Rimbaud, le mythe et le
visage
par Jean-Jacques
Lefrère, Jacques Desse et Alban Caussé
L'annonce de
la découverte d'une photographie où apparaissent les traits d'Arthur Rimbaud à l'âge adulte a eu un impact d'une ampleur et d'une variété assez
inattendues: de la "une" du Monde et du Figaro au
magazine Gala, du Canard enchaîné à la Frankfurter
Allgemeine Zeitung, du Dallas News à La Voz del Sandinismo (Nicaragua), des magazines boursiers aux sites
féminins, des blogs littéraires aux médias gays, en passant par le Wall Street Journal, India News,
le site des fans des Beatles et celui des supporteurs du PSG...
Cette
photographie a été présentée pour la première fois au Salon international du
livre ancien, le mois dernier : quelques milliers de visiteurs sont venus la
voir, non pour marquer leur dévotion envers une idole, mais bien pour vérifier
- car c'est bien de vérification qu'il s'agit -, comme s'ils avaient ressenti
le besoin de s'assurer que ce cliché existait vraiment, matériellement, et
comme si la confrontation à l'original allait leur faire toucher du doigt ce
que Rimbaud avait été pour eux.
Pour
nombre de ceux pour qui l'œuvre et l'aventure humaine de Rimbaud ont compté,
l'apparition de ce visage, dans les brutales conditions du système médiatique,
a été un événement qui a touché à l'intime, une sorte de choc sourd, un
sentiment comparable à la découverte de l'aspect physique d'une personne sur
laquelle on sait beaucoup sans jamais l'avoir rencontrée, avec ce que cela peut
entraîner de surprise, voire de désappointement, mais aussi d'émotion, en tout
cas d'intensité. La révélation de cette photographie paraissait répondre à une
attente, insoupçonnée par chacun, mais profonde, le désir d'en voir plus, d'en
savoir plus sur Arthur Rimbaud, ce poète de génie qui s'était fait négociant,
marchand d'armes, explorateur...
Du
coup, cette image a d'emblée acquis le statut de second visage de Rimbaud, dans
la mythologie collective, alors qu'elle n'est que le visage du second Rimbaud -
ou du moins l'un de ses visages, tant la physionomie humaine peut changer selon
l'instant capté par la photographie. Une dépêche de l'AFP, reprise par
d'innombrables médias nationaux ou internationaux, prenait acte de cette espèce
de précipitation chimique, comme si le simple dévoilement d'une image déplaçait
quelque chose dans ce mythe prégnant pour beaucoup de gens sur le globe. Des
centaines de personnes n'ont-elles pas éprouvé le besoin de réagir face à elle,
dans la presse comme sur Internet ? Chacun a projeté, sur ce visage
d'outre-tombe, son propre imaginaire de Rimbaud, les uns le jugeant
"émouvant", "bouleversant", les autres lui trouvant une
expression terne, éteinte, pour tout dire décevante.
Il
y eut des réactions passionnées, voire excessives ou irrationnelles, parfois
même agressives. Certains, paraissant pris de panique, rejetaient, en
brandissant des menaces et des malédictions, ce nouveau portrait qu'ils
accusaient de briser le mythe. À les en croire, Rimbaud devait rester figé pour
l'éternité dans une iconographie établie et fixée par quelques grands prêtres
du rimbaldisme de jadis.
Une
idole n'a qu'un visage, qui doit rester immuable et vénéré. Qui adorerait un
Christ aux cheveux courts et rasé de près ? Le Rimbaud d'Aden n'avait pas la tête de
l'emploi, si cet emploi doit, à toute force, être celui d'un poète maudit et
exilé - sa Saison en enfer et ses Illuminations jetées à la face
de l'humanité - dans un des points les plus incandescents de la planète, en
cette ville bâtie dans le creux d'un volcan éteint où la tradition va jusqu'à
situer la fin d'existence de Caïn assassin de son frère. Alors, que faire de
ces exhortations, de ces proclamations non exemptes de solennité, lancées par
quelques internautes ? "Vous auriez dû la brûler" ; "C'est
un faux parce que c'est un faux Rimbaud qui y apparaît" ; "Je
n'aime pas cette photo" ; "Cette image fait obstacle à la
lecture de l'oeuvre "...
A
vrai dire, si nous avons été surpris de l'importance de l'écho qu'a eu la révélation
d'un portrait inconnu de Rimbaud, et heureux de constater que de nombreux
habitants de la planète peuvent s'intéresser à l'image d'un poète disparu il y
a treize décennies -, il faut constater qu'il n'y a guère eu de discussion
argumentée sur le document lui-même : son décor, ses autres figurants, sa place
dans l'iconographie de Rimbaud, son apport biographique, etc.
La
seule interrogation sérieuse qui ait été faite porte sur la datation du cliché.
Nous sommes nous-mêmes restés dans le flou, n'ayant trouvé aucun élément
probant permettant de privilégier tel moment plutôt que tel autre du séjour de
Rimbaud dans les pays de la mer Rouge. Peut-être cette découverte
suscitera-t-elle de nouvelles recherches, qui permettront d'éclaircir ce point.
Un des rares dans son cas, le déconcertant Philippe Sollers semble avoir cherché, dans sa
chronique du Journal du dimanche, à voir ce que l'image avait de
prometteur et d'éclairant.
Qu'on
ne s'y trompe pas : la démarche, face à un tel document, doit demeurer
rationnelle. Sur l'authenticité, il n'y a pas lieu de reprendre ici tous les
éléments que nous avons donnés dans l'article d'Histoires littéraires, qui est en libre consultation sur le site de la revue. Au-delà de la
ressemblance attestée par la comparaison avec les photographies connues du
poète en sa seizième ou dix-septième année, tout rattache cette image à
l'entourage, pourtant restreint, de Rimbaud à Aden. Quels sont les noms des
compatriotes que ce dernier fréquentait dans cette ville ? Ce sont ceux qui
reviennent régulièrement dans sa correspondance : Alfred Bardey, l'employeur des premières
années ; Jules Suel, qui finança une partie de la
caravane d'armes destinée à Ménélik ; César Tian et Maurice Riès, qui furent les associés des
dernières années, pour citer les principaux. Or, cette photographie vient des
archives de Suel et était jointe à un billet de celui-ci à Bardey. De surcroît,
il nous est permis de donner quelques éléments renforçant l'authenticité.
Rendre
publique cette photographie, la livrer à une large diffusion, c'était susciter
la possibilité que quelqu'un identifie un personnage parmi ceux ayant posé à
côté du poète défroqué (comme il est désormais envisageable que surgissent de
nouvelles photographies de Rimbaud prises dans la seconde partie de son
existence, à Aden ou à Harar). Cela n'a pas manqué, et peu de jours après la
présentation de la photographie au Salon du livre ancien, M. Giocanti,
arrière-petit-fils du Riès que nous mentionnons plus haut, nous contactait pour
nous signaler qu'à l'aide de photographies familiales, il reconnaissait son
arrière-grand-père comme le second barbu en partant de la gauche.
Dans
le même temps, le Musée Arthur-Rimbaud, préparant l'exposition
sur le séjour de Rimbaud à Aden qui va se tenir de juin à septembre à
Charleville-Mézières, entrait en contact avec les descendants de Bardey, dont
les archives photographiques pourraient identifier le second barbu de la
photographie comme étant Alfred Bardey... Nous donnons ces informations, que
corroboreront prochainement les confrontations de divers documents
iconographiques, parce qu'elles resserrent encore davantage le contexte de la
photographie retrouvée.
Les
noms de Bardey, de Suel, de Riès, la ressemblance physique du personnage avec
Rimbaud, cette attitude qui correspond à ce que l'on sait du poète pendant ses
années à Aden, que demander de plus, sinon la mention au verso, qui n'y figure
pas, en écriture d'époque, attestant que "le deuxième en partant de la
droite est Arthur Rimbaud, le poète décadent bien connu" ? Le cliché
retrouvé constitue le neuvième portrait photographique connu de l'homme aux
semelles de vent. Le neuvième connu, peut-être pas le dernier...
Jean-Jacques
Lefrère, médecin, auteur d'une monumentale biographie de Rimbaud
: Arthur Rimbaud, (Fayard, 1 242 p., 2001).
Jacques Desse et Alban Caussé,
libraires,"Chez les libraires associés", à Paris (18e).
Jean-Jacques
Lefrère, Jacques Desse et Alban Caussé
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