Philippe Sollers

 

 

 

Philippe Sollers Sollers Discours Parfait

Philippe Sollers, Discours Parfait

 

Une Comédie de phrases
par Philippe Forest

 

 

 

Il arrive que, mieux que des commentaires commandés dans l'urgence journalistique et limités par le format que celle-ci impose désormais, ce soient des textes très anciens qui, avec un sens très sûr de la prémonition, ex­priment le projet vrai d'une œuvre toute nouvelle. Le présent rend souvent perplexe. Le passé l'explique parfois avec beaucoup de perspicacité. Ainsi, pour rendre compte du très récent Discours Parfait de Philippe Sollers, on ne trouvera certainement rien de meilleur, de plus juste, à quelques corrections près, que la lointaine contribution de Roland Barthes au numéro 57 de la vieille re­vue Tel Quel, numéro datant de 1974 (c'était donc il y a trente-six ans !) et consacré à H, le plus oublié des romans de l'auteur, perdu un peu dans l'ombre que fait porter sur lui le monument, à peine postérieur, de Paradis. Ce texte, il suffirait de le reproduire ici en y substituant seulement au titre ancien le titre nouveau afin de produire la plus pertinente des lectures de Discours Parfait. On pourrait se contenter d'une telle démonstration. Après tout, on le devrait peut-être.


Le texte de Barthes s'intitule « Situation ». Il développe une thèse simple : « Depuis la Re­nais­sance, le savoir a été dominé par une liberté : celle de concevoir, d'accomplir et d'écrire des encyclopédies. » Mais, poursuit Barthes, la science ayant « perdu son lest » de signifiés anciens (Dieu, Raison, Progrès), une autre époque s'annonce, réclamant la cons­titution d'« encyclopédies du langage » sous forme d'œuvres nouvelles dont chacune prend l'apparence d'une « Comédie de phra­ses » où s'exprime et s'accomplit « un désir de Renaissance » et au sein desquelles les « sujets (“topics”, “quaestiones”) courent, voltigent, passent », mais se trouvent « cependant emportés, roulés dans une vague unique (un chant) ».


Que le langage, comme le veut Barthes, se substitue au savoir, on pourrait en discuter et se demander si l'énoncé vaut bien, appliqué à un propos qui, comme celui de Sollers, pose, dans le souvenir de la Gnose, que c'est la Connaissance qui sauve. Mais que l'enjeu d'aujourd'hui consiste pour l'auteur de Discours Parfait à  conduire une expérience de « liberté » sous la forme d'une « encyclopédie » qui chante les tournoyantes questions du Temps et le fait dans la perspective de rendre possible une nouvelle « Renais­sance », on ne peut guère en douter. Car c'est le projet même qu'énonce l'auteur au terme de la préface de son dernier ouvrage, déclarant : « À l'opposé de toute vision apocalyptique, ou de “fin de l'Histoire”, ou de fascination pour la Terreur, les écrits réunis ici ont pour unique visée la préparation d'une Renaissance, à laquelle, sauf de très rares exceptions, plus personne ne croit. »


Qu'est-ce qu'une encyclopédie ?
Mais qu'est-ce qu'une encyclopédie ? L'éty­mologie nous l'indique, suggérant qu'il s'agit d'une instruction embrassant le  savoir, celui-ci étant considéré à la manière d'un cycle, c'est-à-dire d'une période au terme de laquel­le reviennent les mêmes phénomènes destinés ainsi à se répéter selon la loi d'un éternel retour ou celle d'une révolution.
Comme si un même mouvement perpétuel était à l'œuvre depuis toujours et à jamais, offert à l'extase souveraine d'une conscience – mais ce mot convient-il encore ? – s'accomplissant et s'abîmant dans le cercle incessamment parcouru où s'énonce, comme d'elle-même, toute connaissance.


Il convient certainement de prendre au sérieux une telle conception pour ne pas mé­connaître l'entreprise dont relève Dis­cours Parfait en la ramenant à l'apparence éditoriale qu'elle emprunte : un recueil de textes de circonstances, dira-t-on, parus ici où là, articles consacrés à des écrivains, des musiciens, des peintres, ou bien entretiens, chroniques, billets, et dans lequel Sollers, répondant à la commande, réagissant à l'actualité, traite de tout et de n'importe quoi, de lui-même et des autres, se laissant guider par sa seule fantaisie selon les accidents du présent. Rien ne serait plus inexact qu'une telle interprétation. Car il est clair que l'auteur ne rassemble pas après-coup des articles de hasard. Mais que chacun des éléments réunis a été originellement conçu en raison de la place qu'il prendrait finalement dans un ensemble auquel préside une préméditation pensée.


Sollers a d'ailleurs lui-même souligné depuis longtemps la dimension encyclopédique de son propos. C'est bien un mouvement perpétuel auquel participe ainsi Discours Parfait, succédant explicitement à Éloge de l'Infini, à la Guerre du goût. Mais également à d'autres recueils plus anciens : l'Intermédiaire, Lo­giques, Théorie des exceptions. Mouve­ment dont procèdent au même titre les œuvres dites « romanesques » de l'auteur : depuis H et Paradis jusqu'à Une vie divine et aux récents Voyageurs du Temps. Si bien que la vieille distinction entre romans et essais, reconfigurée sous la dénomination marchande qui oppose dans les palmarès des meilleures ventes « fiction » et « non-fiction » perd toute pertinence. Les essais racontent comme des romans. Les romans réfléchissent comme des essais. Et tous ils contribuent ensemble à une seule et même démonstration.


Le langage tourne
Barthes disait : « Une encyclopédie du langage ». Et pourquoi pas, en somme ? Puis­que comme le note Sollers à propos de Joyce : « Le langage tourne. Et contrairement à ce qu'on aura cru pendant deux mille ans, les corps gravitent en lui en s'imaginant qu'il est dans leurs têtes. » Dès lors, écrivant, il s'agit seulement de construire la mécanique musicale qui permettra de rendre ce mouvement tournant par lequel se déploie une « Comédie de Phrases », produisant du mê­me coup la possibilité d'une Renaissance très réelle car, précise encore Sollers, « la science nouvelle est en marche, rien ne l'arrêtera plus ».


La machine est la même, à la conception et aux manettes de laquelle se trouvent à leur tour tous les écrivains, faisant descendre sur la scène du monde un pareil décor de merveilles. Et d'ailleurs, cette machine, ils la décrivent de manière identique. C'est Joyce se souvenant de Dante et déclarant au sujet de son Finnegans Wake : « I am really one of the greatest engineers, if not the greatest, in the world besides being a musicmaker, philosophist and heaps of other things… I am making an engine with only one wheel… The wheel is a perfect square… It's a wheel, I tell the world. And it's all square. » Et c'est aussi le Rimbaud des Illuminations, s'exprimant en des termes au fond étrangement sem­bla­bles : « Exilé ici, j'ai eu une scène où jouer les chefs-d'œuvre dramatiques de toutes les litté­ratures. Je vous indiquerais les richesses inouïes. J'observe l'histoire des trésors que vous trouvâtes. Je vois la suite !.. Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé, un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour. »


Au centre du monde
Ingénieur ou inventeur, et toujours musicien, depuis le temps de ses romans les plus anciens, l'écrivain fabrique de ses mains ce quelque chose qu'on prend pour un livre mais qui est aussi une scène (c'était celle de Drame) où se joignent et s'engendrent l'une l'autre la forme du carré et celle du cercle (comme dans Nombres) de telle sorte que vienne y chanter (ainsi dans H et Paradis) la science toujours nouvelle à laquelle toutes les œuvres – passées, présentes, à venir de la pensée vraie – se prêtent pareillement – successivement et simultanément –, composant comme les chapitres d'une longue encyclopédie enchantée.


L'écrivain est alors celui qui se tient au centre du cercle carré d'une scène où se joue perpétuellement pour lui la Comédie du Vrai. L'encyclopédie qu'il compose – et dont Dis­cours parfait propose à la fois l'explication et l'illustration par l'exemple – a les apparen­ces d'un « florilège », d'un bouquet de citations, dont chacune est une « bouée de sauveta­ge », une « bouffée d'étoiles », dit Céline, et dont toutes sont comme les arguments imparables d'une éblouissante démonstration établissant que « tout ce qui a été écrit, tout ce qui a été pensé, tout ce qui a pu se dire, c'est un unique tissu. Tout est déjà écrit ou à réécri­re sans arrêt ». C'est aussi un « carnet ma­gique » semblable à celui que tenait Proust, situé sur « l'autre côté de l'horizon » d'où « sont notées les apparitions » : « un archipel féérique, une suite de clairières, une expérien­ce spirituelle, une série de visions qu'on a sous la main ». « Bien sûr qu'on est le centre du monde, note Sollers, puisque le temps est là, sans cesse retrouvé, éclairé, dévoilé. » Mais (toujours Dante) un tel centre se situe dans la paradoxale périphérie para­disiaque de l'univers où l'écrivain n'est plus que le « secrétaire » de ce phénomène de « débordement permanent » qui, là-haut, presque sans lui, s'accomplit de et pour lui-même.


S'agit-il, d'ailleurs, de littérature ? En un sens : absolument. Et en même temps : pas du tout. Car loin de concerner le domaine des belles-lettres et le désir calculateur d'y figurer en bonne place, l'enjeu, déclare Sollers, est de « rejoindre l'indemne », assistant à « l'insurrection vibrante du temps », évoquant « des morts qui sont plus vivants que les vivants », démontrant comment chaque individu peut accéder à l'évidence intacte dont d'autres –avant lui, après lui – ont fait l'expérience chaque fois unique et singulière. À la limite, l'œuvre ne vaut que par le témoignage qu'elle produit et qui manifeste le geste qui l'a rendue pos­sible. La main de l'écrivain est guidée, d'un côté, comme chez Saint-Simon, devant « un cortège d'immondices criminelles », par le seul soin du Salut et, en même temps, de l'autre, comme pour Voltaire, en temps de grande obscurité et de profonde détresse, par le projet positif de « rallumer les Lumières ». Et elle vise juste. Baudelaire sur Poe : « Toutes les idé­es, comme des flèches obéissantes, volent au même but. »


Et s'il n'écrivait pas ?
Un journaliste un peu pressé par l'urgence présenterait Discours Parfait comme un Autoportrait de l'Artiste en Résistant. Il n'y aurait pas de pire contresens. Et que l'auteur lui-même ait pris soin de le signaler, préférant le terme de « réfractaire » à celui de « résistant » afin de ne pas se parer d'un prestige usur­pé, dénonçant là « un détournement de conviction qui se renverse en son contraire », ne sera certainement d'aucun effet. Une certitude s'énonce, mais elle le fait sous une forme telle que toute conversion dans une langue autre que celle où elle s'exprime la réduit à rien puisqu'elle la prive de ce que Sollers nomme tantôt l'ironie, tantôt la sprez- zatura, qualité qui tient à une justes­se certaine de la pensée et préserve impeccablement celle-ci de tomber pour de bon dans les travers auxquels elle paraît prêter parfois, obligeant à entendre toute proposition particulière – même lorsque l'on est en désaccord avec elle – en raison de la vision d'ensemble singulière qu'elle compose et qui, elle, em­por­te toujours l'adhésion. Que « l'encyclopédie de langage », la « Co­mé­­die de Phrases », que compose depuis toujours Sollers et à laquelle s'ajoute aujour­d'hui Discours Parfait, constitue l'une des très rares entreprises à compter désormais, on le mesure à noter l'embarras de plus en plus grand où elle met – ou devrait mettre – ceux qui l'ignorent – et le font avec une mauvaise foi chaque fois plus indéfendable – comme ceux qui l'imitent – mais l'imitent mal, faute de sprezzatura, contrefaisant une position souveraine pour lui donner le tour un peu pitoyable d'une pose affectée.  En un mot, l'expérience – qui déjoue toute réfutation comme toute simulation – consiste pour « quel­qu'un » à se trouver « dans l'éviden­ce » :

« L'évidence physi­que, là d'où on verrait que tout est fait de somnambulismes divers, de ruminations psychiques inutiles, de névroses, de perversions limitées. L'excep­tion, ça consiste à voir ce qui est, et à en jouir. »


Tel est le programme. Et autour de lui, la « situation » n'a pas beaucoup changé au fond. C'est pourquoi le dernier mot appartient encore à Barthes, se demandant de Sollers : « et s'il n'écrivait pas ? » Alors : « Nous n'aurions plus alors à choisir qu'entre le conformisme (de droite, de gauche) et le babil ; rien en avant : quel deuil, quel étouffement, quel bâillement !… Ses amis ou ses ennemis, il nous maintient tous vivants. » Pour cette raison, il n'est pas inutile parfois de lui exprimer notre gratitude.

 

Philippe Forest

Art press, février 2010

 

Philippe Sollers, Discours Parfait, Gallimard, 2010

 

 

 

 

 

 

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