) s’enchaîne  avec une rigoureu­se logique qui procède d’une liberté totale laissée à la langue, au jeu des mots. On croit qu’il s’éloigne des grands thèmes qu’il a prévu de développer, qu’il dérive, qu’il digresse, mais c’est pour revenir après détours à ceux-ci, mais enrichis, approfondis. Disons-le, c’est de la haute voltige de langue et de pensée. Et la dernière figure qui en général clôt l’improvisation n’est pas la moins accomplie. « Ça vous va ? — Ça me va ! ». Appui sur la touche arrêt du magnéto.
Il est autour d’une heure. Direction la Closerie des Lilas. Détente et rires, Sollers devant son bloody mary, moi devant un verre de champa­gne. Sollers est le seul auteur dont je retranscris les propos sans avoir à changer une ligne, un mot, même une virgule. C’est dire que c’est bien de l’écrit que le corps à l’œuvre a produit.

Jacques Henric

Art press, février 2010

 

 

Presse:

 

 

 

 

 


Philippe Sollers dans La grande librairie, 21 janvier 2010 sur France 5

 

 

Tout arrive, radio France Culture, 11 janvier 2010 (mp3)

 

Entretien sur France Inter »

 

 

 

 

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