« Je n'ai
jamais songé à me marier. Sauf une fois. Et une fois pour toutes.
Cette
aventure singulière, et très passionnée, méritait, je crois, d'être
racontée en détail.»
Julia
Kristeva :
« Nous sommes
un couple formé de deux étrangers. Notre différence nationale souligne encore
mieux une évidence qu'on se dissimule souvent: l'homme et la femme sont des
étrangers l'un à l'autre. Or le couple qui assume la liberté de ces deux
étrangers peut devenir un véritable champ de bataille. D'où la nécessité
d'harmoniser. La fidélité est une sorte d'harmonisation de l'étrangeté. Si vous
permettez que l'autre soit aussi étranger que vous-même, l'harmonie revient.
Les « couacs » se transforment alors en éléments de la symphonie. »
Du mariage
considéré comme un des beaux-arts rassemble quatre dialogues (échelonnés de 1990 à 2014) entre
Julia Kristeva et Philippe Sollers, à travers lesquels ils nous transmettent
leur expérience d'écrivains et d'intellectuels engagés au regard de la
rencontre amoureuse et du couple.
TABLE
Aventure
Avant-propos
de Philippe Sollers
Accorder
nos étrangetés
Avant-propos
de Julia Kristeva
I.Complicités, rires, blessures
II.L'expérience intérieure à
contre-courant
III.Enfance et jeunesse d'un écrivain français
IV.L'amour de l'autre
Fayard, 2015
Julia Kristeva et Philippe Sollers
France Info, Un monde d'idées, Olivier de Lagarde, 8 juin 2015
Julia Kristeva et Philippe Sollers
Le 7/9 du week-end / France Inter, par Patricia Martin, 7 juin 2015
Arte 28 minutes, 18 mai 2015, par Elisabeth Quin
Bibliothèque Médicis, 15 mai 2015, par Jean-Pierre Elkkabach
« Écrivain français », et davantage encore
« le plus français des écrivains français» : tel m'est apparu Philippe
Sollers quand l'étudiante que j'étais l'a rencontré à mon arrivée de ma
Bulgarie natale en France. Cette conviction s'est confirmée et approfondie tout
au long de l'évolution de son écriture : du Parc, Lois, H et Paradis à La Guerre du Goût, Une vie divine, La Fête à
Venise, Un vrai roman ou Discours
Parfait. Tant il est vrai que celui qu'on a pu appeler « Le neveu de
Diderot » — entendez Philippe Sollers, est « incorrigiblement français »,
au sens délié de ce terme que nous ont laissé le XVIIIe siècle et cette manière
toute française de penser en roman. Je dis « roman » et je pense à ce roman
français où l'on aime beaucoup et parle tout autant, où l'on dialogue et
monologue éperdument, dans la tradition de Voltaire et de Stendhal, et où la
curiosité et la vivacité encyclopédique et joyeuse donnent au lecteur le goût
de Rabelais, Molière et Watteau, de Manet et Fragonard à Cézanne et Picasso, d'Artaud
et de Van Gogh, de Mozart et de Nietzsche, de Freud et de Joyce, de Courbet et
de Céline. Roman français comme est français aussi le port de Bordeaux —
ce bord de l'eau appelant Venise, tout en s'ouvrant vers l'Angleterre, et où le
premier parlement français vote l'émancipation des juifs, ce qui ne saurait
faire oublier que les étoiles jaunes sont réapparues sous l'Occupation nazie...
Vous comprenez que «français» est à
entendre chez Sollers au sens où l' «identité nationale » — telle que la
construit la grande littérature, et plus que tout autre, la grande littérature
française — est le plus efficace des antidépresseurs. Pourquoi? Parce que
c'est dans l'expérience littéraire, c'est-à-dire du langage forcément sensible
et du récit immanquablement historique, que l'histoire de France a construit un
équivalent du sacré, unique au monde. Tous les peuples ont des littératures.
Mais c'est seulement en France que la littérature rivalise comme expérience
avec celle du sacré, parce quelle a réussi à faire entendre que l'identité
(personnelle, sexuelle et aussi nationale) n'est pas un culte, mais une
question une perpétuelle mise en question qui ne cesse de s'écrire,
précisément. Contre ceux qui revendiquent l'identité nationale comme une
protection contre les «autres», notamment les migrants, contre ceux qui
refusent d'admettre l'importance de l'identité parce qu'il leur manque le
courage de la traverser en la pensant —, l'écrivain français qu'est
Philippe Sollers mène sa « guerre du goût » dans un pays qui est celui de la
langue française telle qu'elle s'est forgée dans la longue histoire de ce
peuple et tout particulièrement à travers la diversité de ses écrivains.
On me dit même, de l'autre côté de
l'Atlantique, que Sollers est too french. Il est de bon ton d'éviter
aujourd'hui l'adjectif « français » il paraît que ça sonne nationaliste. Tout
au plus, certains se disent-ils « francophones » cela fait plus cosmopolite
bien que postcolonial et victimaire, mais tant pis, ça ira quand même, pour
cibler la culpabilité d'être français. Rien de tel
chez Philippe Sollers, auteur des Folies
françaises.
Rien de tel chez toi. L'enfant et
l'adolescent de Bordeaux — que tu aimes revisiter dans tes romans et
essais — ne cesse de sublimer — du dedans et du dehors — la
mémoire récente ou ancienne mais aussi l'actualité de cette France dont tu
incarnes la musique du verbe et la physique des corps. Pour en rire et en
pleurer. Avec les grands Bordelais bien sûr, de Montaigne, La Boétie et
Montesquieu à Mauriac, mais aussi une pléiade de préférés Pascal, Saint-Simon,
Sade, Lautréamont, Rimbaud, André Breton, Georges Bataille, Paul Morand ou
Sartre, et je n'oublie pas les femmes — Sévigné et même Beauvoir...
C'est cette francité-là, faite non de
culte mais de question de goût, de pensées et d'éclats de rire que tu
pratiques, et c'est elle qui m'a séduite, on l'aura compris. N'est-ce pas cette
vision française, cette écriture française — au sens où l'écriture est un
destin et un projet —, qui manquent au contrat social actuel, en quête de
son introuvable refondation ? Et si c'était cela, la fondation qui manque le
goût d'assimiler en l'incarnant la mémoire politique et littéraire, littéraire
et politique, pour ainsi seulement la faire renaître qu'elle se réincarne sans
cesse, qu'elle réinvente sa vitalité.
En ce temps
de détresse, ta façon de mener une guerre du goût avec et dans l'identité
nationale, à travers et dans la mémoire de sa langue, de sa littérature et de
son histoire politique cela paraît scandaleux, c'est scandaleux. Est-ce même
possible ?
En te lisant, j'ai le sentiment que tu
nous dis : c'est possible parce que j'ai gardé vivantes en moi l'enfance et la
jeunesse. À moins que ce ne soit possible parce que tu pratiques l'écriture
comme une perpétuelle guerre du goût avec toute identité, position, pause,
valeur, dogme, poncif, absolu etc., telle sorte que ceux qui te lisent ne
reçoivent pas ton étrangeté comme le cri de douleur d'une catastrophe
totalitaire, ou comme l'aveu d'un mal-être psychique, ni même comme le rejet
d'une exclusion sociale ou raciale autant de thèmes dans lesquels se plaît le
marketing éditorial. Non, ton étrangeté, ta dérangeante singularité qui
commande ta réécriture de la langue française nous revient comme celle d'une
enfance et d'une jeunesse perpétuelle. Quelle enfance ? Quelle jeunesse ?
L'enfance que tu nous fais lire et
rencontrer n'est pas — on s'en doute — la divine innocence de
l'Enfant Jésus ni la pureté naturelle de l'enfant rousseauiste. Plus proche de
Freud, l'enfant introduit dans tes livres la plénitude des sensations des
douleurs, plaisirs ou maladies saisis avec une clarté classique qui rejoint la
formule hallucinatoire et poétique, jusqu'aux saveurs bordelaises et aux
secrets de tes personnages esquissés comme des concepts sensibles — tels
les hommes et des femmes de ce Sud-Ouest français dans lequel Hölderlin a vu se
perpétuer le miracle grec. L'enfant Sollers serait-il un chercheur en
laboratoire qui préfigure l'avide curiosité de l'écrivain à pseudonyme : comme
Ulysse dont Homère nous dit qu'il est polutropos, l'homme aux mille tours, en latin sollers/sollertis — le rusé, l'habile, l'insaisissable ?
Quant à l'adolescent, il me permet de
mieux entendre les ados qui viennent me consulter. L'adolescent Sollers est un
croyant puisqu'il est en quête
d'idéal politique, amoureux, psychique, et puisqu'il croit dur comme fer que le
Paradis existe, il est forcément en guerre. L'adolescent Sollers est un croyant
révolté, il ne cesse de réinventer son paradis. Adam et Ève étaient des
adolescents, Dante et Béatrice aussi, nous sommes tous des adolescents quand
nous sommes amoureux.
Admirateur de Baudelaire et de Stendhal,
tu aurais pu dire comme l'auteur de La
Chartreuse de Parme « Oui, je reviens à toi, berceau de mon enfance », ou
comme celui des Fleurs du mal : « Le
génie n'est que l'enfance nettement formulée ». Mais tu ne le fais pas, parce
que tu n'y «reviens» pas à proprement parler («La littérature c'est l'enfance
retrouvée à volonté», encore Rimbaud et Bataille — mais pas toi). Tu n'as
pas non plus le chagrin voluptueux de Marcel Proust à la recherche du temps
perdu. Encore moins la « souffrance » de Bernanos qui « une fois sorti de
l'enfance », peine « très longtemps » pour retrouver « tout au bout de la nuit
une nouvelle aurore». Au contraire, tu traverses l'enfance sans la quitter
— comme le sage taoïste qui prétend être «le seul qui se nourrit de la
mère». Parce que tu déplaces ton enfance et ta jeunesse au moment présent, ici même
et aujourd'hui.
C'est ici et maintenant que tu les revis
par écrit. Comment ? Mais c'est évident, c'est même « la lettre volée » au sens
d'Edgar Poe le thème est si présent dans tes romans qu'on préfère le censurer,
qu'on ne pense pas à lui attribuer l'aisance avec laquelle se perpétuent
l'enfance et l'adolescence dans ta réécriture des identités, notamment
l'identité française. La «lettre volée», c'est ce lien à la fois intime et
rebelle que le narrateur de ton roman Femmes entretient avec les femmes et les mères. La perpétuelle curiosité qui t'anime
s'enracine dans ta curiosité à l'endroit de l'autre sexe, et c'est elle qui
irradie à l'infini sur l'Être et l'Histoire. Insatiable « point d'interrogation
posé à l'endroit du plus grand sérieux » (comme s'exprime Nietzsche). Il se
cristallise dans ton rire si sérieux qu'il paraît angoissé, à moins que ce ne
soit une révolte respectueuse, ou encore un respect incrédule. Et comme
personne ne se garde mieux qu'un être qui semble s'abandonner à tous, ton masque d'homme des médias — s'ajoutant à ce
rire — abrite la solitude invisible d'un cœur aussi absolu que joueur.