« Dans le chaos actuel, le narrateur de ce roman est amoureux de Lisa, une jeune pianiste grecque exceptionnelle. C'est la beauté. »
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L'Heure bleue, par Laure Adler
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La Cause de Philippe Sollers, par Philippe Chauché, La Cause Litteraire |
On
est en mai, il fait très beau, je suis avec Lisa à Athènes. La nuit, vers 3h
du matin, l’expérience se renouvelle. Mon corps n’est plus là, je plane
au-dessus de lui, ça dure à peine trois secondes, mais j’ai tort de dire
« secondes », puisque le temps a disparu. Plus de temps, plus
d’espace, mais un drôle de lieu à faible lumière bleutée, juste à côté de Lisa
qui dort sur cette planète. On en découvre tous les jours, des planètes, elles
tournent autour de leurs étoiles, le problème étant de savoir si l’une ou
l’autre est « habitable », c’est-à-dire comporte de l’eau, nécessaire
pour produire la vie. Les humains, malgré leurs atrocités et leurs misères, ne
renoncent pas à rencontrer leurs semblables à des années-lumière de leurs
migrations terrestres. Il faut de l’eau, point. Je descends doucement, je me
réincarne, je me lève avec précaution, je vais boire un verre d’eau.
Sauf
à respirer en hauteur, sur le Lycabette, Athènes est une ville invivable.
Chaleur, pollution, circulation folle, et, de plus en plus, corruption,
déliquescence, réfugiés, faillites en tous genres. Pauvre Grèce, devenue la
poubelle de l’Europe ! Lisa, en principe, devrait être une Grecque
déprimée, et moi un Français morose. Pourtant, non, on s’est rencontrés, et ça marche.
C’est une virtuose du piano, je me débrouille avec les mots, on aime par-dessus
tout le silence.
En
fin d’après-midi, le bateau file vite vers Égine dans le couchant rouge. On va
dormir là-bas, et, le lendemain, montée au temple. Je suis déjà venu, je
connais l’endroit. Elle le connaît mieux que moi, puisqu’elle est née là. Ses
parents et elle vivent maintenant en Suisse, ils sont partis avant la dictature
bancaire fracassant le pays, et lui imposant une austérité rageuse. La dette
engendre la culpabilité, et si vous ne remboursez pas, c’est de votre faute.
Les banques organisent le ravage, mais sont très morales. Vous devez expier
votre péché d’exploités.
Lisa, heureusement, n’a jamais mordu aux vieilles sirènes d’une
révolution impossible, et n’a jamais cru à une rédemption via un prolétariat
désormais introuvable.
Les théoriciens « marxistes » » n’ont rien compris au
capitalisme financier et à son énorme délire frigide. Ils se sont recyclés en
tribuns démagogues toujours prêts à haranguer des foules sur des places
bondées. La musique a sauvé Lisa dès son enfance. Son père est violoncelliste,
sa mère violoniste, ils donnent encore des concerts de musique de chambre un peu
partout. Ils ont veillé sur leur petite fille, pianiste déjà géniale.
Nous voici donc à Égine, île depuis longtemps pourrie par les promoteurs
immobiliers et le cancer touristique. Olympie, en 2007, a été cernée par un
incendie furieux qui a pourtant épargné le temple de Zeus, et l’État islamique
menace de détruire Palmyre. Nous, demain, on va monter vers une ruine
grandiose, plus vivante que jamais. Lisa, ce soir, est très silencieuse.
Le
temple d’Athéna Aphaia s’est longtemps appelé
seulement d’Athéna, avant qu’on lui ajoute « Aphaia »,
divinité mystérieuse, dont le surnom est « L’invisible ». Athéna se
déploie dans des apparitions multiples, Aphaia reste
en retrait. Le temple pourrait ainsi être nommé le
« Visible-Invisible », sanctuaire du jour et de la nuit. Le ciel est
très bleu, le soleil brille.
Et
voici l’événement : un éclair en plein jour, un coup de foudre sans le
moindre orage. C’est stupéfiant et très bref. Zeus vient de parler, on est
traversés par cet éclat, on en pleurerait de joie. Il est donc toujours là le
vieux Zeus, « l’assembleur de nuées », le Père ? On est pétrifiés,
on ne bouge pas, on se tait. Et puis Lisa, qui a déjà vu ça dans son enfance,
murmure : « C’est très rare. » Je lui serre la main, tout est
tranquille. Je pense que l’éclair vient d’un repos profond, insondable éclat
d’harmonie complète. Platon, trahi par son tyran de Syracuse, a passé un
certain temps en exil à Égine. Je me demande s’il a vu ça. Platon,
peut-être pas, mais Heidegger, oui, comme le prouve son intervention sur la
formule d’Héraclite « la foudre gouverne l’univers ». Il dit tout à coup :
« Je me souviens d’un après-midi lors de mon séjour à Égine. Brusquement,
j’ai perçu un éclair unique, qui n’a été suivi d’aucun autre. J’ai pensé :
Zeus. »
Ce
n’est pas mon premier contact avec la foudre. J’ai 12 ans, je suis seul à la
campagne dans une grande maison, la foudre tombe dans le jardin, et, par la
fenêtre ouverte, entre dans la pièce où je suis. C’est une boule de feu qui
monte et descend le long d’un rideau. Je suis là, debout, elle va me consumer
sur place. Je suis dans une angoisse folle (la plus folle de ma vie), mais
cette irruption d’or brûlant compact est d’une beauté incroyable. C’est une
planète qu’on pourrait saisir dans la main. Dix secondes d’enfer, et la voilà
qui sort et disparaît dans les arbres, sans que le rideau ait pris feu. Je me
jette sur un divan, je ferme les yeux, j’ai compris. Quoi ? Aucun mot pour
le dire. Mon corps, ou plutôt mon cadavre aurait pu être le héros d’une
information locale. « Orage tragique : un jeune garçon foudroyé près
d’une fenêtre, chez lui. »
Après ce coup de foudre à Égine, on est rentrés à Athènes, d’où Lisa
devait prendre un avion pour un concert à Berlin. Je la revois à Paris où elle
vient de temps en temps. Un soir, à dîner je lui ai demandé si elle avait
repensé à Égine. Elle m’a regardé, et m’a dit simplement avec un sourire :
« Tu n’as pas remarqué que, depuis, je joue mieux ? »
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