« Amour ne tourmente que ces gens-là qui
prétendent lui rogner les ailes ou l'enchaîner quand il lui a plu de venir
voler à eux. Comme c'est un enfant, et plein de caprices, il leur arrache les
yeux, le foie et le coeur. Mais ceux qui accueillent
sa venue avec allégresse, et qui le flattent et le laissent s'envoler quand il
lui plaît, et quand il revient l'acceptent volontiers, ceux-là sont toujours
certains de ses faveurs et de ses caresses, et de triompher sous son empire. »
Nicolas Machiavel
Lettre du 10 juin 1514
On ne naît pas homme, on le devient, la
plupart du temps à ses dépens. C'est un long chemin dangereux qui, le plus
souvent, ne mène nulle part. On vous montre des directions, on vous les impose,
c'est fou ce que le mot « homme » engendre comme bruit de valeurs. Il faut
ceci, il faut cela, tenez-vous droit et marchez au pas, tu seras un homme, mon
fils, comme moi j'ai été fils pour pouvoir commander des fils. Tables de la
loi, catéchisme en bois, formules toutes faites, la plus sinistre étant un
mannequin en képi, devant un cercueil décoré, faisant état de sa tristesse,
mais aussi de sa « fierté » à l'égard d'un soldat « qui n'est pas mort pour
rien, les armes à la main ».
Tableaux d'honneur, champs d'honneur,
monuments aux morts, mémorials, sacrifices,
bénédictions, exemples à suivre, « le vrai tombeau des morts est le coeur des vivants », transmissions, initiations,
commémorations, cendres. La voie est tracée, il faut se courber, faire du
sport, de la gymnastique, se pencher sur des livres, et encore des livres, que
vous n'avez pas plus envie de lire que de courir à n'en plus finir. Quand tout
un système s'effondre, comme aujourd'hui, ce fameux homme n'est plus qu'un
délinquant précoce, un terroriste cinglé, un trader scotché jour et nuit à son
ordinateur. S'il n'a pas déjà divorcé deux ou trois fois, il rentre chez lui,
subit la mauvaise humeur de sa femme, les demandes tapageuses et absurdes de
ses enfants, les voix hallucinées de la télévision, l'affairement autour du
Net, la société, quoi, qui vit chez lui comme chez elle. Il essaye de dormir un
peu, la tête pleine de chiffres ou de chèques à faire. Il a un travail,
celui-là, encore heureux, il n'est pas chômeur, sans-papiers, ou sans domicile
fixe. Il peut même faire partie d'une minorité influente, et croire peser (mais
si peu !) dans les décisions du marché. C'est l'homme, enfin, ou ce qu'il en
reste, dans la mondialisation en cours. De plus en plus de femmes se
reconnaîtront d'ailleurs dans ce portrait rapide.
Supposons un réfractaire de naissance.
Très tôt, il va être conscient d'un trucage massif. Sa famille est un montage
hasardeux, son pays une fable, l'école une prison de futurs cadavres, l'armée
une comédie pénible, la religion, quelle qu'elle soit, un opium de mauvaise
qualité. Ce qu'il entend augmente ses doutes, la publicité incessante lui donne
la nausée, les massacres organisés achèvent de l'édifier sur le règne d'une
stupidité profonde. Plus on lui demande de faire l'homme, plus il a envie de faire
le contraire. L'église homosexuelle essaye de l'approcher, mais non, rien à
faire, les ensembles, même latéraux, ne sont pas pour
lui. S'occuperait-il d'argent ? Non. De politique ? Non plus. De la foire aux
images ? Pas davantage, sauf, peut-être, comme moyen de survie au pays des fous
et des folles. Il n'est donc pas « humaniste », cet homme ? Comme l'a dit
quelqu'un, il n'aura pas la stupidité de se déclarer antihumaniste. Il est donc
athée ? Eh non, le rôle est ingrat, et réclame des convictions. Mais alors,
Dieu, la foi, la vérité, l'avenir de l'humanité, la science ? La science,
pourquoi pas, les mathématiques passant en premier.
Cet enfant, pourtant, promis à sa
carrière d'« homme », a vite repéré une fissure dans ce beau programme mortel.
Quelque chose lui fait signe dans un angle du faux décor. Cet angle a un nom : femmes.
Il note de plus en plus que, même si elles disent le contraire (avec, parfois,
un fanatisme d'homme), elles n'y croient
pas. Écoutez, c'est un secret, n'allez pas le crier sur les toits.
N'attendez pas qu'elles approuvent le moins du monde votre découverte.
Servez-vous-en si vous en êtes capable, en restant un enfant, mais n'avouez
jamais. Vous voyez que la reine est nue, mais silence. Vous êtes sur un terrain
explosif, fantastique, au coeur de la comédie humaine
et divine. Retenez-vous, cachez-vous, mettez les masques
qu'il faut, vous approcherez peu à peu du but : savoir ce qui se trame vraiment
sous l'étiquette immémoriale « homme ».
Vous avez une mère, des soeurs, des tantes : commencez par elles, en les entraînant
de votre côté. Vous évitez tout conflit avec les pères, les frères ou les
oncles, vous évitez de même les affrontements avec les éducateurs ou les
professeurs. Vous n'aurez pas à écrire un jour l'enfance d'un chef, mais celle d'un
déserteur. En un mot, vous n'êtes pas recrutable. Apprenez à discerner vos alliées et vos ennemies
dans le continent féminin. N'oubliez pas : elles sont doubles, les ennemies peuvent, à l'improviste, devenir des alliées
(et même les meilleures), les alliées peuvent se transformer en ennemies (les pires).
Scrutez, écoutez, devinez. Cette mégère veut être apprivoisée, cette dévote
vous regarde avec un drôle d'air, cette mélancolique s'éclaire en vous
rencontrant, cette femme savante adore les frivolités, cette précieuse ridicule
est perdue pour vous à jamais. Vous avez un grand maître pour jouer sur le
théâtre du monde : Molière. L'amour est médecin, vous serez médecin dans cette
région agitée et sombre. Des femmes-médecins vous aideront.
Commencez tout de suite : vous êtes le garçon imprévu, rêveur, dissipé,
renfermé, exubérant, « terrible », énigmatique. Aucune punition ne vous fait peur.
Ils vont dans le mur, vous sautez par-dessus le mur. La vie est courte, vous
décidez d'en avoir plusieurs.
Ma mère est la plus jeune de trois soeurs. Je lui dois beaucoup, en positif comme en négatif.
Positif : beauté, désinvolture, rires fréquents, autonomie, et, surtout, deux
yeux de différentes couleurs, le droit très brun, l'autre plus clair, doré,
insondable. J'ai passé beaucoup de temps à fixer ses yeux, et à me demander si
elle avait conscience d'être deux en une. Personne ne semblait remarquer que
cette chouette pouvait être simultanément un bon ou un mauvais oeil. Ajoutez à cela une peau de soie, très mangeable, et
vous avez le côté ensoleillé du tableau.
Négatif : autoritarisme, espionnage en
douce, crises de colère fréquentes. Par chance, elle aime le confort, donc la
tranquillité, donc son canapé avec sa belle lampe jaune, dans lequel (non, ce
n'est pas possible !) elle lit. Elle
ne fait pas semblant, elle lit vraiment. Se rappelle-t-elle ce qu'elle lit ?
C'est moins sûr, elle n'est pas programmée pour ça, mais pour s'entourer
d'elle-même à travers les mots. Enfant, je n'ai aucune idée de ce « Proust »
dont elle fait grand cas. Est-ce un modèle d'homme ? Peu probable.
Cela dit, maman est souvent malade, et
moi aussi. Vous comprenez pourquoi, c'est un dialogue. Heureusement, je suis
son dernier enfant, un garçon après deux filles, enfin. Elle a 30 ans quand je nais, c'est une bourgeoise décalée,
éclairée, aimant peu Bordeaux malgré l'art d'y vivre, elle est née à Paris
(tiens, la voilà petite fille, très chic, debout sur une table, dans le parc de
Vincennes). Avec elle, au moins, c'est clair : les « hommes » n'ont aucune
importance, ils sont nécessaires, utiles, ennuyeux, payeurs, lourds. Pas de
dépression, pourtant, aucune mélancolie affichée, une imagination fantasque, la
vengeance par le rire. Une femme de beaucoup d'esprit, donc, « à la française »,
dons d'imitation décapants, causticité, cruauté. Maman, tu m'ennuies souvent,
mais je t'adore. J'aime ton cou, ta gorge, ton nez, tes oreilles, tes yeux de
fée ou de sorcière. Tu sens bon.
On s'aime, on se méfie l'un de l'autre,
mais, sans toi, je ne serais pas sorti de mes maladies, j'aurais végété dans
des hôpitaux militaires dont tu m'as tiré, par ton obstination, lors de la
guerre d'Algérie, et la maison de l'île de Ré, rasée par les Allemands pendant
la guerre, n'aurait probablement pas été reconstruite (elle gênait leurs
batteries côtières). Je te revois là, vivante et jeune, pas du tout fantôme, assise
près de l'eau sur le banc de bois blanc, sous le pin parasol. J'entends ta
voix, disant plus tard à ma femme « Ma petite Julia ! » ou à mon fils,
descendant du train à La Rochelle : « Mon trésor ! »
J'ai dû prendre, à la fin, la décision
d'interrompre ta vie. Je te téléphonais deux fois par jour, j'ai tenu ta main,
en plein été, à Bordeaux, et j'ai senti ton coeur passer dans le mien. Dans une de nos dernières conversations, je n'ai rien
trouvé de mieux à te dire que « Je te prends avec moi avec la pensée. » Tu m'as
répondu : « C'est énorme. » Et puis, un matin, le téléphone a sonné dans le
vide. J'ai demandé au médecin si tu étais partie sans souffrance. J'entends sa
réponse, claire et terrible : « Sans souffrance apparente. » Un peu plus tôt,
il m'avait dit : « Ne répondez jamais aux questions qu'on ne vous pose pas. » À
l'une de mes sœurs (pas à moi), tu as murmuré : « C'est dur de mourir. » Depuis
quelque temps tu répétais souvent : « Rien ne m'est plus, plus rien ne m'est. »
Je protestais. Et toi : « Ce qui m'embête, c'est la peine que tu vas avoir. »
Je l'ai eue. Je l'ai toujours.
J'ai remarqué, au cimetière, que, chez
nous, on mourait au mois d'août. Quand tu as disparu, il y a longtemps qu'on
était ruinés, maisons et jardins effacés, meubles sauvés de justesse. Tu ne
regrettais rien, tu plaisantais. Après tout, tu avais fait de l'escrime très
jeune, à cause de ton père, et tu avais conduit ta voiture très tôt et jusque
très tard.
J'ai vécu ce charme discret de la
bourgeoisie, qui a été emporté par le raz-de-marée du temps. Matins des femmes
qui, une fois l'homme parti à son bureau, paressent pendant des heures,
écoutent la radio, traînent en chemise de nuit ou en peignoir. Ces filles (mes soeurs) sont élevées pour ne jamais travailler, et ne
travailleront jamais, sauf dans le mariage à enfants. C'est très condamnable, mais
ça m'arrange, le désordre me plaît. On fait à peine attention à moi, preuve, à
mes yeux, que je suis d'une espèce différente. Dans les jeux, je compte pour du
beurre, et voilà.
Ce genre de paradis, pas du tout
artificiel, a un prix mortel : le cancer. Premier cancer du sein pour ma mère
(on l'opère), elle s'en tire, elle sera rejointe, beaucoup plus tard, par son
explosion soudaine. Deuxième cancer, radical celui-là, pour sa soeur aînée, Laure. Quel personnage, celle-là.
Elle habite
la maison symétrique d'à côté, deux frères ayant épousé deux soeurs (j'ai donc tout de suite, deux pères et deux mères),
tout cela rassemblé dans un grand jardin. Laure est, sans conteste, l'autorité
du clan, détestée par la soeur des frères, restée
célibataire, qui vit dans un autre coin du jardin, dans une «chartreuse» avec
pigeonnier, le grand style, quoi. Elle s’appelle Maxie,
c’est la plus mystérieuse.
Laure, c’est la beauté stricte,
l’élégance et l’intelligence, la tragédie aussi, c’était fatal. Elle domine ma
mère, c’est ma deuxième mère, angélique et sévère. Elles ont fait installer un
téléphone d’une maison à l’autre, ce qui leur permet de s’appeler vingt fois
par jour, pour un oui ou un non. Laure a un mari opaque et silencieux, alors
que le mari de Marcelle (mon père) est timide et plutôt musical. Mais enfin,
c’est entendu : Laure règne, et, bien qu’elle ait un fils plus âgé que moi
(mon « parrain »), elle m’a repéré, elle sait que je ne marche pas
droit, que je devine des choses, que je passe trop de temps dans les buissons
et les arbres, bref que je prépare une évasion. Ça l’intéresse, elle me
surveille l’air de rien, mais regard perçant.
J'ai compris qu'elle est malheureuse,
Laure, qu'elle étouffe, s'ennuie, se transforme en forteresse imprenable. Elle
a, dans sa chambre, un crucifix en ivoire, réputé, je ne sais pourquoi, «
janséniste ». C est bien la seule qui semble croire à sa religion. Oui, c'est
ça, elle est de Port-Royal, elle méprise ces bourgeois matérialistes très peu
catholiques, et ce clergé si indulgent et si compromis. Son écrivain n'est pas
Proust (comme pour ma frivole de mère, qui lit aussi Colette), mais Dostoïevski. Elle m'embête avec ses silences de
glace, mais, au fond, elle m'encourage. Pas de crucifix chez Marcelle (qui
n'aime pas les curés), pas de Dieu chez Laure, qui s'en tient à la
représentation de son propre martyre par l'exhibition de celui du pauvre
Jésus-Christ.
Elle aime son petit Biaise Pascal (c'est
moi) qui ne semble pas vouloir rentrer dans les ordres (pas mal) ni faire des
affaires (très bien). Je suis peut-être révolté et impur, mais pur. Ce monde
est poussière, mensonge, illusion, ordure, son mari, comme la plupart des
maris, est un porc. Elle appelle la mort de toutes ses forces, elle est ravissante,
la mort vient.
On est en août, le jardin éclate de
fleurs. Elle rentre d'une séance de photos chez un professionnel de Bordeaux, on fait des photos avant qu’elle meure.
Elle est très lasse, elle ne se plaint pas, elle a tout compris de leurs
intentions. Elle se couche, elle ne se relèvera pas, je l'entends vaguement
mourir depuis les escaliers, c'est la désolation de la désolation pour sa sœur
plus jeune. Voilà une martyre qui donne raison au mot terrible de Picasso, «
les femmes sont des machines à souffrir ». Ce Picasso est un criminel
conscient, il a le droit de dire des choses de ce genre. Mais Laure accuse,
elle ne se plaint pas. Elle les gifle de néant, je l'admire. En même temps,
soyons francs : je suis débarrassé d'un témoin gênant.
Je rêve quelquefois d'elle. Elle
apparaît toujours dans un halo bleu sombre, distante mais
consolatrice. J'ai quand même réussi à la séduire du temps de mes
maladies infantiles (asthme, otites à répétition). J'ai de la fièvre, et je
prétends qu'une seule personne peut me soulager, elle. Je la demande, je la
redemande, ma mère est jalouse (c'est aussi le but recherché). Laure vient,
elle s'assoit au bord de mon lit, je lui tends mon bras droit comme pour une
prise de sang, elle me caresse doucement la saignée du bras jusqu'au pouls. Elle prend ma fièvre sur elle, mon cœur de vampire bat
pour elle. C'est délicieux, et ça me fait un bien fou. On se tait dans la
pénombre, on ne se regarde pas, vous avez compris. Au bout de cinq ou six fois,
elle ne vient plus, c'est trop clair. Voilà de l'érotisme torride, ou je ne
connais pas la musique.
...
Philippe Sollers
© Flammarion, 2013