Philippe Sollers

Portraits de femmes

Portraits de femmes

 

extrait

 

 

  « Amour ne tourmente que ces gens-là qui prétendent lui rogner les ailes ou l'enchaîner quand il lui a plu de venir voler à eux. Comme c'est un enfant, et plein de caprices, il leur arrache les yeux, le foie et le coeur. Mais ceux qui accueillent sa venue avec allégresse, et qui le flattent et le laissent s'envoler quand il lui plaît, et quand il revient l'acceptent volontiers, ceux-là sont toujours certains de ses faveurs et de ses caresses, et de triompher sous son empire. »

 

Nicolas Machiavel

Lettre du 10 juin 1514

 

 

 

 

 

  On ne naît pas homme, on le devient, la plupart du temps à ses dépens. C'est un long chemin dangereux qui, le plus souvent, ne mène nulle part. On vous montre des directions, on vous les impose, c'est fou ce que le mot « homme » engendre comme bruit de valeurs. Il faut ceci, il faut cela, tenez-vous droit et marchez au pas, tu seras un homme, mon fils, comme moi j'ai été fils pour pouvoir commander des fils. Tables de la loi, catéchisme en bois, formules toutes faites, la plus sinistre étant un mannequin en képi, devant un cercueil décoré, faisant état de sa tristesse, mais aussi de sa « fierté » à l'égard d'un soldat « qui n'est pas mort pour rien, les armes à la main ».

 

  Tableaux d'honneur, champs d'honneur, monuments aux morts, mémorials, sacrifices, bénédictions, exemples à suivre, « le vrai tombeau des morts est le coeur des vivants », transmissions, initiations, commémorations, cendres. La voie est tracée, il faut se courber, faire du sport, de la gymnastique, se pencher sur des livres, et encore des livres, que vous n'avez pas plus envie de lire que de courir à n'en plus finir. Quand tout un système s'effondre, comme aujourd'hui, ce fameux homme n'est plus qu'un délinquant précoce, un terroriste cinglé, un trader scotché jour et nuit à son ordinateur. S'il n'a pas déjà divorcé deux ou trois fois, il rentre chez lui, subit la mauvaise humeur de sa femme, les demandes tapageuses et absurdes de ses enfants, les voix hallucinées de la télévision, l'affairement autour du Net, la société, quoi, qui vit chez lui comme chez elle. Il essaye de dormir un peu, la tête pleine de chiffres ou de chèques à faire. Il a un travail, celui-là, encore heureux, il n'est pas chômeur, sans-papiers, ou sans domicile fixe. Il peut même faire partie d'une minorité influente, et croire peser (mais si peu !) dans les décisions du marché. C'est l'homme, enfin, ou ce qu'il en reste, dans la mondialisation en cours. De plus en plus de femmes se reconnaîtront d'ailleurs dans ce portrait rapide.

 

 

  Supposons un réfractaire de naissance. Très tôt, il va être conscient d'un trucage massif. Sa famille est un montage hasardeux, son pays une fable, l'école une prison de futurs cadavres, l'armée une comédie pénible, la religion, quelle qu'elle soit, un opium de mauvaise qualité. Ce qu'il entend augmente ses doutes, la publicité incessante lui donne la nausée, les massacres organisés achèvent de l'édifier sur le règne d'une stupidité profonde. Plus on lui demande de faire l'homme, plus il a envie de faire le contraire. L'église homosexuelle essaye de l'approcher, mais non, rien à faire, les ensembles, même latéraux, ne sont pas pour lui. S'occuperait-il d'argent ? Non. De politique ? Non plus. De la foire aux images ? Pas davantage, sauf, peut-être, comme moyen de survie au pays des fous et des folles. Il n'est donc pas « humaniste », cet homme ? Comme l'a dit quelqu'un, il n'aura pas la stupidité de se déclarer antihumaniste. Il est donc athée ? Eh non, le rôle est ingrat, et réclame des convictions. Mais alors, Dieu, la foi, la vérité, l'avenir de l'humanité, la science ? La science, pourquoi pas, les mathématiques passant en premier.

 

 

  Cet enfant, pourtant, promis à sa carrière d'« homme », a vite repéré une fissure dans ce beau programme mortel. Quelque chose lui fait signe dans un angle du faux décor. Cet angle a un nom : femmes. Il note de plus en plus que, même si elles disent le contraire (avec, parfois, un fanatisme d'homme), elles n'y croient pas. Écoutez, c'est un secret, n'allez pas le crier sur les toits. N'attendez pas qu'elles approuvent le moins du monde votre découverte. Servez-vous-en si vous en êtes capable, en restant un enfant, mais n'avouez jamais. Vous voyez que la reine est nue, mais silence. Vous êtes sur un terrain explosif, fantastique, au coeur de la comédie humaine et divine. Retenez-vous, cachez-vous, mettez les masques qu'il faut, vous approcherez peu à peu du but : savoir ce qui se trame vraiment sous l'étiquette immémoriale « homme ».

 

 

  Vous avez une mère, des soeurs, des tantes : commencez par elles, en les entraînant de votre côté. Vous évitez tout conflit avec les pères, les frères ou les oncles, vous évitez de même les affrontements avec les éducateurs ou les professeurs. Vous n'aurez pas à écrire un jour l'enfance d'un chef, mais celle d'un déserteur. En un mot, vous n'êtes pas recrutable. Apprenez à discerner vos alliées et vos ennemies dans le continent féminin. N'oubliez pas : elles sont doubles, les ennemies peuvent, à l'improviste, devenir des alliées (et même les meilleures), les alliées peuvent se transformer en ennemies (les pires). Scrutez, écoutez, devinez. Cette mégère veut être apprivoisée, cette dévote vous regarde avec un drôle d'air, cette mélancolique s'éclaire en vous rencontrant, cette femme savante adore les frivolités, cette précieuse ridicule est perdue pour vous à jamais. Vous avez un grand maître pour jouer sur le théâtre du monde : Molière. L'amour est médecin, vous serez médecin dans cette région agitée et sombre. Des femmes-médecins vous aideront. Commencez tout de suite : vous êtes le garçon imprévu, rêveur, dissipé, renfermé, exubérant, « terrible », énigmatique. Aucune punition ne vous fait peur. Ils vont dans le mur, vous sautez par-dessus le mur. La vie est courte, vous décidez d'en avoir plusieurs.

 

 

 

 

 

 

  Ma mère est la plus jeune de trois soeurs. Je lui dois beaucoup, en positif comme en négatif. Positif : beauté, désinvolture, rires fréquents, autonomie, et, surtout, deux yeux de différentes couleurs, le droit très brun, l'autre plus clair, doré, insondable. J'ai passé beaucoup de temps à fixer ses yeux, et à me demander si elle avait conscience d'être deux en une. Personne ne semblait remarquer que cette chouette pouvait être simultanément un bon ou un mauvais oeil. Ajoutez à cela une peau de soie, très mangeable, et vous avez le côté ensoleillé du tableau.

 

 

  Négatif : autoritarisme, espionnage en douce, crises de colère fréquentes. Par chance, elle aime le confort, donc la tranquillité, donc son canapé avec sa belle lampe jaune, dans lequel (non, ce n'est pas possible !) elle lit. Elle ne fait pas semblant, elle lit vraiment. Se rappelle-t-elle ce qu'elle lit ? C'est moins sûr, elle n'est pas programmée pour ça, mais pour s'entourer d'elle-même à travers les mots. Enfant, je n'ai aucune idée de ce « Proust » dont elle fait grand cas. Est-ce un modèle d'homme ? Peu probable.

 

 

  Cela dit, maman est souvent malade, et moi aussi. Vous comprenez pourquoi, c'est un dialogue. Heureusement, je suis son dernier enfant, un garçon après deux filles, enfin. Elle a 30 ans quand je nais, c'est une bourgeoise décalée, éclairée, aimant peu Bordeaux malgré l'art d'y vivre, elle est née à Paris (tiens, la voilà petite fille, très chic, debout sur une table, dans le parc de Vincennes). Avec elle, au moins, c'est clair : les « hommes » n'ont aucune importance, ils sont nécessaires, utiles, ennuyeux, payeurs, lourds. Pas de dépression, pourtant, aucune mélancolie affichée, une imagination fantasque, la vengeance par le rire. Une femme de beaucoup d'esprit, donc, « à la française », dons d'imitation décapants, causticité, cruauté. Maman, tu m'ennuies souvent, mais je t'adore. J'aime ton cou, ta gorge, ton nez, tes oreilles, tes yeux de fée ou de sorcière. Tu sens bon.

 

  On s'aime, on se méfie l'un de l'autre, mais, sans toi, je ne serais pas sorti de mes maladies, j'aurais végété dans des hôpitaux militaires dont tu m'as tiré, par ton obstination, lors de la guerre d'Algérie, et la maison de l'île de Ré, rasée par les Allemands pendant la guerre, n'aurait probablement pas été reconstruite (elle gênait leurs batteries côtières). Je te revois là, vivante et jeune, pas du tout fantôme, assise près de l'eau sur le banc de bois blanc, sous le pin parasol. J'entends ta voix, disant plus tard à ma femme « Ma petite Julia ! » ou à mon fils, descendant du train à La Rochelle : « Mon trésor ! »

 

 

  J'ai dû prendre, à la fin, la décision d'interrompre ta vie. Je te téléphonais deux fois par jour, j'ai tenu ta main, en plein été, à Bordeaux, et j'ai senti ton coeur passer dans le mien. Dans une de nos dernières conversations, je n'ai rien trouvé de mieux à te dire que « Je te prends avec moi avec la pensée. » Tu m'as répondu : « C'est énorme. » Et puis, un matin, le téléphone a sonné dans le vide. J'ai demandé au médecin si tu étais partie sans souffrance. J'entends sa réponse, claire et terrible : « Sans souffrance apparente. » Un peu plus tôt, il m'avait dit : « Ne répondez jamais aux questions qu'on ne vous pose pas. » À l'une de mes sœurs (pas à moi), tu as murmuré : « C'est dur de mourir. » Depuis quelque temps tu répétais souvent : « Rien ne m'est plus, plus rien ne m'est. » Je protestais. Et toi : « Ce qui m'embête, c'est la peine que tu vas avoir. » Je l'ai eue. Je l'ai toujours.

 

  J'ai remarqué, au cimetière, que, chez nous, on mourait au mois d'août. Quand tu as disparu, il y a longtemps qu'on était ruinés, maisons et jardins effacés, meubles sauvés de justesse. Tu ne regrettais rien, tu plaisantais. Après tout, tu avais fait de l'escrime très jeune, à cause de ton père, et tu avais conduit ta voiture très tôt et jusque très tard.

 

 

  J'ai vécu ce charme discret de la bourgeoisie, qui a été emporté par le raz-de-marée du temps. Matins des femmes qui, une fois l'homme parti à son bureau, paressent pendant des heures, écoutent la radio, traînent en chemise de nuit ou en peignoir. Ces filles (mes soeurs) sont élevées pour ne jamais travailler, et ne travailleront jamais, sauf dans le mariage à enfants. C'est très condamnable, mais ça m'arrange, le désordre me plaît. On fait à peine attention à moi, preuve, à mes yeux, que je suis d'une espèce différente. Dans les jeux, je compte pour du beurre, et voilà.

 

 

  Ce genre de paradis, pas du tout artificiel, a un prix mortel : le cancer. Premier cancer du sein pour ma mère (on l'opère), elle s'en tire, elle sera rejointe, beaucoup plus tard, par son explosion soudaine. Deuxième cancer, radical celui-là, pour sa soeur aînée, Laure. Quel personnage, celle-là.

 

  Elle habite la maison symétrique d'à côté, deux frères ayant épousé deux soeurs (j'ai donc tout de suite, deux pères et deux mères), tout cela rassemblé dans un grand jardin. Laure est, sans conteste, l'autorité du clan, détestée par la soeur des frères, restée célibataire, qui vit dans un autre coin du jardin, dans une «chartreuse» avec pigeonnier, le grand style, quoi. Elle s’appelle Maxie, c’est la plus mystérieuse.

 

  Laure, c’est la beauté stricte, l’élégance et l’intelligence, la tragédie aussi, c’était fatal. Elle domine ma mère, c’est ma deuxième mère, angélique et sévère. Elles ont fait installer un téléphone d’une maison à l’autre, ce qui leur permet de s’appeler vingt fois par jour, pour un oui ou un non. Laure a un mari opaque et silencieux, alors que le mari de Marcelle (mon père) est timide et plutôt musical. Mais enfin, c’est entendu : Laure règne, et, bien qu’elle ait un fils plus âgé que moi (mon « parrain »), elle m’a repéré, elle sait que je ne marche pas droit, que je devine des choses, que je passe trop de temps dans les buissons et les arbres, bref que je prépare une évasion. Ça l’intéresse, elle me surveille l’air de rien, mais regard perçant.

 

  J'ai compris qu'elle est malheureuse, Laure, qu'elle étouffe, s'ennuie, se transforme en forteresse imprenable. Elle a, dans sa chambre, un crucifix en ivoire, réputé, je ne sais pourquoi, « janséniste ». C est bien la seule qui semble croire à sa religion. Oui, c'est ça, elle est de Port-Royal, elle méprise ces bourgeois matérialistes très peu catholiques, et ce clergé si indulgent et si compromis. Son écrivain n'est pas Proust (comme pour ma frivole de mère, qui lit   aussi   Colette),   mais   Dostoïevski.   Elle m'embête avec ses silences de glace, mais, au fond, elle m'encourage. Pas de crucifix chez Marcelle (qui n'aime pas les curés), pas de Dieu chez Laure, qui s'en tient à la représentation de son propre martyre par l'exhibition de celui du pauvre Jésus-Christ.

 

 

  Elle aime son petit Biaise Pascal (c'est moi) qui ne semble pas vouloir rentrer dans les ordres (pas mal) ni faire des affaires (très bien). Je suis peut-être révolté et impur, mais pur. Ce monde est poussière, mensonge, illusion, ordure, son mari, comme la plupart des maris, est un porc. Elle appelle la mort de toutes ses forces, elle est ravissante, la mort vient.

 

  On est en août, le jardin éclate de fleurs. Elle rentre d'une séance de photos chez un professionnel de Bordeaux, on fait des photos avant qu’elle meure. Elle est très lasse, elle ne se plaint pas, elle a tout compris de leurs intentions. Elle se couche, elle ne se relèvera pas, je l'entends vaguement mourir depuis les escaliers, c'est la désolation de la désolation pour sa sœur plus jeune. Voilà une martyre qui donne raison au mot terrible de Picasso, « les femmes sont des machines à souffrir ». Ce Picasso est un criminel conscient, il a le droit de dire des choses de ce genre. Mais Laure accuse, elle ne se plaint pas. Elle les gifle de néant, je l'admire. En même temps, soyons francs : je suis débarrassé d'un témoin gênant.

 

   Je rêve quelquefois d'elle. Elle apparaît toujours dans un halo bleu sombre, distante mais consolatrice. J'ai quand même réussi à la séduire du temps de mes maladies infantiles (asthme, otites à répétition). J'ai de la fièvre, et je prétends qu'une seule personne peut me soulager, elle. Je la demande, je la redemande, ma mère est jalouse (c'est aussi le but recherché). Laure vient, elle s'assoit au bord de mon lit, je lui tends mon bras droit comme pour une prise de sang, elle me caresse doucement la saignée du bras jusqu'au pouls. Elle prend ma fièvre sur elle, mon cœur de vampire bat pour elle. C'est délicieux, et ça me fait un bien fou. On se tait dans la pénombre, on ne se regarde pas, vous avez compris. Au bout de cinq ou six fois, elle ne vient plus, c'est trop clair. Voilà de l'érotisme torride, ou je ne connais pas la musique.

 

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Philippe Sollers

 

 

© Flammarion, 2013

Sollers Philippe Sollers Portraits de femmes

Philippe Sollers, Portraits de femmes, Flammarion, parution: 9 janvier 2013

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