JLG/JLG, un cinéma de l’être-là
JLG/JLG est de tous les
films de Godard celui qui me paraît avoir le plus de rapports avec une question
essentielle : qu’appelle-t-on penser ? Cela m’a beaucoup surpris,
surtout quand on connaît la misère de plus en plus flagrante du cinéma par
rapport à l’art, à la peinture, par exemple, que Godard fait aussi revenir
(mais ça, c’est une chose connue) comme source du désir érotique. L’originalité
de JLG/JLG tient plutôt à son questionnement philosophique, à ce
qu’est-ce que penser posé à travers la représentation.
Tout commence par la présence de la mémoire, affirmée abruptement. Pour la
première fois, il y a une confidence autobiographique très marquée, à travers
cette photographie en noir et blanc qui sera visible de temps en temps, comme
le seront certaines lignes écrites sur la partition posée sur le piano, entre
autres une référence à Sein und Zeit, ce qui
n’est pas rien, surtout quand citer Heidegger vous vaut immédiatement une suspicion
de la part des contrôleurs idéologiques. Qu’est-ce que cette irruption
autobiographique chez Godard, voilà qui me paraît extrêmement intéressant...
Tout comme me semble passionnante l’utilisation qu’il fait de lui-même, du
sujet physique qu’il est. Je pense, notamment, à ce moment du film où un corps
affublé d’un chapeau fait un long détour autour d’un plan d’eau (n’est-ce pas
Hegel qui passe, à cet instant-là, sur la bande son ?). On se demande qui
est ce personnage au chapeau, si c’est Godard, et on le reconnaît en effet au
dernier moment. Puis il se tourne vers la gauche, vers les Alpes, en prononçant
les mots « Kingdom of France ! »,
et le film prend un tour shakespearien, devient une méditation sur l’exil et
sur ce pays qui est de l’autre côté mais qui n’est pas accessible. Je trouve
cela très émouvant...
Ce film est, pour moi, le chef-d’œuvre de Godard, et un
très grand film tout court. D’abord, parce que la bande son — et c’est vraiment
un vieux problème de Godard que de faire apparaître l’image divisée entre
l’écriture et le son — atteint là à une intensité maximale. Ce qui est
représenté comme graphie dans JLG/JLG est beaucoup plus aigu que
d’habitude. En s’approchant de l’écriture, Godard sent bien que le cinéma par
rapport à la peinture, à la littérature, à l’architecture, à ce qui se trace de
l’intérieur, est évidemment en défaut, mais qu’on peut essayer de montrer ce
manque, cette défection, cette hypothèse que reste le cinéma, raison
pour laquelle tout le monde veut le boucler de toutes parts, le réduire à son
statut de marchandise... Le film est bouleversant parce qu’il ose un diagnostic
sévère sur l’époque, en même temps qu’il conserve ma en somme. une réelle ténacité éthique. Ce que trace la main de Godard
dans le film est donc beaucoup plus réfléchi que d’habitude, ce qui va avec le
thème général du film qu’appelle-t-on penser ? Le cinéma ne pense
pas encore, pourra-t-il jamais penser d’ailleurs ?... il faudrait que l’homme se rende compte qu’il ne pense pas non plus, et ainsi de
suite. Le cinéma est là plutôt pour combler l’absence de pensée. Voir Debord...
Ce n’est pas pour rien que ce sont ces deux-là qui m’intéressent. Quand j’ai
relu les Œuvres cinématographiques complètes, avec ce passage à
l’autobiographie, la présence directe de l’auteur à différents âges, le choix
des musiques a contrario (Corrette, Couperin), et surtout l’acte
extraordinairement blasphématoire qui consiste à construire un film à partir
d’un discours théorique, je me suis dit : voilà c’est ça qui fait vaciller
l’illusion spectaculaire organisée, ça qui en tout cas m’intéresse au cinéma
auquel je m’intéresse peu par ailleurs... Dans cette écriture plus concentrée
qui est celle de Godard aujourd’hui, l’irruption, le bond massif de l’image
prend une force particulière. Il y a, dans JLG/JLG, des paysages qui
sont tout à fait surprenants. C’est, à la fois, rien et énorme parce que, tout
à coup, vous êtes dans cette tentative de rendre une présence sauvagement
singulière. Il faut suivre Heidegger lorsqu’il essaie de réécrire la
formulation de Parménide... Je crois que là, instinctivement ou parce que c’est
cela qu’il est en train de vivre comme remémoration problématique, pris entre
l’exil et la saisie, avec le cinéma qui est collé à l’œil (et comment
pourrait-il faire autrement que d’y être collé ?), Godard retrouve ce
questionnement. Il y a quelque chose qui rend l’extase des paysages plus
dramatiques, plus vides, que d’habitude. Il y aussi ce personnage bouleversant
d’aveugle. Qu’est-ce que penser le cinéma en aveugle ? Très bonne
question. Que la réponse passe par La Lettre sur les aveugles de Diderot
est logique. Il est étonnant que, sur le très long terme, les points de
rencontre entre nous soient devenus aussi fréquents, que les points de
méditation finissent par être pratiquement isomorphes.
JLG/JLG est un film dramatique,
posant à mon avis les questions essentielles de la fin du XXe siècle.
Fallait-il mettre le latin, au bord d’une route de neige, pour représenter la
langue perdue ? Peut-être... peut-être. Je suis frappé par le fait que
Debord ait aussi choisi un titre en latin, le palindrome In girum. Mais le latin empêche d’aller plus avant dans le
grec. Le latin endort le grec. La pensée s’est perdue dans le latin et depuis.
Donc : des encadrements de portes, des fenêtres à la Matisse, des
paysages, la pensée possible ou pas, l’exil, l’argent souverain, l’effondrement
de l’empire soviétique qui était sa meilleure garantie, le masque. Je crois que
cette accumulation est une des raisons pour lesquelles il y a un petit garçon
qui ressurgit à ce moment-là, de même que refont surface des voix sur la bande
son, provenant de films du passé (ce qu’a aussi fait Debord, en détournant par
exemple Les Enfants du paradis). C’est encore une fois très
dramatique : d’où vient l’enfant qui a entendu ces voix-là, où étaient ses
géniteurs ? Qu’est-ce que c’est que cette mémoire catastrophique du
cinéma ? Cent ans, dites-vous ?... Non pas un constat d’achèvement,
de bouclage, mais un retour sur le fait qu’on pourrait se servir du cinéma pour
essayer d’attirer l’attention sur la situation présente où la pensée est
absente. Ça me plaît. C’est probablement très synchrone avec la possibilité,
puisque les gens ont de plus en plus de mal à lire et à méditer par eux-mêmes,
d’envisager des passages didactiques (ce qu’il y a souvent chez Godard, ce ne
sont d’ailleurs pas forcément les moments les plus réussis de JLG/JLG,
même s’ils sont traités sur le mode de la comédie, à la Diderot), qui seraient
comme des séances de méditation utilisant le cinéma. De temps en temps, on
ferait rire les gens, avec quelques aventures ou quelques évolutions
acrobatiques, pour qu’ils croient qu’il s’agit toujours de spectacle, pendant
que le raisonnement suivrait son cours. Par exemple, dans JLG/JLG, sans
qu’automatiquement les gens identifient que cela passe par Hegel, Heidegger ou
Merleau-Ponty, on réfléchit sur la vision elle-même. Pour la première fois,
j’ai eu l’impression que ce travail de la pensée était montrable. J’ai fait
quelques tentatives dans ce sens : Méditerranée qui développait une
réflexion de l’image par rapport au son, ou le film sur Rodin (La Porte de
l’enfer), la sculpture permettant de dire des choses qui échapperont
éternellement à la projection plate sur écran. Il faut déshabituer les gens de
croire que la peinture est une image puisque ce n’est pas une image. Un tableau
prend l’apparence d’une image. La sculpture n’est évidemment pas la
photographie d’une sculpture. Un grand photographe, comme Steichen avec Rodin,
peut, éventuellement, se mettre dans des dispositions photographiques telles
que le côté intense du Balzac apparaisse comme une énigme qu’on verra
mieux par la photo qu’en passant devant, sans faire attention, au carrefour
Vavin. Pourquoi ne pas commencer ce travail de réversion du cinéma ? Je
crois que c’est ce que Godard essaye de faire là, c’est-à-dire reprendre la
philosophie et essayer d’aller à l’essence du visible. C’est d’ailleurs lui qui
dit le texte, et s’il change de voix, il y met un ton fondamental qui l’engage
très au-delà de ce qu’il a jamais fait.
Il y a, dans JLG/JLG,
l’effort de raisonnement émotif le plus vibrant que Godard ait jamais accompli
et une mise en ordre liée au fait que, de plus en plus, aucun raisonnement ne
sera compris. Ce qui disparaît est la capacité de s’exprimer logiquement, ce
qu’annonce Debord dans les Commentaires sur la Société du spectacle . Mais enfin, dans le danger
extrême quelque chose d’autre, comme un salut, croît. Godard occupe la position
de quelqu’un qui est à la frontière (encore une fois, kingdom of France ! ) et, en même temps, se sent une grande responsabilité. Le cinéma est un moyen
par lequel on peur faire apparaître l’essentiel qui
est toujours le verbe. Le cinéma qui ne part pas du son me paraît inutile. Quel
son ? quel discours ? il y en a de tous ordres, la plupart
parfaitement à côté de la plaque, faux films, ersatz de poésie. En revanche, je
crois que Godard est vraiment animé d’une intention, d’une pulsion poétique.
C’est le plus grand poète du cinéma. Je ne vois pas de raison de ne pas
rassembler dans le mot poésie tout ce qui peut se montrer, se danser,
s’architecturer, se peindre, se photographier, se modeler... Donner au cinéma
une puissance conceptuelle me paraît, non seulement fondamental, mais aussi très
courageux puisque la marchandise passe désormais en priorité par là. Godard n’a
pas cessé d’essayer de montrer que le rapport de l’image et du son était d’un
relativisme complet. On peut enregistrer la même image avec des sons différents
ou sans sons du tout, et ce ne sera pas, mais pas du tout, la même image. C’est
une fonction de doute critique que peut amener le cinéma, plutôt que sa
fonction actuelle de recouvrement sociologique. Il s’agit ici d’un acte
d’agression, mais détaché, serein, la même agressivité qu’auparavant mais plus
profonde... Chez Godard, je ne m’ennuie pas, tandis que, chez la majorité des
cinéastes, on peut anticiper le discours, il est donné dès les premiers mots,
dès les premières voix, le fait d’introduire tel ou tel détail dans l’histoire
ne modifiera rien, il s’agit en fait de psychologisme. Il faudrait sentir tout
de suite qu’il y a un risque, que ce qui suit n’est pas forcément appelé par ce
qui vient d’avoir lieu. Chez Godard, vous n’avez jamais le film a priori... A
l’inverse, le vacarme continu que fait généralement le cinéma, dans sa volonté
de ne pas penser me fait fuir.
Quand la mémoire surgit d’une façon
non pas, comme dirait Proust, involontaire, mais avec un coefficient dramatique
particulier, on obtient aussitôt un effet spécial, qui peut évoquer
Chateaubriand, le grand ton des Mémoires, le grand style. Le grand
style, même s’il n’est pas révolutionnaire, est toujours porté à évoquer
quelque chose de révolutionnaire. Une forme qui aura été et qui persiste à être
révolutionnaire n’est pas fréquente, partout au cinéma. Vous pouvez avoir la
même émotion en regardant un tableau de Courbet, parce que vous ne pouvez pas
le dissocier de quelque chose qui reste là comme un moment historique et qui
met la mémoire à son niveau de durée réelle, du fait de l’implication totale du
sujet. Du coup, cela devient de l’histoire pas comme on croit, de l’historial comme dirait Heidegger plus que de l’historique historiciste. Voilà un film historial ... La mémoire avec sa force brute d’irruption, sans explication,
est sensible dès le début. C’est la même chose, dès lors, de montrer une porte,
un paysage, un piano, une photo, ce que vous voudrez. Il est merveilleux que
Godard, à mesure qu’il avance dans la liberté, dans sa causalité de liberté
intérieure, puisse se servir de n’importe quoi. Proust le dit : à partir
d’un certain moment, tout ce qui tombe sous la main d’un grand artiste fait
l’affaire. Je crois que Godard en est là par rapport au cinéma, dans une
liberté personnelle. Il faudrait se demander ce que ça veut dire d’être dans
cet état-là, encore vivant, bien que mort, ayant bien réussi sa mort comme
disait Mallarmé dans sa fameuse lettre à Cazalis : « Je suis
maintenant impersonnel, et non plus Stéphane que tu as connu — mais une
aptitude qu’a l’univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce
qui fut moi... ». Comme par hasard, Hegel passait aussi par-là, de
même au pied des Alpes chez Godard... Godard a eu souvent tendance à prendre un
peu trop n’importe quoi, c’était prématuré. Maintenant il peut le faire, et du
coup ce n’est pas du tout n’importe quoi, ce n’est pas : on ouvre un
livre, une fille passe, on en ouvre un autre ; non, ce sont visiblement
ces passages-là, ces citations-là dont il avait besoin. Il est en état
paradoxal de maîtriser complètement sa technique et sa possibilité de lecture,
ou d’écriture, ou d’écoute, ou de vision, et en même temps détaché. Ça me
paraît une des aventures qui restera comme une des plus importantes du
cinéma...
C’est un film sur l’ être-là , c’est très concret. Il y a un
côté très historique, proche des événements du monde contemporain. Il y a
aussi, de façon extraordinairement picturale, le surgissement de l’objet avant
toute définition. Une porte est plus qu’une porte. Une photo est toute la vie
de la personne, mais comment se fait-il que simplement par des sons, par l’art
du montage, on ait l’impression de connaître quelque chose sur la vie qu’a eue
ce petit garçon ? Le roman familial est absolument vidé, mais il y a toute
une époque qui surgit dans très peu de choses. Il n’y a aucun effort, ça laisse
être, vous pouvez sentir le paysage à travers l’image qui vous est donnée du
paysage, ce n’est pas rien, c’est très rare, cela arrive parfois dans certains
films japonais que vous vous disiez : « tiens cette haie est une
vraie haie, et pas une haie en train d’être filmée ». La plupart des films
sont déjà filmés avant le filmage effectif. Jamais chez Godard, et dans JLG/JLG encore moins qu’ailleurs... Ce qui apparaît n’a jamais été vu, sauf si vous
avez eu, aussi, une brusque sensation énigmatique en regardant une porte ou un
lac sous le vent violent. Cela renvoie directement à votre expérience
personnelle d’un certain être-là. Il ne s’agit pas seulement de voir mais
d’être là au moment où il n’est pas évident que les choses puissent être vues.
Vous imaginez ça ? Je ne filme que lorsque je suis violemment ému sans
savoir pourquoi. C’est le pari de Godard, il me semble. On dira « Godard
1995 » comme on dit « Cézanne 1895 ». Le reste, bonsoir.
Philippe Sollers
Propos recueillis par Stéphane
Bouquet et Thierry Jousse.
Cahiers du Cinéma n° 489, mars 1995.
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