Philippe Sollers

L'Orient Littéraire

Portrait

Sollers en Orient

Par Josyane Savigneau

2017 - 03

 

 

Philippe Sollers - Beauté Philippe Sollers, Beauté, roman
   

 

JOSYANE SAVIGNEAU : Après un roman très philosophique, Mouvement, autour de la figure de Hegel notamment, vous revenez avec Beauté, beaucoup plus sensuel et musical. Vous dites, à propos de l'héroïne, qui est une pianiste grecque, « seule bénédiction dans une société humaine en folie ». Vous avez toujours admiré les musiciens ; dans Femmes, le personnage le plus positif est une musicienne, mais c'est la première fois que l'héroïne est une musicienne…

 

PHILIPPE SOLLERS : Pour moi, la musique traverse tout d'une façon étonnante. Et il est important que la pianiste soit grecque. Devant le désastre de la Grèce d'aujourd'hui où l'île de Lesbos est dans la misère, je voulais parler de la Grèce. Si j'écoute Baudelaire, je l'entends me dire que Lesbos est l'île « des jeux latins et des voluptés grecques ». Poème condamné par la justice française. Qu'est devenue cette île ? J'essaie toujours d'écrire la mise en scène de contradictions flagrantes. Donc une pianiste virtuose, dont le pays est soumis à ce bombardement de misère. Elle a passé son enfance à Égine, où elle jouait dans le temple d'Athéna. Je voulais faire surgir tout ce qu'il y a d'admirable dans la civilisation antique… Les jeux olympiques et le poète Pindare, qui a traversé les siècles et vient jusqu'à vous pour chanter les jeux olympiques. Dès qu'on prend la Grèce, ce qui était mon souci, on tire tous les fils à la fois. C'est là qu'est née la démocratie, qui serait en danger. Donc le livre commence quand le narrateur est à Athènes avec son amie. Athènes, ville polluée à mort, mais renfermant les plus grandes beautés.

 

Il n'est pas seulement question de Pindare, mais d'autres écrivains…

 

Qui a ressenti dans la culture occidentale, le plus profondément, la Grèce ? Au moment où l'on veut éradiquer le latin et le grec dans l'éducation, geste très réactionnaire, je prends le parti contraire car si on veut éliminer l'étude du grec, on veut éliminer la démocratie, ou en proposer une version falsifiée. Qui s'est occupé du grec ? Les philosophes, certes, mais aussi au premier chef le poète allemand Hölderlin, d'où le rôle qu'il joue dans le livre. Et il faut que je prononce le nom de ce maudit, qui est exécuté toutes les semaines, Heidegger, qui s'est beaucoup préoccupé d'Hölderlin. Quand il vient à Bordeaux, Hölderlin croit trouver la Grèce. Il écrit ce magnifique poème Andenken (souvenir). Il a chanté la profonde identité du sud-ouest de la France comme aucun poète français. Il est là en 1802. « Les poètes seuls, fondent ce qui demeure » est le dernier vers d'Andenken. C'est mon thème fondamental.

 

Il y a là aussi les écrivains que vous aimez, Bataille, Céline, Joyce, Genet…

 

Si l'on tire le fil de l'essentiel, tout le monde devient vivant, tout le monde est actuel. C'est ce que j'essaie de faire dans tous mes livres. Si on censure ces écrivains, il faut les lire. Seule la langue française a produit en masse des écrivains si contradictoires. C'est Nietzsche qui le premier dit que le miracle grec se reproduit dans le miracle français. Joyce, interdit ailleurs, a été publié à Paris.

 

Dans Beauté, il est question d'amour et il y a cette phrase : « On peut appeler amour l'abolition instantanée des distances »…

 

C'est en référence à la musique. « La musique c'est la nourriture de l'amour », dit Shakespeare. Les musiciens sont ceux qui nourrissent l'amour.

 

Il y a dans ce roman les musiciens qui vous accompagnent depuis toujours, Bach, Haydn, Mozart, mais aussi Webern…

 

C'est le cas le plus étonnant et le plus tragique. Il faut entendre et regarder les Variations pour piano Opus 27 jouées par Gould. Ça dure 5 minutes 12. Dans Beauté, la pianiste les joue en concert. Webern est tout à fait branché sur Bach. À plusieurs reprises Webern cite Hölderlin et notamment cette phrase : « Vivre, c'est défendre une forme. » Il est évidemment considéré comme un dégénéré par les nazis. Et tragique de l'histoire, là où il s'est réfugié avec sa femme, il sort fumer une cigarette et se fait tuer par erreur par un soldat américain.

 

À propos de l'expérience, vous dites : « L'expérience consiste à tout voir pour la première fois. »

 

C'est un mot de musicien mais cela peut être aussi un mot d'écrivain, de musicien des mots.

 

Quand on commence, c'est toujours la première fois, même après 75 livres, comme vous ?

 

Bien sûr. Comme tous les jours. Il y a là une portée métaphysique : vivre pour que ce soit la première fois.

 

Bien que la pianiste ait une relation affichée avec le narrateur, Beauté est un hymne à la clandestinité.

 

De nouveau. Tout étant transformé en spectacle, « pour vivre cachés vivons heureux », je l'ai dit il y a longtemps, retournant la maxime, et ça traverse ce que j'ai toujours écrit. La société déteste l'amour.

 

Il y a un mini épilogue, titré « infini » et qui concerne tout ce que vous avez écrit, sur la question de la quantité et de la qualité.

 

C'est exact. Plus la quantité augmente, plus la qualité se différencie.

 

Autre chose. En 2016 vous avez eu 80 ans…

 

Je préfère dire 42 millions de minutes et 43 milliards et 200 millions de battements de cœur, sinon c'est la plaque funéraire.

 

Vous avez refusé les commémorations, dont une exposition à Beaubourg. Vous avez préféré publier chez Grasset un livre d'entretiens avec le médiateur du Monde, Franck Nouchi, intitulé Contre-attaque, un livre d'énergie et de vitalité. Pourquoi ?

 

Ce que je suis et tout ce que j'aime me semblent sans cesse attaqués par la société dans laquelle nous vivons, la plus réactionnaire que j'aie connue, donc j'essaie de faire le point sur toutes ces régressions.

 

Franck Nouchi fait allusion à un article dans Le Monde en 1999, « La France moisie », qui a fait polémique.

 

C'est à relire. Mais la France d'aujourd'hui est surtout déliquescente.

 

Ce n'est toutefois pas un livre décliniste.

 

Non, c'est un livre de conviction et d'espoir.

 

Vous citez Lacan : « Il n'y a rien à espérer du désespoir. »

 

Il en a vu, Lacan, sur son divan, des gens qui espéraient du désespoir.

 

Alors l'espoir ?

 

L'espoir ne peut être compris que dans ce qui dure. L'amour est là pour ça.

 

 

PHILIPPE SOLLERS

Propos recueillis par Josyane Savigneau

L'Orient Littéraire, mars 2017

 

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