Sollers résiste
par Nelly Kaprièlian
Les Inrockuptibles 22.01.2014
Plus qu’une énième "guerre du goût",
Philippe Sollers offre avec Médium un manifeste
contre la médiocrité du monde.
"Le goût est la qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités.
C'est le nec plus ultra de
l'intelligence. Ce n'est que par lui seul que le génie est la santé suprême et
l'équilibre de toutes les facultés », écrit Sollers citant Isidore
Ducasse, comte de Lautréamont, très présent dans son nouveau roman, aux côtés
de Saint-Simon et d'un Nabokov pour son rire sombre et les prénoms de ses
héroïnes (Loretta dite "Lo", Ada la masseuse sensuelle...). Avec Médium, Sollers revient livrer la
chronique de son goût - cette émanation d'une singularité, d'une sensibilité hors
des clergés bien-pensants comme mal-pensants, bref, un supplément d'âme,
restitué par ce "médium" qu'est forcément l'écrivain, le vrai.
En vrai médium, donc, Sollers
convoque ses morts de cœur et d'esprit parce qu'ils sont plus vivants que les
vivants, ces fous dont la folie doit être contrecarrée par un manuel de "contre-folie", que voici -
clandestinité, plusieurs vies en une seule, Venise et le soleil, la lecture
toute la nuit. "Time is money, la folie gronde. La contre-folie, elle,
prend son temps. Pourquoi ? Pour rien." Et plus tôt : "La folie déteste l’oisiveté, la paresse, les
fêtes qui ne sont pas de grands rassemblements de bruit. Elle adore les
slogans, les tambours, les revendications, les longs défilés, les vacances
encombrées, les cris, les embouteillages."
De livre en livre, Sollers a
toujours mené une "guerre du goût", sauf qu’ici il n’est plus
question de guerre mais de résistance, dans un temps où la guerre a déjà été
perdue, pour laisser place à l'occupation. Mauvais goût, vulgarité, grégarisme,
communautarisme, idées reçues, inculture, argent-roi occupent notre époque avec
triomphe. L'écrivain entend montrer la voie : la clandestinité, la littérature,
la pensée et la sensualité (donc le temps) comme seules échappatoires pour ceux
qui veulent résister, ne pas se laisser empailler par les mots d'ordre d'une
époque réactionnaire.
Comme le roman lui-même s'écrit en
fragments contre le conformisme littéraire ambiant, dans un temps d'après les
avant-gardes (dont Sollers fut, avec Tel
Quel) où nombre de romans mettent encore en scène une "marquise qui sortit à 5 heures",
avec un début, un milieu et une fin. Il y a une colère qui tend de part et
d'autre ce roman anarchique (c'est un compliment), presque un dégoût. Un rire,
aussi, parfois (trop?) méprisant. Mais une douceur, une poésie, qui affleurent
sans cesse. Bref, l'essentiel : un plaidoyer pour la délicatesse.
Nelly Kaprièlian
Les Inrockuptibles 22.01.2014
Sollers, le contre-fou allume les fous
Par Mathieu Lindon
LIBÉRATION DU 23 JANVIER 2014
« Eh bien, la magie continue.» La première phrase de Médium, le nouveau roman de Philippe
Sollers, semble d'abord concerner un « petit
restaurant avec terrasse » de Venise mais nul doute qu'elle concerne aussi
la vie en général, à défaut d'un rapport joyeux de l'auteur à la modernité
d'aujourd'hui. Philippe Sollers a surgi dans le monde littéraire en 1958 avec Une curieuse solitude, auteur on ne peut
plus moderne puisqu'il n'avait pas encore 22 ans, encensé par Louis Aragon et
François Mauriac. À partir de Drame (1961) et avec l'aventure Tel Quel au
Seuil, il devient un représentant de l'avant-garde. L'épisode suivant, avec L'Infini chez Gallimard, le montre en
portraitiste de son époque avec Femmes (1983) et Portrait du Joueur (1985).
Il est également ce personnage médiatique aussi présent dans la presse écrite
qu'à la télévision.
Médium analyse le temps d'après. Il y est beaucoup question de
folie et de « contre-folie » dont le
narrateur veut rédiger un manuel. « Vous
êtes fou, c'est entendu, mais vous n'avez aucune raison de préférer la folie
des autres à la vôtre. » Celle
des autres, « elle est lourde »,
contrairement à la sienne que le narrateur a « la folie (c'est le mot) de trouver enchantée, légère ». Ce « manuel de contre-folie » ressemble à un manuel
de contre-modernité, et pas seulement parce que le « professore », ainsi que ses
amantes de Venise appellent le narrateur, écrit encore à l'encre. C'est à propos
des interviews qu'il faut réécrire, pour cause de nullité des journalistes, que
se manifeste explicitement cette modernité marginale. « Pourtant, vous faites confiance aux appareils, micros, caméras, vous
connaissez la technique. Ce sont les humains qui dérèglent tout, pas la
technique. Les humains sont rarement dignes de leurs appareils, ils deviennent
des prothèses plus ou moins infirmes par rapport à eux. Trait d'époque. » Internet
n'a pas été créé pour que Voltaire s'y trouve résumé à « misogyne, homophobe et antisémite ».
Venise, c'est la belle vie,
surtout avec « le produit » (aucune
précision supplémentaire sur cette drogue) pas toujours bien dosé. « Il y a une magie médiumnique de Venise »,
une présence si soudaine et particulière. Des femmes s'y font payer mais leur « gratuité saute aux yeux » par rapport
aux Françaises. Comme il y a des remarques sur « les journalistes », il y en a beaucoup sur « les femmes » dans Médium.
« Écrivains, intellectuels, professeurs » : c'est le titre d'un texte de Roland Barthes, paru dans Tel Quel ; ce sont ici trois corporations qui reçoivent leur
paquet. « La folie des enseignants et des
enseignantes vous a renseigné, dès votre plus jeune âge, sur le sadisme et la
volonté de puissance qui habitent ces corps désertés.» « Les "intellectuels" forment un
grand parti où la concurrence fait rage. […] Les vedettes se succèdent tous les
trois ans, leur bon sens est en général frappant d'évidence. » « Ils nous gonflent, les écrivains, avec leurs
problèmes d'écriture. Ce sont, tous et toutes, des
petits-bourgeois confinés dans leurs cagibis psycho-sexuels, vous les sortez de
là, vous les transportez ici, ils sont éblouis, ils ne voient plus rien, ils
titubent. » Venise n'est pas pour eux. Quant aux écrivains qui traversent
les siècles, le narrateur s'en fait le médium, ici, en particulier « le duc de Saint-Simon, 7000 pages, 7854
personnages ». « Par rapport à lui,
n'importe quel écrivain titube, tâtonne, continue ses foirades de façon butée,
se rue au pilon, au gommage, au néant maussade.» Et de citer des flopées de
phrases du duc qui en disent long sur aujourd'hui.
« Pour l'instant, vous évitez d'être traité de phobe.
» Il est vrai que la loi réprime désormais l'homophobie. « Vous ne vous sentez pas phobe, ce qui voudrait dire effrayé par des comportements intimes autres que les vôtres. » La stratégie de
l'auteur, elle est exprimée par l'épigraphe de Pascal : « Qui aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal
contraire, aurait trouvé le point. C'est le mouvement perpétuel. » Mais se
moquer, est-ce se réjouir ? La légèreté est un objectif permanent de Philippe
Sollers. « On se demande comment Saint-Simon
a fait pour ne pas se suicider dix fois. » L'ignorance est un ennemi,
surtout quand elle est fière d'elle-même. Le narrateur est décrit comme un
résistant, mais dans une résistance légère, pas moins catégorique pour autant.
Cela a à voir avec les enfants, « dont la
contre-folie est évidente ». « Ces
emmerdeurs-nés enfantins sont coriaces. Vous êtes comme eux, mais, vous, vous
allez le rester contre vents et marées. Ils grandissent, vous rapetissez, ça y
est, vous êtes maintenant un atome invisible. Pas besoin de dissimuler, vous
êtes caché. » À la dernière page, à l'occasion d'un baptême, le narrateur
croira « entendre Ducasse » dans ce
qui ne serait pas la phrase la plus agressive du comte de Lautréamont : « Je ne connais pas d'autre grâce que celle
d'être né. Un esprit impartial la trouve complète. » Philippe Sollers,
cependant, aspire plus à la grâce quotidienne qu'à l'impartialité.
Mathieu Lindon
LIBÉRATION DU 23 JANVIER 2014
La révolution selon et avec Philippe Sollers
Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy
Le Point du
9 janvier 2014
Depuis le temps que je lis Philippe Sollers, je vois se succéder, dans son oeuvre, quatre grandes « périodes » .
Les romans de jeunesse : curieuse solitude, apprentissage mêlé du désir et de la langue,
art du roman déjà conçu comme art du secret et de la coulisse.
Son époque dite avant-gardiste : longs romans non ponctués, les pages comme une lave, le monde comme un déferlement d’images et de mots inutiles, de
la prosodie avant toute chose, des performances avant la lettre.
L’époque Femmes et son prétendu retour au récit traditionnel quand ce qui s’y joue s’apparente à la naissance, sur fond de « guerre du goût », d’une des pensées les plus construites, les
plus systématiquement élaborées qui soient.
Une longue, très longue, période qui va, en gros, de
Studio à L’Éclaircie – normal, il fallait bien ce temps, tout ce temps,
pour mener, sur ces bases, en s’adossant à la
double histoire d’une métaphysique revisitée et d’une littérature réappropriée, la
guerre de longue durée de l’Infini contre le Nihilisme.
Eh bien, j’ai le sentiment qu’avec le texte qu’il publie aujourd’hui, avec ce vingt-cinquième roman qui s’intitule Médium et qui est l’un des plus enlevés, et des
plus allègres, de ce mozartien des lettres qu’il est aussi, s’ouvre une cinquième période dont on verra bien ce qu’elle donnera mais qui s’annonce déjà comme la plus
combative, la plus offensive et, au fond, la plus politique de l’auteur de Guerres secrètes.
Plus que jamais, la voix contre la langue.
Plus que jamais, le romancier contre les momies.
Plus que jamais le goût du secret, de la clandestinité, de la double vie, comme propédeutiques de la liberté.
Mais, aussi, la résistance organisée, méthodique, à l’esprit d’un temps où tous les hommes sont remplaçables.
Le refus, chez ce Girondin définitif, d’une religion nationale dont les roulements de tambour se font ces jours-ci assourdissants.
Cette autre religion, celle de « la
vie », dont il énonce l’envers morbide et criminel : ventes d’organes ; cellules souches mises en
culture et laissant, pour de bon, le mort s’emparer du vif ; « procréation médicalement assistée » qui peut se lire « parfaite mort assistée » ; non
plus l’école des cadavres, mais leur trafic, leur recyclage monstrueux, leur usinage radieux.
L’identification d’une « folie » à laquelle, dans un retournement qui n’est pas sans rappeler celui d’un certain
Antonin Artaud établissant que, s’il n’y avait pas eu de médecins, il n’y aurait pas de malades, il oppose une « contre-folie » paradoxale,
mélange de grande sagesse et de fantaisie, de lenteur bien tempérée et d’affolement calculé des humeurs et des affects, de petits gestes simples (laisser passer trois bus sans les prendre,
lire des classiques chinois cinq heures par jour) et d’écart fondamental (le refus, sans appel, de la
collaboration communautaire et de ses camisoles sociales).
Des exercices de mémoire pour temps d’amnésie ou, ce qui revient au même, banques de données aidant, d’hypermnésie généralisée.
Un stylo à pompe, ou une encre rapportée d’Italie, qui, à l’âge du « traitement de texte », suffisent à recréer la «
circulation sanguine » des phrases.
Le réapprentissage du
temps, le vrai, celui où les minutes durent parfois des heures, où les heures paraissent tour à tour trop denses ou trop poudreuses, passant en rafales ou, au contraire, s’éternisant,
et où le narrateur, c’est-à-dire aussi bien vous, ou moi, a tous les âges à la fois.
Et puis – substances aidant : Sollers ne nous dira pas lesquelles, mais j’ai mon idée sur la question… – un affolement des perceptions ;
le corps qui s’allège comme celui des cosmonautes ; le paysage qui gagne en précision ; l’espace soudain sans limites ; et la beauté d’une femme aimée qui semble, tout à coup, « une apparition de l’au-delà ».
Rimbaud appelait cela le dérèglement raisonné de tous les sens.
Ou Lautréamont la réinvention de la Poésie comme alternative à la fatale bassesse de l’homme, cette « bête
fauve ».
Sollers en est là.
C’est-à-dire qu’il est évidemment très en avance sur tous les clergés philosophiques qui n’ont fait que régresser, pense-t-il, par rapport à cette deuxième révolution française fomentée, en pleine Commune de Paris, par une paire de « voyants », ou de « veilleurs », dont il reprend le fil.
Quand,
en écho à la mort de Lautréamont dont le corps, enveloppé dans son linceul de mots et aussi, nous apprend-il, dans ceux de l’étrange absoute dite par un abbé Sabattier massacré quelques jours plus tard par les
communards, ne fut jamais retrouvé, il imagine son propre cadavre jeté dans le Grand Canal par un mari jaloux mais remontant, lui, un beau matin, recouvert d’une carapace portant les signes d’une écriture indéchiffrable, puis quand il s’amuse, ensuite, des « experts » requis par la direction des musées de Venise pour se pencher sur le mystère de ce nouveau linéaire B et s’exclamant « du chinois ? non, du français ! », il donne la clé du programme.
Reste à le réaliser, bien sûr : mais un jeune Sollers est là – dont ce sont les débuts et qui, avec une insolence devenue bien rare, annonce la couleur des combats à venir.
Bernard-Henri Lévy
Le Point du 9 janvier 2014
Sollers, le survivant
Par Jérôme Leroy
CAUSEUR n°10
| février 2014
Vous n'aimez
pas Philippe Sollers ? Cela arrive. Vous ne seriez pas les premiers. De grands
esprits, avant vous, ont été ses ennemis féroces, souvent après des amitiés
orageuses : Dominique de Roux, Jean-Edern Hallier et
Philippe Muray pour ne citer que ceux qui furent ses
exacts contemporains, ses pairs. Mais c'était une autre époque, une époque de
géants. Les détections avaient du style. Lisez plutôt. De Roux ? « Parce qu’il
exerce une autorité religieuse sur ses milices, Sollers qui a de la morgue
s'enfonce applaudi dans le dérisoire et les entrechats comme le général Bokassa
dans ses peines d'amour. » Jean-Edern ? « Nos
conflits intellectuels étaient d'autant plus violents qu'ils n'étaient que les
déguisements de nos ambitions nues - cette avidité insatiable, dont tout nous
servait de prétexte. » Muray ? « Ce que veut Sollers,
je le comprends enfin, je le savais depuis toujours, ce n'est pas être un grand
écrivain, ça ne lui suffit pas. Ce qu'il veut, c'est être le dernier écrivain.
»
Et pourtant,
une fois qu'on a laissé faire le temps, on s'aperçoit que ces quatre écrivains
nous sont aussi indispensables les uns que les autres. Au fond, ils disent la
même chose, ou presque. Tous sont un peu, beaucoup, à la folie, réactionnaires.
Tous ont compris que notre époque était détestable parce qu'elle déteste de
plus en plus la littérature, la solitude, l'intimité, le secret, l'écart, les
paysages choisis, les rencontres amoureuses, bref qu'elle est, cette époque,
d'une incroyable lourdeur, pour
reprendre les termes de Céline, leur grande admiration commune.
On peut
désormais, dans nos bibliothèques, laisser le vivant côtoyer les morts sans
crainte de vexer les fantômes des derniers. Sollers, qui aime autant la
théologie que les bains de mer dans l'Atlantique, s'amuse peut-être que ces écrivains, qui ont en commun d'avoir joyeusement péché contre
l'espérance, ne connaissent ni l'enfer ni même le purgatoire, mais se
retrouvent tous au paradis de la postérité. Ce qui prouve que l'histoire
littéraire tient aussi de la divine comédie.
Seulement
voilà : Sollers, lui, vit encore. Ce n'est pas évident de survivre à ses
ennemis, pour un écrivain. Les morts, on peut les relire sereinement alors
qu'on ne fait que lire les vivants. Et puis Sollers n'a pas peu contribué à
faire disparaître l'écrivain derrière le mondain, le lettré derrière
l'intrigant, le subversif derrière le puissant : jamais à l'abri du livre de
trop, de la répétition stérile, de l'autopastiche exténué, du dérapage sur les
plateaux télé, des querelles de chapelles, des intrigues d'arrière-cuisine
éditoriale, des engagements politiques absurdes ou ridicules entre Mao et
Balladur.
Et, de fait,
c'est sur Sollers, aujourd'hui, que se commet un petit livre acide, drôle et
insolent comme le Tyrannicide de
Giulio Minghini. Dans Tyrannicide, Minghini - excusez du peu - décide
de faire assassiner Sollers par un écrivain frustré qui envoie une longue
lettre haineuse à celui qui refuse obstinément de l'éditer. L'écrivain en
question, professeur névrosé qui vit seul avec sa mère, n'admet pas que Sollers
ait ignoré son roman indéfiniment remanié. Tyrannicide est délicieusement ambigu. En effet, la folie de son narrateur, sa mégalomanie,
ses lectures mal digérées discréditent a priori ses propos sur Sollers, et
pourtant on ne peut s'empêcher de rire devant la cruauté du trait, voire de lui
trouver parfois une certaine pertinence. « Mandarin égocentrique », « faux
agitateur des lettres françaises », « subversif en pantoufles » sont parmi les
qualificatifs les plus doux de Tyrannicide qui, au passage, taille aussi au hachoir les penseurs structuralistes qui
firent longtemps le miel de Sollers : « Michel Foucault, l’historien pédéraste
de la folie, Derrida, l'onaniste syllabique, ainsi que Lacan, bien entendu, le
plus abscons et prétentieux des oracles modernes. » À la lecture de cette
lettre psychotique, on se dit que seul un grand écrivain, paradoxalement, peut
exercer cette fascination négative et s'offrir le luxe d'une haine de cette
qualité-là.
On ne sait
pas si, par ailleurs, Giulio Minghini lira le dernier
roman de Sollers, Médium, mais il
devrait. Médium est une réussite insolente après les deux ou trois derniers
romans où l'on sentait comme un essoufflement, sinon plus. Peut-être parce que
Sollers s'est enfin complètement libéré du souci, certes de plus en plus vague
chez lui au cours des années, de raconter une histoire. D'une certaine manière,
mais une manière soyeuse, lumineuse, sensuelle, il renoue avec ses expériences
formelles des années 1970, période H ou Lois, et transforme le roman en
une suite de variations, ce qui ne surprendra pas chez un homme qui aura passé
une bonne partie de sa vie à écouter Bach.
On est, dans Médium, à Venise ou à Versailles. On est
dans l'hier de l'enfance ou l'aujourd'hui de la vieillesse qui vient. On vit
dans un quartier excentré, on a ses habitudes avec une masseuse complaisante et
une Lolita de trattoria. On chante le bonheur d'être au monde et d'avoir, comme
le conseille Spinoza, su rendre « son corps apte au plus grand nombre d'actions
afin d avoir un esprit dont la plus grande partie est éternelle ». Il est
beaucoup question de clefs, dans Médium,
parce que Sollers cherche et trouve celle du Temps en relisant Saint-Simon,
Proust, Voltaire, les poètes chinois.
Oui, on
comprend que cela puisse agacer, cette extraordinaire aptitude au plaisir, au
pas de côté, au rire, à la virtuosité poétique. Variation, oui, mais
illumination aussi, comme chez Rimbaud, cet autre génie tutélaire sollersien. Intelligence de l'éternité, qui est la mer qui
s'en va avec le soleil, intelligence du placement comme se place un sniper du
sens : « À cet instant, j'ai trente ans, je suis à Venise, cet angle du soleil
en sait long sur moi. »
Et aptitude,
toujours, malgré tout, malgré les cabales et complots de la République des
lettres, à la critique du monde tel qu'il ne va pas. L'ennemi de cette joie qui
demeure en lui, dans Médium, Sollers
l'appelle la folie. Elle est généralisée, protéiforme, totalitaire : « La folie
déteste l'oisiveté, la paresse, les fêtes qui ne sont pas de grands
rassemblements de bruit. » Il faut donc d'urgence écrire un manuel de «
contre-folie » avec des exercices pratiques que le lecteur découvrira et
appliquera s'il le souhaite.
Notre préféré
? « Se laisser enfermer le soir, une fois par an, dans la basilique San Marco,
à Venise. Dormir dans un coin, en attendant un tout autre matin. »
Jérôme Leroy
CAUSEUR n°10 | février 2014
Philippe Sollers - Entrée Libre, France 5, 8 janvier 2014
La fête à Venise
Par Anthony Palou
Le Figaro du
20 février 2014
À la lettre C de son merveilleux Dictionnaire amoureux de Venise,
Philippe Sollers, entre Canaletto et Carpaccio n’épargne pas le carnaval : « Rien n’est plus faux, parodique et
grimaçant que le carnaval moderne de Venise. C’est un truc d’écran pour
couturiers et sponsors divers. Du bruit, de la laideur, de l’outrance, des
masques, des contorsions pour la caméra, aucun érotisme, bien entendu. »
Sollers le raffiné aime Venise, « pas
sa caricature », ces concours du plus beau costume place Saint-Marc,
ses bals à la noix. Au XVIIIe siècle, il aurait sûrement participé,
incognito, au carnaval, avec l’accueillant Casanova. Alors, amoureux de Venise,
passez votre chemin en cette fin février ou refugiez-vous dans une église,
pourquoi pas, les Gesuati sur les Zattere,
San Trovaso la discrète ou Santa Maria Gloriosa dei Frari pour y déposer
une rose sur la tombe de Monteverdi. Sur France Culture, Jean Lebrun n’a pas
invité Philippe Sollers, mais Gilles Bertrand, professeur d’histoire moderne à
l’université de Grenoble. C’est un connaisseur du masque. Il en a fait une
thèse de doctorat. Ils causèrent donc carnaval, cette « tradition
millénaire », qui bat son plein jusqu’à Mardi-Gras, le 4 mars prochain. Le
carnaval est une façade fastueuse de la Sérénissime abolie par Napoléon, un
rituel civique. Le masque, à Venise, est une forme d’uniforme. Les riches se
reniflent les uns les autres sans se reconnaître et le peuple se fond dans la
foule. Gilles Bertrand nous rappelle que Venise, au XVIIIe, était un
cul-de-sac, en plein déclin, une ville au stade terminal et son carnaval
cachait sa décadence. La fête est toujours bonne fille, vulgaire théâtre.
Allez, un dernier mot de Sollers et tenons-le nous pour dit : « Savoir être seul est la vraie aventure
d’aujourd’hui ».
Anthony Palou
Le Figaro du
20 février 2014
Philippe Sollers sur France Inter, Le 7/9
Philippe Sollers Médium
Par Éric Naulleau
Paris Match du 15 février 2014
Réfugié dans la Sérénissime, l’écrivain fustige
l’inanité de notre époque. Réjouissant.
L’écrivain est aussi personnage de fiction : il
apparaît notamment dans « Les particules élémentaires » de Michel
Houellebecq, et « Opération Shylock », de Philip Roth.
Tout vient à
point à qui sait attendre - même un bon livre de Sollers, omet de préciser le
dicton. Raison de plus pour saluer l'événement. Nous sommes donc à Venise où
l'écrivain se fait donner du « professore », tout
comme son collègue Gustav von Aschenbach dans une célèbre nouvelle de Thomas Mann. Et de la mort à Venise, précisément,
flotte parfois entre ces pages la tentation : « Après tout, pourquoi ne pas
disparaître ici, tranquillement, dans l'ombre? J'ai ce qu'il faut comme
produit, crise cardiaque, petite buée dans les médias, et basta. » En
attendant, notre Italien d'adoption déguste des pâtes à la carbonara,
se fait masser par la vigoureuse Ada, relit Saint-Simon tel un commentaire sur
notre époque d'une encre souvent plus fraîche que les éditoriaux du jour. Éprouve
aussi la cruelle métamorphose où, l'âge venant, un homme cesse d’être dans
l'œil des femmes un objet de désir pour se changer en vague sujet de curiosité.
Se défonce à on ne sait quelle substance dont il exagère parfois la dose -
effets secondaires garantis : « Drôle de truc, d'avoir un cerveau cosmique, et
de ne plus savoir qui l’on est. » Tentant. Calfeutré dans son petit appartement
vénitien, Sollers a d'évidence « cessé de se désirer ailleurs », pour citer
André Breton, déniché l'encoignure du monde d'où tenir à distance tant la vaine
agitation du siècle que l'incessant clapotis médiatique. Le monde coule,
l'auteur de « Femmes » s’en éloigne sur un canot de sauvetage en forme de
gondole. Et souque ferme. Mais abandonne derrière lui un « Manuel de
contre-folie », un bréviaire d’urgence où ses contemporains trouveront le
remède à bien des maux chroniques : l'art moderne, les nouveaux philosophes,
les journalistes, le trafic d'organes ou le nouvel ordre sexuel. Liste hélas
non exhaustive... encore un effort, professore!
Éric Naulleau
Paris Match du 15 février 2014
Week-end / ce que j’ai appris
Philippe Sollers
Le Parisien Magazine du 14 février 2014
Propos recueillis par Lucas Bretonnier
Photo au smartphone de Philippe Sollers, le 3 février, dans son
bureau chez Gallimard, à Paris.
Saint-Simon
(1675-1755) est le plus grand écrivain français. Tous les autres, y compris
Proust, s'en sont inspirés. Il maîtrise comme personne l'art du portrait :
rapide, incisif. Sa description de la cour de Versailles au temps de Louis XIV
est magnifique. Il y a au moins deux points communs entre la Chine et l'Italie :
les pâtes - nouilles chinoises, spaghettis italiens -, et Marco Polo! Ce
marchand vénitien qui se rendit en Chine au XIIIe siècle a donné son nom à
l'aéroport de Venise.
Je n'aime pas
le filtre des cigarettes. Je fume des Camel sans filtre depuis l'âge de 12 ans.
Le chameau et les pyramides de ces paquets importés des États-Unis me
séduisaient. Aujourd'hui, je les fume avec un porte-cigarette, toujours sans
filtre. Le tabac nuit à la santé et à la fertilité... Ça m'encourage!
L'ironie est
plus efficace que l'indignation. Je partage par exemple certaines idées avec
Alain Finkielkraut. Mais lui se met en colère sur les plateaux de télévision
pour les défendre quand moi, je préfère en rire, distiller de petites phrases
drôles. Ça fonctionne mieux.
Vent de
sud-ouest et grandes marées sont synonymes de danger. Je garde en mémoire les
inondations meurtrières de l'île de Ré (en 1999 et 2010, NDLR), où j'habite une
partie de l'année. Les maisons épargnées étaient les plus anciennes. L'eau est
arrivée au seuil de ma porte.
En cas de
déprime, apprenez des poèmes par cœur! Ou lisez la correspondance de Voltaire
chaque matin. Ce serait la prescription du docteur Sollers.
J'adore
marcher pieds nus à Venise, lors des périodes d'acqua alta(hautes eaux). On relève son
pantalon, on ôte ses souliers, c'est plus agréable que de chausser des bottes !
Les écrivains
ont beaucoup écrit sur la drogue : l'opium, dans Les Paradis artificiels de Baudelaire (1821-1867), la mescaline,
dans L'Infini turbulent d'Henri
Michaux (1899-1984). Moi-même, j'ai écrit H,
en 1973 (rire)...
En reportage,
les journalistes télé font leurs directs côte à côte. C'est au Petit Journal de Canal+ que j'ai vu ça.
C'est très drôle : France 2, BFMTV, i-Télé sont tous plantés à quelques mètres
les uns des autres, mais à l'écran, on ne le voit pas. On les croit seuls sur
le terrain.
Il y a des
Chinois sur l'île de Ré. Un jour que j'ouvrais ma fenêtre près des marais
salants, je me suis frotté les yeux. Ils étaient en train d'apprendre le métier
de saunier (ouvrier travaillant à l'extraction du sel, NDLR).
Internet tue
la mémoire. Ma compagne est psychanalyste. Ses patients se plaignent de ne plus
arriver à se souvenir d'un paragraphe qu'ils viennent de lire. Sur le Web on ne
lit pas, on communique.
PHILIPPE SOLLERS
Propos recueillis par Lucas Bretonnier
VISIONS
DROLATIQUES
Philippe
Sollers publie Médium. Dans ce roman,
l'écrivain évoque Venise, l'amour et Internet. Il croque son époque avec
poésie, décrit avec drôlerie les prouesses d'une masseuse italienne, ose des
digressions historiques savantes, voire érudites. Paris et Venise, passé et
présent, fiction et réalité... Médium nous promène d'un monde à l'autre.
Le Parisien Magazine du 14 février 2014
Médium de Sollers : la résistance allègre
Par Christine Bini
La Règle du jeu, 7 janvier 2014
« Eh bien, la magie continue ». Ainsi commence le
Médium de Philippe Sollers, que Gallimard nous propose sous l’appellation «
roman ». Oui, un roman, avec une dramaturgie et quelques péripéties, un avant
et un après, des personnages et des décors, un narrateur et un point de vue.
Prenons Médium comme un roman. Comme le roman de
Loretta, la « vive jeune fille qui aide son grand-père veuf à ranger les
chaises et les tables » du restaurant La Riviera, à
Venise. À La Riviera, on donne au narrateur du
professore, ils sont comme ça les Italiens, ironiquement révérencieux mais
sincères dans la déférence. Professore, dottore, le titre dont on vous affuble est une vérité cachée sous le masque. Après tout, nous
sommes à Venise. Sous le masque du professore se cache le
narrateur qui dévoile l’écrivain.
Cet écrivain-là rédige à l’encre bleue et à la plume d’or. Dans l’appartement qu’il loue à Venise
dans un quartier que les touristes ne hantent pas, et qu’il rejoint en fin de
semaine après avoir fait ses devoirs parisiens, il écrit la nuit, dort tout
l’après-midi, se fait masser par Ada. Ada, la quarantaine flamboyante, nue sous sa jupe les jours de plaisir donné, murmurant des « je
t’aime » au client écrivain, le parsemant de baisers pointus après avoir malaxé
plantes de pieds et colonne vertébrale. Ada l’ardente. Deux femmes dans le
roman, inconciliables et complémentaires, Loretta et
Ada. Loretta, qui suit une trajectoire romanesque à
peine effleurée – libre, fiancée, mariée, mère – et Ada,
immuablement dispensatrice de plaisir monnayé. La magie continue du désir. La
fête. La seule façon d’envisager la vie.
Car la vie est folle. À cette
folie du temps – rendue sur le mode grinçant et railleur, il y en a pour
tout le monde : ouvriers, modestes, petits-bourgeois ;
enseignants, universitaires, psychanalystes ; journalistes, confrères écrivains
– le professore oppose et propose une contre-folie. La contre-folie est une manière de lucidité allègre, de joie noire et
scintillante. Qui passe par la drogue, son acmé et sa
redescente. Qui passe par l’écriture du monde, celui que l’on observe et que l’on fréquente, celui que l’on rêve, qui est enfui ou
à venir. Et par quelques exercices « spirituels », comme lire
Saint-Simon en pleine nuit. Le monde contemporain manque d’un
Saint-Simon à sa (dé)mesure. La Venise du narrateur est une ville de liberté libertine, cernée par les paquebots
déversant leurs flots de touristes et leurs pourvoyeurs de paradis artificiels.
Saint-Simon, dont nous entendons la voix en citations aiguës, presque en
divagation mais prestement recentrées sur l’essentiel du professore – la
magie, celle de la langue française, que l’on savoure et cisèle à Venise –
rythme un temps qui n’est pas le quotidien ambiant, mais qui le dénonce.
Dans Médium, on n’entend pas que Saint-Simon. On y
croise Proust, aussi, bien sûr. Mais on revient au duc, toujours, et à son descendant affirmé. Sollers, brillantissime en la
sérénissime, met à jour le sillon manquant entre le XVIIe et le XXe/XXIe, entre
le duc et lui : Lautréamont. Duc, Ducasse. Balancement
de la phrase et glissement ordonné du « fond ».
Regardons et lisons : « ‟Les perturbations, les
anxiétés, les dépravations, les envies, les trahisons, les tyrannies, les
impiétés, les irritations, les acrimonies, les incartades agressives, les
remords, les hypocrisies, les impuissances, les blasphèmes, les asphyxies, les
étouffements, les rages…” Le médium Lautréamont, ayant
repris son identité d’Isidore Ducasse, trace des mots que Saint-Simon lui dicte
». Le médium. Pas le voyant rimbaldien, non. Le
médium. Le voyant anticipe et crée à partir de rien,
ou presque. Le médium s’appuie sur l’existant, comme Ducasse, selon Sollers,
continue l’œuvre saint-simonienne. Le médium a à voir avec la mort, donne à voir à partir des morts. Ce mot, « médium », est singulièrement présent en cette rentrée de janvier, sur
deux plans littéraires radicalement différents. Chez Sollers, le « médium est massage » – allusion aux prestations d’Ada la
masseuse sensuelle – et aussi passation. De pouvoirs, celui des mots et celui de l’observation, celui du détachement et de
l’implication. Le professore, client du restaurant La
Riviera, penche vers le détachement impliqué. L’âge est une donnée qui force à l’ironie et Venise une ville qui pousse à l’engagement
léger. Le jeu de mots extirpé de la sentence-titre de McLuhan
renvoie à une erreur typographique, paraît-il (« message », « massage », erreur
que McLuhan aurait approuvée pour son allusion à « mass age»). Sans
doute Sollers s’amuse-t-il de tout cela, de la théorie des médias comme de la marche du monde. Car le « médium », c’est aussi – surtout ? – ce liant indispensable à toute bonne
peinture à l’huile. Ce qui lie et dilue, ce qui
modifie la consistance de la pâte…
La pâte, c’est la vie même : l’individuelle – l’égoïste – et la globale. À
Venise, la notion même de « globalité » semble inepte. Pas de théorie fermée à la terrasse de La Riviera. Simplement un homme prônant une contre-folie
malicieuse. À opposer à une folie collective et aveugle. Mais, peut-être que la contre-folie se contrefout de tout cela, au
fond. Le vieux grand-père de Loretta est mort, ses
obsèques sont tout juste évoquées. Ne reste du vieil homme que son leitmotiv «
c’est la vie ». Pour Sollers, la vie est vénitienne, l’écriture salubre, le
salut taoïste : « il est 5 heures du matin, et
j’écoute Radio-Shanghai, à Venise, sur ondes ultra-courtes. L’émission, en
français, est hyperclassique, et s’appelle Médium ».
Il s’agit, sans doute, de trouver la Voie, de différencier le vide du néant ; d’entendre la voix de Saint-Simon sous celle
d’Isidore. De combler les vides – les lacunes – de la transmission et du rendu du monde aux rives de la lagune.
Que Loretta, la figure vive du livre – du roman
– soit qualifiée parfois de « squelette » est un
pied-de-nez de plus à la mort ambiante. Morts le Grand Siècle et son train, mort sans doute ce qui nous cerne et que l’on
côtoie. Restent nos restes mortels que l’on entretient par la lecture, la
drogue et la jouissance. Nous
durons, semble nous dire Sollers. Nous sommes là vivants, malgré tout. Et nous aimons. La chair, les livres, l’amour et l’idée de l’amour. Que l’on se souvienne de – ou se
reporte à – la délicieuse conversation sur quatre vers des Deux Pigeons de La Fontaine entre Philippe Sollers et
Dominique Rolin : « Voulez-vous voyager ? Que ce soit aux rives prochaines ». La rive est celle de la lagune, et de la vie. Voyageons. Et posons-nous,
en pigeons vénitiens. Annotons Saint-Simon, citons-le. Et jouissons. Tant que faire se peut.
Le Médium de Sollers est une
manière d’invitation sauvage et cultivée à la résistance allègre. La
contre-folie prônée nous sauvera – peut-être – du « sac de chaos ». On nous le souhaite.
Christine Bini
La Règle du jeu, 7 janvier 2014
Les voix de La Salute
Médium fait dériver le lecteur dans la
lagune de Venise, à l'écoute des voix de Pascal, Saint-Simon et autres
spectres. Un roman plus sollersien que jamais.
Par Vincent Roy
Transfuge, janvier 2014
Qu'est-ce qu'un grand romancier, au fond ?
Un magicien qui voyage son corps dans le temps, autrement dit un médium. Dans
certaines circonstances particulières (un lieu et une formule), il est
susceptible d'entrer en contact avec les esprits.
Bon, le lieu pour la « magie
médiumnique », selon l'auteur de Trésor d'amour ?
Venise. La formule ? On la doit à Pascal : « Qui aurait trouvé le secret de se
réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire, aurait trouvé le point. C'est
le mouvement perpétuel. » Ce point, en effet, est magique. Et cette formule, en
soi, est un programme !
Sollers est un grand romancier donc son
narrateur, c'est-à-dire son double, est médium. Le voici d'ailleurs, pour ses
expériences, dans la Sérénissime, à La Riviera, un restaurant des zattere dans
lequel il a « invité », un soir, Saint-Simon et Lautréamont, «deux disparus
sans âge»: « Ils me parlent à voix basse, et leurs voix sont les plus
vivantes qui soient. Je poursuis leur lecture chez moi, et, parfois, j'allume
une bougie pour mieux les entendre. L'avenir révolutionnaire nous appartient :
je leur dis ça. » Oui, mais pourquoi à eux ? Parce qu'ils sont aussi des «
médiums » (quels médiums!), et qu'ils ont compris (leurs livres le prouvent),
que « l'humanité est entrée dans une grande marée de magie noire » et que «
seule une nouvelle contre-magie peut faire le poids face à elle ».
Le monde est fou, ce n'est pas neuf -
Pascal l'a bien vu -, mais le mouvement perpétuel de la folie s'accélère, sa
vulgarité aussi, « l'usine des cadavres » fonctionne à plein. Voici qu'on nous
parle sans cesse de PMA (« Parfaite Mort Assistée »), et de GPA (« Gestation
Posthume Assurée »). Le médium résume : « Naissez, faites naître, occupez-vous
de ce qui naît, soyez utile, taisez-vous, mourez. » C'est sec mais c'est net,
la folie n'a pas le temps, elle n'a pas de mémoire non plus, time is money.
« L'argent dit la vérité de la liberté, celle de la démocratie, sans laquelle
le monde, dit à juste titre la folie, ne serait que folie. »
Revenons à Pascal. Il s'agit, en effet,
de « trouver le point ». C'est la formule secrète du bonheur. Ce point, c'est
celui de l'identité heureuse. Mais comment, dans un monde de fou ? Juste une
question d'organisation, de discipline militaire. C'est une guerre.
Le nouveau roman politique de Philippe
Sollers est un magistral manuel de contre-folie. Le « professore » - c'est ainsi qu'on appelle, à La Riviera, le héros de Médium - est un révolutionnaire. Un agent double de la folie qui
nous renseigne sur ses exercices spirituels (il prend des « produits », se fait
prodiguer des massages médiumniques par une jeune italienne), un agent très
secret qui aurait trouvé le « point ».
La contre-folie est un art. Et Sollers,
un grand artiste.
Vincent Roy
Transfuge, janvier 2014
Éloge de la contre-folie
Philippe Sollers
Une fois
encore le romancier succombe à la magie de Venise et célèbre l'esprit de la
langue française
Par Jean-Marie
Planes
Sud Ouest, 5 janvier 2014
« Cet ouragan a été l'époque
du grand dérangement des saisons et de la fréquence des grands vents en toutes,
le froid de tout temps, la pluie, etc., ont été bien plus ordinaires depuis, et
ces mauvais temps n'ont fait qu'augmenter jusqu'à présent, de sorte qu'il n'y a
plus du tout de printemps, peu d'automnes, et, pour l'été, quelques jours
par-ci par-là. » Qui parle ? Quel est ce météorologue accablé ? C'est un petit
duc et un grand mémorialiste, c'est Saint-Simon. Le constat date de 1701.
Alors ? Rien de nouveau ? Mais si.
Voulez-vous pour commencer l'année, du tonique, de l'air vif, de la lumière,
une lucidité souriante ? Voulez-vous une écriture au mieux de sa forme ? «
L'avantage du français, c'est sa concision et sa commotion. » Voici donc
Saint-Simon. Et Philippe Sollers, et Venise.
Venise, l'insubmersible, Venise, Venise,
toujours recommencée : Femmes, La Fête à Venise, Le Lys d'or. Pour elle, le romancier s'est fait naguère
lexicographe amoureux. À Paris, il s'acquitte de son métier d'éditeur (trop
sévèrement, selon son assistante), apparaît à la télévision, prend l’autobus, boit
des bloody mary à la Closerie des Lilas, joue volontiers, mais distraitement,
un rôle. Il lui arrive d'en rajouter « dans la gratuité, la désinvolture, le
narcissisme épanoui ». Mais chaque week-end, depuis dix ans, à Venise, dans un petit
appartement près de la gare maritime loin des touristes, en lisant, en
écrivant, Sollers vit pleinement, vit librement. Il est. « Quand j'arrive ici,
dans le retrait, la lenteur, l'obscur, tout va très vite, je n'ai pas à
m'occuper de ce qui va surgir, ma plume glisse, elle trace les mots.»
Tourbillons
Ici l'on habite « sous de vastes portiques
» et, dans « le velours du soir », passent ou dorment les vaisseaux. À Venise,
l'âme est aérienne et le corps, « vaporisé », la mémoire est liquide,
l'existence, alerte. Moyennant le secours, bien sûr, de quelques figures
féminines, dont Ada, savante masseuse. Avec elle, « l'amour à l'ancienne
devient lourd ». Munie de son huile, « elle vous fait venir de plus loin, de là
où vous étiez sourd ». Quant à Loretta, la serveuse du restaurant La Riviera,
elle se moque bien du voyage de Montaigne à Notre-Dame-de-Lorette, mais use
gentiment de coquetterie avec ce « professore »
étrange toujours solitaire, toujours concentré, le nez au vent de la lagune ou
les yeux dans son livre.
Quel livre ? Eh bien Saint-Simon !
Saint-Simon, sa fraîcheur, « sa jeunesse et sa légitimité indestructible,
l'érotisme de son intraitable vertu ». Ce tourbillon (ce trublion) dans le
tourbillon de Versailles, dont il observe à la loupe et consigne somptueusement
la folie.
La folie de la cour (« bâtardises,
fortunes, vols, usurpations, trafics, agonies, ruines », on s'empoisonne
beaucoup. On meurt en mettant ses gants) n'a d'égale que la folie contemporaine.
Isidore Ducasse est appelé en renfort : « Mettez une plume d'oie dans la main
d'un moraliste qui soit écrivain de premier ordre. Il sera supérieur aux
poètes. » Devinez qui est ce moraliste en 2014 ! Allègrement il vitupère la
folie « douce et féroce » des philosophes, la folie « courante » des « artistes
tarés », celles des écrivains dont « les livres sont devenus des drôles de
machins visqueux ». Ne sont pas épargnés les banquiers, ni les fonctionnaires,
ni la République des professeurs (Oh ! « Professore »),
ni évidemment les petits-bourgeois (mention spéciale pour les
petites-bourgeoises), ni, cible préférée, les journalistes.
Commercialisation des cadavres,
sexualité en ligne, grossier marché de l'art, partout,
c'est la « folie instituée ». Un remède existe : la « contre-folie », avec pour
héraut Philippe Sollers. Vous pensiez lire quelque chose comme « Le Bonheur à
San Trovaso », vous avez un « Manuel de contre-folie
». Plein d'esprit, d'humour, ironique au second degré, rapide, réjouissant et lesté
d'espoir en la vie, comme un début d'année.
Jean-Marie
Planes
Sud Ouest, 5 janvier 2014
Manuel de contre-folie
Par Jean-Paul Enthoven
Le Point du 13 février 2014
Royal. Dans « Médium », Philippe Sollers
pose un regard sur le Grand Cirque français, comme le fit jadis le duc de
Saint-Simon sur la cour de Louis XIV.
Le Vénitien Sollers arpente la cité des Doges en
compagnie du duc de Saint-Simon.
Il y a
toujours une vraie grâce dans les ouvertures des romans sollersiens.
Un narrateur, alias Sollers himself, se trouve quelque part, souvent à Venise. Il
observe, s'offre de courtes siestes, lit, élit une ou deux femmes des environs,
écrit. Le livre qui s'en déduit semble alors prolonger le corps, les rythmes,
la fantaisie pacifique et joueuse de son auteur. Ellipses, citations, légèreté,
entrechats : on se sent bien dans ces premières pages ouvertes comme des fenêtres
sur l'intelligence et le goût du bonheur. En général, ça se gâte après : trop
de citations (Nietzsche, Heidegger, Bataille, Lautréamont, Stendhal...), on
s'ennuie un peu, on regrette les fulgurants coups d'archet inauguraux. Mais
disons-le tout net : tel n'est pas le cas de ce « Médium », où le
lecteur sera, de bout en bout, heureux de penser-vivre avec le maître des
lieux. Il faut dire que, cette fois, Sollers s'est choisi un compagnon de choix
: le duc de Saint-Simon, rien de moins, et les 7854 personnages de ses
Mémoires, avec son style hallucinant, sa lucidité méchante, sa prodigieuse
connaissance du cœur humain...
Précisons :
dans « Médium », Sollers est donc à Venise, attablé à La Riviera ou alangui
sous les doigts d'une masseuse laconique qui le chevauche de temps à autre. Il
jouit de l'air, de la beauté, du passé (localement très puissant), de son esprit
en mouvement perpétuel. À quoi pense-t-il ? A l'époque, précisément : la nôtre,
celle qui devient folle sous nos yeux habitués, avec ses hordes de faux
écrivains (qui « poublient » en vain...), de faux artistes (terrible portrait de Mr. Gagosian,
le bi g boss de l'art contemporain...), de faux corps (prothèses, Botox, trafics d'organes, etc.), de faux compassionnels (« Vive
le Bien ! Mort au Mal ! » psalmodient les Gentils Humains
devant leur télé...), de faux sauveurs (qui croit encore à la politique?). « Faux
», parce que taillés dans l'ennui et la haine du plaisir. Et, partant, « fous »,
parce que, sans une forte dose de folie, pourquoi consentiraient-ils, par
troupeaux, à être si malheureux? Saint-Simon avait fait des constatations de
même nature devant la ménagerie louis-quatorzienne qu'il avait sous les yeux
dans l'enfer somptueux du Versailles Grand Siècle. D'où les va-et-vient qui
tissent ce roman. Très, très amusant-brillant...
Sollers
imagine alors un « Manuel de contre-folie » - dont les détails sont exposés à partir
de la page 122 de son opus. En gros, il s'agira d'échapper à la foule abrutie,
aux « grands rassemblements de bruit »,
aux impostures en circulation (« passions
minuscules », critiques littéraires, « livres
visqueux », idéologies marchandes, etc.). On sent que le nouveau Sollers,
sans être amer, en a assez du Grand Cirque français - dont il est pourtant, depuis
un demi-siècle, l'une des attractions favorites. Son verdict, soudain, sonne
avec une gravité inédite. Et ce « roman » devient ainsi le bréviaire d'un
écrivain qui a bien l'intention de faire son Salut dans une époque qui a perdu
son cap. On ne dira jamais assez à quel point Sollers est excellent dans cet
exercice. Ne lui reste donc qu'à suivre à la lettre, pour être parfaitement
heureux, les admirables conseils qu'il nous donne.
Jean-Paul Enthoven
Le Point du 13 février 2014
Sollers, fidèle à la
Sérénissime
Par Aliocha Wald Lasowski
Le Magazine Littéraire, janvier 2014
Passager clandestin et visiteur
incognito, Philippe Sollers continue d’explorer Venise, de livre en livre, de
femme en femme, depuis son premier voyage dans la Cité des Doges, en 1963, à
l’âge de 27 ans. Si l’archipel vénitien provoque chez l’écrivain une véritable
conversion physique, il participe aussi à la construction narrative de ses
romans, renouvelle autant l’intensité de la perception que l’acte d’écrire. De Femmes (1983) à La Fête à Venise (1991), du Lys d’or (1989) au Dictionnaire
amoureux de Venise (2004), les lagunes de la Sérénissime maintiennent les
sens en éveil. Et c’est dans ce lieu du secret et du goût démultiplié que se
déroule Médium, qui s’ouvre par ses mots : « La magie
continue. » L’écrivain vient d’arriver à La Riviera, petit restaurant avec
terrasse où il a ses habitudes, sur les quais de Venise, du côté de la gare
maritime : « Quand j’arrive ici, dans le retrait, la lenteur,
l’obscur, tout va très vite. Je n’ai pas à m’occuper de ce qui va surgir, ma
plume glisse, elle trace les mots. » Sollers prend la plume, prend le
bateau embarque le lecteur avec lui. Le respectueux professore plonge dans l’aventure romanesque où se mêlent désirs, pensées, rêveries,
rencontres, échappées libres. La Piémontaise Ada, brune aux yeux bleus, experte
en massage, ou Loretta, la petite-fille du patron de La Riviera, qui fait
penser à Lotte Zimmer, qui accompagne Hölderlin dans sa dernière nuit d’agonie,
le juin 1843. Vaudou ou déesse, Ada ou Loretta, la
femme est le médium. Étoile filante en plein jour. Le plaisir circule :
peinture, sculpture, musique. Médium est un roman enrobé de temps
invisible et envoûtant.
Mais qu’est-ce que le médium ?
C’est le transport amoureux, la vibration interne. Quand il est à Venise,
Sollers est aussi à Pompéi, en Égypte dans le Caucase ou à Versailles. Les noms
de l’histoire surgissent dans l’enchantement. On meurt beaucoup par ici, à
travers les fêtes, les messes, les complots, le poison qui circule. Et que
serait un poison s’il ne circulait pas ? Accompagné du duc de Saint-Simon.
« 7000 pages, 854 personnages, nuits à la bougie dans son château
nécropole », Sollers construit son « Manuel de contre-folie »,
un art de désagrégation, explique-t-il. Expérimentateur de mots et de visions,
le romancier écoute sa cadence, multiplie les fugues et les escapades bordées
brodées par l’air, le vent, le soleil, les bateaux, la lagune et le velours du
soir. Oui, il y a une magie médiumnique de Venise : « On la
voit sans la voir, on l’entend sans l’entendre, elle
disparaît et soudain, dans une clarté imprévue, elle est là. »
Médias, milieu, médiane ou médiation, il n’y a au final qu’un seul médium,
l’écrivain. Avec lui, les couleurs parlent, les images se laissent caresser, la
nature devient peinture : « Émulsion de l’espace, convulsion du
temps, force des couleurs, netteté des sons, toucher de soie. La vraie
révolution aujourd’hui, c’est de ne pas désespérer, mais d’aimer, de croire et
de s’évader. »
Aliocha
Wald Lasowski
Le Magazine Littéraire, janvier 2014
Philippe Sollers Médium
Par Jacques Henric
Art press n°408, février 2014
Les
historiens de la littérature, dans les années à venir, auront un cas
passionnant à examiner, un mystère à éclairer, une énigme singulière à résoudre
: comment un être-là peut être puissamment là de n’y être pas ? Dit autrement :
comment, et pourquoi, un écrivain qui occupera de toute évidence une place
importante dans l’histoire littéraire de son temps a pu, au fil des décennies
et de la parution de ses romans, disparaître des radars des préposés à
circonscrire l’ « espace littéraire » de la « modernité » ? On aura compris que
l’écrivain dont il est question ici est Philippe Sollers. Les réponses à mes
questions, vous les trouverez dans son nouveau roman, Médium. Communiquer avec les esprits (activité de base du médium) vous
apprend beaucoup sur vous-même et votre situation dans le monde comme il va.
Juste deux
exemples pris parmi l’actualité éditoriale récente pour montrer ce que
j’entends par omniprésence d’une absence qui rayonne. Le premier, un essai paru
chez Gallimard (éditeur de Sollers) : le
Roman d’hier à demain. Auteurs : Jean-Yves Tadié,
Blanche Cerquiglini (collaboratrice des éditions
Gallimard et Minuit). Les écrivains d’hier
à demain répertoriés, en veux-tu-en-voilà ! Mais parmi les centaines cités,
connus, inconnus, excellents, médiocres ou carrément nuls, un absent, un qui
n’a jamais rien publié, ni hier, ni aujourd’hui et demain n’en parlons pas : Philippe Sollers. Cet intouchable serait-il
dangereusement radioactif pour que quelques autres écrivains l’ayant approché
soient eux aussi mis en quarantaine ou, comme l’un d’eux, et pas le moindre,
fusillé à bout portant par la dame Blanche. Petit jeu : trouvez les noms
manquants. Comme écrivait Lautréamont : il
n’y a rien d’incompréhensible. Autre symptôme : dans la collection Folioplus classiques (toujours chez Gallimard), un ouvrage
« recommandé pour les classes de lycée ». Des profs, très titrés, et un
critique littéraire aux commandes pour nous informer sur les « nouvelles formes
du récit ». Celles-ci dûment répertoriées par thèmes. Les braves lycéens à qui
est proposé ce « parcours dans la littérature contemporaine » ne sauront
jamais, sauf à y aller voir d’eux-mêmes, qu’un certain passant, plutôt considérable (ai-je la berlue ? Je crois bien avoir vu sa silhouette passer entre Marcel
Proust et Pierre Michon, entre Rousseau et Amélie Nothomb), a publié quelques
livres, Drame, H, Lois, Paradis, Femmes,
Les Voyageurs du Temps..., dont « la forme de récit » aurait pu retenir
l’attention de ces messieurs-dames du corps enseignant. La lecture de la
rubrique « Mouvement littéraire » n’apprendra pas plus à ces jeunes élèves
qu’une certaine revue, Tel Quel, a
joué un rôle pas tout à fait négligeable dans la vie littéraire de
l’après-guerre en France.
Que pense
l’intéressé de tout ça ? Comment réagit-il ? Indignation, colère, ressentiment
? Sûrement pas, ce serait se priver aussitôt du pouvoir d’analyser les raisons
(folles, évidemment) d’un « milieu » dans une mauvaise passe. C’est donc avec
le détachement et le savoir d’une antique sagesse chinoise, avec l’ironie et
l’humour dans la meilleure des traditions satiriques françaises, avec la
mémoire vivante d’un qui a beaucoup bourlingué dans les langues, les
dictionnaires, les grands textes et l’Histoire, qu’il répond. Et, bien sûr,
avec la science visionnaire du médium, innée sans doute puis affermie par sa
familiarité avec la « magie médiumnique » d’une ville, Venise, et la
fréquentation assidue de quelques mages de ses amis, dont le duc de Saint-Simon
et le comte de Lautréamont. Quant à sa disparition des écrans de radars que je
signalais plus haut, voilà ce qu’il en dit : « Il y a des noms gênants qu’il vaut mieux
oublier, ou qui, si on les mentionnait, prendraient trop de place. Tiens, une
absence flagrante : un coup de gomme a été donné. Ce blanc attire l’attention du spécialiste en contre-folie [...]. Vous
êtes récusé, gardez-vous d’accuser. Vous savourez ce rejet, cet hommage. » Le
monde fou dans lequel le médium intervient serait-il prémonitoire d’un régime
totalitaire ? C’est plausible. Ce monde pris de vertige a ses moralistes, ses
légistes et ses policiers de la pensée. Mieux vaut les éviter. Venise est un
refuge. Le narrateur du roman de Sollers, assis à la table du Riviera, ce petit
restaurant situé sur les Zattere, où il a ses
habitudes, ouvre Saint-Simon et note : « Comme le temps a changé sur la vieille Terre ! Comme le 19e et le 20e siècle semblent loin ! Ce diable du 18e écrit en secret,
personne ne se doute de son action noire. Il n’a rien à imaginer, toute la
comédie se déroule sous ses yeux, chaque mot, chaque geste, chaque silence
compte. »
Nous sommes
entrés dans le 21e siècle, et la comédie continue. Les acteurs ont
changé ? Derrière les masques, les visages grimaçants sont les mêmes. Un homme
veille, à l’instar du duc, « observe tout à la loupe » : « fortunes, vols, usurpations, trafics, agonies, ruines. » Tout est pareil
mais en plus dingue. Il faut donc, pour qu’il ait une vue d’ensemble sur
l’humaine comédie et qu’il en révèle les coulisses, que cet homme-volant
abandonne la « navette
spatio-temporelle » Versailles, mise à sa disposition par son ami le duc,
prenne celle de Venise, une ville qui n’est pas d’ici-bas mais de là-haut,
comme ce fut dit, donc lieu d’observation idéal, et survole toutes les villes
où le spectacle bat son plein : Paris, New York, Shanghai... Navette qui tient
de l’avion furtif, voilà pourquoi l’engin et son pilote échappent à la vue des
terriens.
C’est donc
sur une image de Venise que s’ouvre le nouveau roman de Sollers. Encore Venise
! direz-vous. Eh oui, pour les raisons que je viens de rappeler. Et toujours
des femmes autour du narrateur ? Eh oui, et plutôt belles, et libres, un temps
du moins, comme souvent. Des Italiennes ? De préférence, qui l’appellent « professore » (ce
qui l’amuse — quel imposteur ! vont s’indigner les faiseurs diplômés de
manuels de littérature). Des femmes, parce que, au contraire des lourdauds de mâles,
elles sont d’involontaires mais précieuses auxiliaires pou aider à la déflation
des grands discours sacralisant sexe et amour. Il y a Ada (un salut de Sollers
à son complice Nabokov), une masseuse à domicile, médium des corps.
Attardez-vous sur les très beaux passages évoquant son art de la manipulation,
et ses miraculeux effets. Et il y a Loretta, qui travaille au Riviera. Loretta,
les lorettes, Notre-Dame-de-Lorette..., et voilà le Vénitien d’adoption qui
fait un bond dans le temps et dans l’espace, de Venise à ce quartier de Paris
du 9e arrondissement où au 19e siècle, les lorettes, ces
couturières pauvres arrondissaient leurs fins de mois en se prostituant.
Occasion pour lui, après avoir été oint d’huile par les mains miraculeuses de
sa masseuse piémontaise, de saluer en Jésus — l’ami de l’ex-prostituée
Marie qui le parfuma, au grand scandale du puritain jaloux Judas, militant de
gauche comme tout défenseur des pauvres - un véritable athée sexuel. À
recommander la lecture des pages sur les lorettes aux escadrons de dévotes et à
leurs pitoyables mâles embedded qui, à coups de lois absurdes, tentent (en vain, les pauvres chéris !)
d’éradiquer à jamais la prostitution.
Le monde est
fou. Les possédés sont légion. Le Docteur diabolicus Sollers (« Il faut
bien que Dieu se fasse Diable pour reconnaître le Diable ») les reçoit avant
qu’ils ne s’effondrent et retournent au néant. Toutes les nations, tous les
milieux, toutes les professions, écrivains et écrivaines, philosophes, artistes,
politiques compris, toutes les institutions, toutes les religions, toutes les
familles, décomposées ou recomposées, tous les couples, gays et lesbiens
nouvellement unis, tous les sexes, unisexes compris, sont représentés. Puis-je
inviter les lecteurs de notre revue à lire plus particulièrement les passages
hilarants de Médium consacrés à
quelques hautes figures du milieu artistique ? Voici le célèbre et séduisant
roi du marché de l’art, Lord Gago, flanqué de Lady
Gaga, suivis d’un barbouilleur de toiles estimées à 8 millions de dollars, et
par les « possédés » (possédés spécialement par les cours du pétrole) filant vers
le Qatar puis direction Dubaï (cf. mon édito du précédent artpress). La nosologie a su
distinguer et définir les différents types de folie, mais elle date. Tous les
cas n’ont pas été répertoriés. Médium complète le tableau. Il est des folies douces, il en est de plus ravageuses,
notamment du côté de la fabrique des corps, PMA et autres gestations pour
autrui, trafics d’organes, recyclages de cadavres. Beaucoup de docteurs Mabuse
et Frankenstein manipulant des éprouvettes.
Devant cet
accablant tableau clinique dressé par le faux « professore » mais vrai voyant qui
attend son Ada pour un massage « des pieds à la nuque, recto verso », faut-il désespérer ? À poison, contre-poison.
Le monde est pris de folie ? Lui opposer « la raison, le bon sens, la décence,
la compassion, le respect, le souci de l’humanité ou de l’autre » ? Pas
question. La moraline ne peut que booster le délire des folles et fous et
les rendre méchants et plus nocifs encore. À leur folie, répondre par une «
contre-folie ». En somme, c’est un manuel de survie que propose Sollers avec Médium dont certains chapitres se
présentent comme une nouvelle mouture des Exercices
spirituels du grand Ignace de Loyola (fondateur, entre autres, de la Maison
Sainte-Marthe qui accueillait… les prostituées). Autre méthode, bien sûr, que
celle préconisée par le fondateur de la Compagnie de Jésus : une Ada aimée aux
commandes, un bon usage de la drogue qui communique une perception nouvelle de
l’espace et du temps et vous rend le monde et les agitations des humains plus
risibles encore, une enquête approfondie sur les nouvelles lubies de ces
possédés du Malin, et c’est parti : au « tourbillon de la folie », opposer le « contre-tourbillon » de la « contre-folie », et la délivrance est à
votre portée. Quelques principes de base et exercices pratiques proposés par
Sollers. Exemples : « La folie
commémore, la contre-folie remémore. La folie veut imposer des "devoirs de
mémoire", la contre-folie se paye de larges tranches d’oubli. » Pour venir
à bout de quoi, en somme : « De la
bêtise, de l’ignorance, de l’entêtement, de la calomnie, du mauvais goût. »
Constat accablé du contre-mage dans son opposition à
la magie noire de son temps : tout compte fait, la folie qui atteint notre
espèce manque terriblement de grandeur. Plus de grands fous comme l’Histoire en
a connu. Des dingues, oui, mais si peu drôles. Comment échapper à leur emprise
? Il lui reste l’essentiel, au voyageur
du temps : comme « une
apparition de l’au-delà », la beauté d’une femme « désirée » et « aimée ». Il
peut alors reprendre à son compte les mots d’Isidore Ducasse : « Je ne connais
pas d’autre grâce que celle d’être né. Un esprit impartial la trouve complète.
».
Jacques Henric
Art press n°408,
février 2014.
Des stars en grande forme
Le Parisien du 6 janvier 2014
Parce qu'il a plongé la tête la première
dans son art, Philippe Sollers s'est fabriqué plus d'ennemis que d'amis.
L'auteur revient ici à son meilleur dans «Médium»
(Gallimard), qui mélange la fuite à Venise, l'admiration intacte pour les
femmes et l'observation consternée devant ce tsunami d'alluvions que constitue
notre monde. Spéciale dédicace à ses maîtres, de Saint-Simon à Isidore Ducasse,
alias Lautréamont. Un livre ? Mieux, un bréviaire de résistance.
Pierre Vavasseur
Le Parisien du 6 janvier 2014
Rencontre avec Philippe Sollers à la Librairie Mollat à Bordeaux, Vidéo
Sollers, le « contre-fou », une conversation animée par Alexis Lacroix, La règle du jeu, Vidéo
Éloge de la contre-folie
par Tiphaine Samoyault
La Quinzaine littéraire n°1101 du 14 au 31 mars 2014
Au cimetière Père-Lachaise, la tombe la plus fleurie,
la plus vénérée sans doute, est toujours celle d’Allan Kardec, auteur, en 1861,
du Livre des médiums. Sur sa tombe en forme de dolmen et sous
son buste en bronze poli est gravé l’un des postulats de la doctrine : « tout
effet intelligent a une cause intelligente ».
Sans qu’il se réfère à la pensée spirite, à laquelle il préfère le tao,
Philippe Sollers choisit néanmoins de reconnaître à l’écrivain les propriétés
du médium, capable d’établir des communications inédites et des correspondances
mystérieuses, antidotes aux faiblesses du temps.
Aux médias,
aux médiations, aux médiateurs, à tous les maîtres mots de la sociabilité
contemporaine, Philippe Sollers oppose les puissances médiumniques de la
littérature, ses formes plus indirectes et plus subtiles de communication. Lire
Montaigne, lire Isidore Ducasse, lire Proust, et surtout lire Saint-Simon, le
« champion toutes catégories »
avec ses 7 000 pages et ses 7 845 personnages, permet d’en faire
l’expérience : on gagne un corps musical, capable de se faufiler chez les
morts vivants et de gagner l’état libre de la contre-folie, celle qui autorise
les voyages dans le temps autant que le loisir de prendre son temps. Tous les
sens permettent d’y atteindre et d’autres expériences tangibles : la
solitude peuplée de Venise, la musique des vers de Baudelaire, les mains
expertes d’une masseuse, la vue d’un paquebot en partance…
Pour se faire
entendre, Philippe Sollers use d’une figure que l’on trouve chez Voltaire,
qu’on peut dire d’inversion ou de distance. Ainsi pour parler des paysans, dans
la petite Philosophie de l’histoire qu’il signe du pseudonyme de l’abbé Bazin, Voltaire les appelle des « sauvages », « vivant dans des cabanes avec leurs femelles
et quelques animaux, exposés sans cesse à toute l’intempérie des saisons » ;
ces sauvages se rassemblent parfois dans des espèces de granges pour sacrifier
à des cérémonies rituelles auxquelles ils ne comprennent rien, ils consentent
parfois à se faire tuer et ce comportement aberrant se rencontre dans toute
l’Europe… Philippe Sollers donne de la même façon un autre nom à une réalité
trop évidente pour qu’on la voie encore. En la troublant par l’ironie, l’erreur
volontaire ou l’inversion des noms, il en fait ressortir toute l’étrangeté.
Ainsi, en appelant les hommes et les femmes ordinaires les « fous », en parlant de « folie » à propos des comportements
les plus habituels et les plus courants, il la déplace et en renverse la
valeur. « La folie déteste
l’oisiveté, la paresse, les fêtes qui ne sont pas de grands rassemblements de
bruit. Elle adore les slogans, les tambours, les revendications, les longs
défilés, les vacances encombrées, les cris, les embouteillages. »
Le procédé
est efficace : il est subversif car il inverse le principe même de
l’inversion. La folie intégrée supprime en effet toute velléité critique, toute
marginalité, toute possibilité de se révolter. « La folie, tout en disant bruyamment le contraire, aime le désordre s’il
ramène à l’ordre, les anomalies lorsqu’elles renforcent la normalité, les
délires lorsqu’ils développent une fausse raison supplémentaire. (…) Très à
l’aise avec la corruption, elle sait fermer les yeux quand il faut, tout en
continuant à faire la morale. Elle est comme ça la folie : son envers est
comme son endroit. De l’endroit à l’envers, les intermédiaires pullulent. »
Le rôle du
médium consiste alors à proposer des conduites qui puissent servir d’antidote à
cette folie généralisée, à celle qui conduit au commerce d’organes, au trafic
des tissus humains, des cellules génétiques, au mariage pour tous, toutes
choses mises par Philippe Sollers au compte du dérèglement ordinaire. Il y a
plein de moments où l’on n’est pas d’accord, où l’on consentirait volontiers à
être fou soi-même, même si cela
revient à être comme les autres. La contre-folie, en prônant la paresse, la
distraction, la lecture des classiques chinois, la fréquentation d’autobus
inhabituels, la récitation de poèmes appris par cœur, est parfois résistante,
parfois non : elle peut se contenter d’offrir la satisfaction narcissique
d’être singulier, à contre-courant, original, isolé, ignoré, seul enfin ! Là où la contre-folie est salutaire et
sait être tout simplement magnifique, c’est lorsqu’elle se donne les moyens de
regagner les puissances de l’inversion, celle qui fait de la Vierge la fille de
son fils dans la Pietà de Michel-Ange
qui se trouve à Saint-Pierre : « Elle
a 16 ans, lui 33, il est mort, elle est vivante, elle berce son cadavre plus
grand qu’elle, c’est son fils après tout. » Celle qui fait écrire à
Balthasar Gracián: « Les choses du monde doivent se regarder à l’envers pour les voir à
l’endroit. » Et surtout celle qui permet de comprendre pourquoi Proust
rêve tout le temps de Saint-Simon : « La réponse est simple : faire la même chose, génialement, mais à
l’envers. Il est fasciné, il étudie la
technique à la loupe, il écrit des pastiches du duc, il devient duchesse, il
établit des listes de noms, il inverse. »
Le vrai
renversement que permet la littérature est celui-là : il offre au temps la
possibilité de déborder, aux hommes et aux femmes de ne plus être remplaçables
et aux esprits de témoigner.
Tiphaine Samoyault
La Quinzaine littéraire n°1101 du 14 au 31 mars 2014
Médium
Par Guillaume Basquin
La
Règle du Jeu, mai 2014
Je n’en connais pas beaucoup qui félicitent
spontanément un ami qui réussit.
La flèche de l'envie plantée dans le cœur
d'un méchant redouble sa douleur […]
il est déchiré en voyant le bonheur des
autres.
Eschyle, L'Orestie
Nuit du 8 janvier
Hier au soir
j'ai terminé de lire L'Orestie et commencé de dévorer Médium, dernier roman de Philippe Sollers, paru en ce début janvier
2014. Vingt-cinq siècles séparent ces deux livres : c'est parfait comme
gymnastique spirituelle, c'est la bonne longueur d'onde pour me mieux réveiller
de l'endormissement et de l'engluement qui me menacent sans cesse à la lecture
des romans contemporains qui croupissent aux étalages. Dans la nouvelle science
de lire, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence... Une bonne
mémoire personnelle (contrairement à votre ordinateur qui sait déjà tout à
votre place) permet d'ajuster la bonne touche au bon endroit et au bon moment :
formule et lieu... Ici par exemple, ma lecture grecque ayant juste précédé
celle de Médium m'a permis de trouver
la meilleure épigraphe possible par rapport à ce que j'ai à dire des romans du
XXIe siècle de Sollers. Cela prouve bien sûr l'inanité mentale de
tous ces écrivains qui déclarent s'isoler le plus possible et ne surtout rien
lire afin de
n'être-pas-influencés-de-quelque-manière-que-ce-soit-dans-leur-écriture. Que ne
savent-ils pas qu'ils ne peuvent donc qu'écrire tout plat, puisqu'ils
n'entendent plus alors autour d'eux que du français tout aplati : radio,
bavardages, commérages, télévision ?... Certains évoquent leurs Muses
personnelles... Tu parles ! Comme si un écrivain pouvait surgir de nulle part
et inventer sa langue lui tout seul... Pauvres sophistes retardataires !... «
Les premiers principes doivent être hors de discussion » : il faut sans cesse
lire pour savoir vivre, et il faut savoir vivre pour savoir écrire. Et puis
c'est tout. Sauf à vouloir faire des contes pour enfants, écrivait un certain
marquis... La quatrième de couverture est remarquable de concision : « MÉDIUM
(du latin medius,
au milieu) : personne susceptible, dans certaines circonstances, d'entrer en
contact avec les esprits. » Rien sur l'auteur, ce qu'il a déjà publié, le
chagrin familial qui l'a poussé à écrire, où il enseigne, quels prix littéraires
et universitaires il a reçus etc. Pas de photo.
Je me suis
arrêté vers la page 30 (un cinquième environ, donc, de ce court livre de 166
pages) et pourtant, au milieu de la nuit parisienne - il est quatre heures -,
je sens déjà la fameuse contrainte d'écrire, qui m'empêche de dormir. Vous ne
ressentez rien ? Laissez tomber !... Une seule solution pour retrouver le
sommeil perdu : me lever en pleine nuit, allumer la lampe trouvée sur le
trottoir parisien qui éclaire mon bureau Louis XVI (on peut donc « voir ma
lumière allumée tard dans la nuit »), prendre quelques feuillets A4 de vieux
tapuscrits retournés désormais inutiles (ils ont été publiés), vérifier le
niveau d'encre noire dans ma plume Montblanc (étoile
blanche à six branches en haut du bouchon) prêtée par ma compagne C., qui ne
s'en sert pas - ou pas encore -, et qui remplace mon ancien stylo-plume Parker
à pompe que j'ai bêtement cassé en voulant en recoller avec une colle trop
forte le culot. Surtout pas de tweets - considérations de grains de sable ! -, encore moins
de blog ou d'overblog - salmigondis !
J'observe, rêveur, mon petit flacon d'encre noire Parker qui ne me sert plus :
il ne se vide plus, il est en attente. Une carte postale reproduisant la Madonna del Parto à Monterchi me regarde.
Elle aussi veille sur moi. C'est mon ange gardien. C'est aussi un souvenir
d'enfance de Piero della Francesca : main de la
vierge dans la fente ouverte de sa robe bleue. C'est l'évidence : ce livre me
parle à 100 % ; je reçois son message de contre-folie 5 sur 5. Je le sais tout
de suite : je dois (avant l'habituel défilé de médisances accompagnant chaque
nouveau roman de Sollers) à mon tour parler de (à) ce livre, et plutôt dans les
quatre directions des quatre vents - le meilleur étant celui du nord-est,
promettant aux marins haleine ardente et traversée heureuse, comme l'on sait.
À peine ai-je
pris quelques notes rapides, les puissances maléfiques qui m'assaillent se
calment. Le sommeil revient, m'enveloppe et gagne. Too mult sleepth.
Lent fondu au noir.
8 janvier, intérieur jour
Réveil éveil awake.
J'espère que
l'auteur de Médium me pardonnera
cette confession : j'aurai eu avec ses livres (mais surtout ses romans - j'y
reviendrai -, par exemple je n'ai pas encore terminé de lire son recueil Discours Parfait, pourtant paru fin 2009
- un marque-page est inséré entre les pages 116 et 117, je suis prêt à
reprendre la lecture de cette nouvelle Encyclopédie à tout moment) le même
rapport passionné que lui avec ceux de Guy Debord :
urgence de les lire tout de suite, et même durant le transport faisant suite à leur achat. Ou pour le dire mieux et
autrement : vis-à-vis de lui, je brûle
comme par une tunique de Nessus d'un sentiment d'anxieuse fidélité.
Aujourd'hui est le jour de ma visite médicale annuelle du travail - épreuve
pesante : on vérifie l'état de mes organes, on évalue ma rentabilité future.
Combien vaudrait mon cadavre sur le marché mondial des tissus corporels ? 200
000 euros ? 300 000 ? Voici la formule pour échapper aux Érinyes qui veulent
m'étriper : emporter avec moi l'ouvrage et le parcourir dans les endroits les
plus « inappropriés » : métro, RER, salles d'attente d'un centre d'expertise
médicale. J'arrive à lire - mais vraiment lire, c'est-à-dire crayon en main - soixante pages de Médium au milieu de diverses tortures infligées à mon corps : électro-cardiogramme, prise de sang et d'urines, analyses
de mes yeux et oreilles etc.
Nuit du 9 janvier
Cinq heures
du matin : je suis à nouveau réveillé après une soirée bien arrosée passée en
compagnie de mon premier éditeur-et-gentleman, Christian Lebrat,
pour fêter l'an nouveau. De nouvelles idées m'assaillent. Je sais que si je ne
les note pas tout de suite sur le papier, elles auront peut-être disparu le
lendemain matin. Il faut transfuser tout de suite avec stylo-encre-sang-papier
pour que l'exorcisme ait lieu. Les esprits seraient-ils en train d'essayer
d'entrer en contact avec moi ? Suis-je à mon tour médium ? Décision, pour vérifier : je me lève. Action : je prends ma plume et commence à tracer des petits
caractères noirs qui s'alignent presque tout seuls : mes rêves s'écrivent
d'eux-mêmes via ma main, cette fidèle servante aimante. Ma main est le point de
contact avec les esprits. « Même si je n'écrivais pas cette phrase, elle se
tracerait quand même. » (Médium)
Allons bon ! N'allez pas commencer à nous parler de tables tournantes comme les
surréalistes !... Mais non ! Tout est calme et immobile... Et pourtant tout
tourne à une vitesse terrible : 27 000 kilomètres par seconde... Personne ne
saurait rien de cette activité nocturne - pas même mes deux filles et ma
compagne qui dorment d'un sommeil profond, mais chut ! - si je n'étais pas, là,
en train de la raconter en vue de la faire publier. Ni vu ni connu. Pas vu pas
pris.
Il est six
heures trente : je sens que je peux aller me recoucher. Lent fondu. Black-out.
9 janvier, extérieur jour
J'ai
maintenant les idées bien claires, je vois le plan de ce texte en train de
s'écrire : ce sera un contre-poison actif, à chaud,
au déchaînement des froides Érinyes féministes qui ne va pas manquer de se
produire. On y va ? On peut partir.
Genre : roman philosophique français
Je ne
rencontre à longueur d'années que des gens qui pensent que Sollers-essayiste,
c'est bien (« brio » est le terme en général employé), mais que
Sollers-romancier, non, ce n'est pas la même chose, c'est bien en-dessous, et
puis, d'abord, ce ne sont même pas vraiment des romans... Et il exagère tellement !... Vraiment ? On
verra bien à la fin des temps. Pari ! Beaucoup d'appelés. Peu d'élus. Un
charmant petit quatuor à cordes jouera à La
Riviera au jour du Jugement dernier. Qui vivra verra... Pour moi je pense
que la poésie, aujourd'hui, « c'est ce qui peut réinventer dans et avec le
langage la démesure des forces conflictuelles du sujet et de l'espace
historique généralisé qui est le sien, et aussi une mémoire des textes rendue
possible par un art de la mémoire, art très ancien comme celui de la citation.»
Mais aussi :
« la poésie est ce qui a lieu au fond de l'être comme tel. » Ou bien : « la
poésie est un jeu incessant avec le temps, va-et-vient entre les siècles,
enjambements de lieux. »
Et encore : «
l'ultime vérité pratique de la poésie, c'est la résistance contre le despotisme
de l'idéologie mondiale de l'argent. »
Un autre
voyageur du temps me vient en aide : « la poésie doit être faite par tous, pas
par un. La poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de
contorsions contingentes. »
Je fais
tourner mes toupies, BRRRR... Voici ce qui sort : « la vraie poésie française
est la poésie légère, la chanson. »
Je secoue mes
tablettes, voilà le message qui s'affiche : « la poésie est enfance et science,
jeu et action. »
Très bien,
très savant tout ça, mais quel rapport, me souffle-t-on ? Eh bien si vous lisez
attentivement les phrases en itatiques qui précèdent,
alors vous voyez maintenant que tous les romans de Sollers sont de la poésie
pour aujourd'hui : enfance et science, jeu et action... Si vous ne voyez
toujours pas, relisez ce qui précède... puis re-parcourez
tous les romans de Sollers à partir du Parc. Je vous préviens tout de suite : cela va vous demander de larges tranches de
temps... Bien.
Longtemps je
me suis demandé pourquoi Sollers déclenchait si systématiquement des jalousies
mesquines. Début de réponse : « avoir osé ce contraste : une pensée soutenue,
difficile, dangereuse, et un rythme galopant d'une bonne humeur endiablée. »
Dès H, son livre le plus fou, Sollers avait
diagnostiqué le ressentiment futur à son égard : « mais je dois avouer que leur
haine m'a aidé je leur dois l'éveil sans quoi je continuerais à inventer des
feuilletons anormale cette haine quand j'y réfléchis [...] je sais ce qui
m'attend j'aurais déjà dû me tuer ou m'exiler depuis longtemps ça leur ferait
tellement plaisir peut-être qu'ils se mettraient à me trouver du talent il y a
des gens comme ça dont c'est devenu la raison de vivre systématiquement
bêtement de m'empêcher d'avoir du plaisir et de vivre ça les justifie à leurs
propres yeux. » Esprit de vengeance contre le temps et son « il était », comme
l'on sait... Il me dépasse, donc je
le déteste...
Exercice
pratique non disponible sur app store : vous
offrez, comme moi, Passion fixe (premier livre de Sollers que j'ai lu) à plusieurs jeunes femmes. La plupart
des folles vous disent que ça n'a pas de style (!) (et pourtant on
reconnaîtrait, il me semble, la voix inimitable de Sollers en ouvrant en
aveugle n'importe lequel de ses livres comme d'ailleurs on pourrait le faire de
n'importe quel plan godardien) et que surtout, ah oui!... il a beaucoup de
succès auprès des jeunes femmes... C'est louche... Et moi, et moi, et moi... Il
doit se vanter… C'est un hyper-narcissique... Suffrage à vue ? Condamné. Ce qui est très comique, c'est que les folles confondent roman
et journal intime, elles ont plusieurs trains de retard, elles n'ont même pas
lu l'exergue du Voyage : « C'est un
roman, rien qu'une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais. »
Et puis, un jour, vous l'offrez encore une fois à une certaine C., qui aime immédiatement ce roman philosophique,
genre éminemment français. Depuis lors C. m'accompagne dans mes jeux d'enfance
et, en plus, m'a donné deux filles
qui ne sont même pas laides, ce qui ne manque pas de soulever parfois des jalousies...
Trop, c'est trop !... Et en plus il écrit, tout est fait pour l’empêcher de
passer, raté ! Il passe quand même... Mais revenons à nos moutons.
On commence
maintenant à s'en rendre clairement compte (sauf les sourds) : Sollers porte
tout le destin historial du français sur ses (solides) épaules. Médium accentue ce fatum spirituel. Lisez ça :
« Je suis
devenu une mémoire vivante et parlant français. [...] le français est
finalement la langue de la plus grande mémoire possible, vision mathématique et
rapide. Toutes les diagonales surgissent dans ses environs.»
Et ça : «
Tous les noms de l'Histoire ont un rapport intime, difficile à entendre, mais
on y arrive. Le français est fait pour ça, il traduit tout, c'est son secret,
il s'impose. Me voici soudain à Versailles [bien sûr, nous voici chez le duc de
Saint-Simon, très présent dans Médium],
dans les escaliers, les couloirs. On meurt beaucoup par ici... »
Et surtout :
« L'avantage du français, c'est sa concision et sa commotion. Il n'est pas fait
pour communiquer, mais pour dégager, abréger, juger et tuer. Ses origines sont
logiques et mathématiques, c'est la langue du raisonnement redoublé... »
Autre
accusation fréquente : Sollers, c'est très répétitif, il ne se renouvelle pas
beaucoup...
Ouvrons le procès
du répétitif : différence et répétition :
Un pharisien
A : « Sade, c'est répétitif et ennuyeux. »
Un pharisien
B : « Webern ? Mais quelle répétition ! Quel ennui ! »
Entre Pierre Guyotat : « Beethoven aussi, c'est très répétitif. »
Il sort.
La cour
apprécie. Le jury des citoyens et citoyennes délibérera à La Riviera à la fin des temps.
En réalité
Sollers opère d'infinies variations musicales sur les mêmes thèmes depuis très
longtemps. Voici ses accessoires : plume, papier, encre, livres (français le
plus souvent, mais pas seulement), modèles féminins, une chambre à soi dans une
ville traversée par l'eau ; voilà ses cibles : finance, société, vulgarité du
pouvoir politique et médiatique (« Là, pas de quartier, c'est vous ou eux
(elles), à l'arme blanche »), maçonnerie homo, digitalisation stupide du monde
(« Les tweets, les blogs donnent à chacun et chacune
la possibilité d'exhiber, en quelques mots, la folie normalisée »), clergé
universitaire (« corps désertés ») et philosophique (ils vous font « perdre
beaucoup de temps à les écouter ne pas penser » ; ce sont « les nouveaux
surveillants », « fous surprenants »), volonté de technique et de reproduction,
commercialisation du vivant et en particulier des embryons (« très recherchés
pour les cellules optiques ou cardiaques ») et ovocytes (« Vous êtes d'où ? -
De souche »), femen tarées, art content pour rien et son
flux d'argent (apparition ô combien comique de Larry Gagosian en « Lord Gago », juste après celle de Lady Gaga, il
est vrai qu'une telle constellation...), et j'en passe. Il faut se contenter de
s'écrier devant une telle constance. Les instruments de Sollers sont comme des
cartes de tarot, si vous voulez, et pour rester dans le champ médiumnique. Par leur juste
redistribution, il établit des rhizomes entre toutes les folies de notre temps. Ces intervalles sont sa musique intérieure («
il sait lire entre les lignes et plus loin que les lignes »). À l'heure de la
techno, le lecteur sait-il encore que la musique est
faite d'intervalles entre un nombre très restreint de notes (huit) ? Ces
intervalles suffisent à créer l'infini en musique. Et puis comment
voudriez-vous faire des variations en changeant tout le temps vos scénarios ou
vos historiettes sentimentales ? Vous n'entendez rien à la musique ? Vous
n'aimez pas ça ? Dommage... À l'heure de la vidéo, que la grâce dans le
mouvement en cinématographe était obtenue au moyen d'intervalles noirs entre les photogrammes ? J'ouvre Médium presque au hasard (j'ai tout de
même déjà souligné tous les passages
qui m'intéressent) : « Les mots entre les mots... L'invisible... » C'est
compris ?
Sa plume se
fait alors épée, sa prose prosopopée, orage de papier, par-delà bien et mal : «
Au cœur du mensonge, seule la cruauté dit la vérité de la Voie. » Il « tranche
à droite, il tranche à gauche » : tel est le moindre effort pour terrasser
l'hydre de l’anti-littérature (vieux projet datant de Tel Quel, toujours en cours...).
L'ignorance
qui s'affiche en prend pour son grade : « Aujourd'hui, plus de complexes :
l'ignorance est admise, propagée, c'est un signe d'authenticité.
"Ignorants, et fiers de l'être !", clament les abrutis du jour. Il
est possible de tout savoir, mais les appareils sont là pour ça, pas moi, vous dira
une jolie journaliste aux yeux bleus [...] Elle recopiera ce que lui dicte sa
banque de données, rédigera ça de façon lyrique et confuse en pensant à la
procréation médicalement assistée. » Aïe !
Ses
contemporains pour Sollers ? « Ils finissent leur vie dans le grand désespoir,
et dans la rage de la quitter... »
« La
marionnette vit ses minutes d'apparition, puis se couche et meurt. On la jette
dans la cheminée, à la suivante. » Ça fait mal !... La fierté gay devient dans Médium la « Gaytto Pride » : « Vacarme et cirque d'enfer ! Résurrection
de l'Empire romain ! [...] Des lesbiennes enthousiastes brandissent des
pancartes : "Procréation !" "Gestation !" "Vitro
!" Ovocytes en folie ! [...] Dix chars spéciaux, bourrés de gays splendides,
s'adressent directement aux lesbiennes : "Choisissez votre donneur !"
La collecte et l'insémination se font directement sur place. » Sollers fait
preuve d'une telle liberté vis-à-vis de ce qui est politiquement correct qu'on
pourrait presque dire qu'il s'agit là d'un livre « pour ses amis, pas pour le
public »... Admettez pourtant que tout cela est tout à fait tourné toqué...
Médium devient une caustique rumination nietzschéenne sur la folie
du groupe en soi : « Procréation Médicalement Assistée, Gestation Pour Autrui
[...] : fabrication des corps dans une gay attitude, avec, au bout du rouleau,
le prochain débat interminable sur la fin de vie, les soins palliatifs,
l'euthanasie, le droit de mourir dans la dignité, le suicide assisté, l'exemple
magnifique de la Suisse. La mort comme potion magique, rite socratique [...] La
PMA devient ainsi la Parfaite Mort Assistée, et la GPA la Gestation Posthume
Assurée. » Médium, sans aucune
citation de Nietzsche, est, je crois, le plus nietzschéen des romans de Sollers
: une méditation sur le Temps : roman métaphysique. Vous qui ne voyez pas,
passez votre chemin...
Manuel de contre-folie
Aucun doute,
le monde est devenu totalement fou ; il s'agit désormais de le lire à l'envers
: « Il est temps de s'occuper du seul art qui, désormais s'impose : celui de la
contre-folie » ; « à l'aide de votre contre-folie, vous lisez dans les pensées
des fous qui se croient normaux ». Sollers s'entoure, à l'exemple de Debord, de l'excellent contre-fou Gracián : « les choses du monde doivent se regarder à l'envers pour les voir à
l'endroit. » La prose en partie pamphlétaire de Médium ne ferait sans doute pas un bon roman philosophique sans une
bonne dose de contre-poison actif : une poésie légère
et constante de l'Être-là au monde du narrateur : « la contre-folie doit être
un contre-tourbillon constant. Poison ? Contre-poison.
[...] Cauchemars ? Extases programmées. Mauvaise humeur ? Rires. Problèmes
d'argent ? Augmentez les dépenses. » C'est d'ailleurs ce qui fait toute la
différence entre les essais et les romans de Sollers : une plus grande liberté
dans les romans, lesquels ne sont pas contraints à un certain esprit de
sérieux. D'ailleurs, dans ses essais, la présence de son corps et de son fameux
stylo Parker n'est pas aussi insistante. Jean-Paul Fargier l'a très bien vu dans son texte « Sollers ou l'accomplissement des écritures » : « il ne faut pas faire semblant dans le maniement des cocktails explosifs. À
fond dans le cul, à fond dans le pape, la religion. (...) Que produit cette
situation ? Une transformation. Mieux, un accomplissement.
Il faut des corps pour accomplir les idées et d'abord les échanger. Des corps
qui portent des noms [...] s'aiment, complotent, s'amusent [...]. La différence
est de taille. [...] L'accomplissement suppose au moins deux partenaires... »
Voyez, dans Médium justement : « il
faut une partenaire pour savoir qui on est vraiment. » Ainsi, la pensée
s'incarne : « accomplir, c'est réaliser. Transformer l'écrit en vécu à
l'intérieur d'un écrit d'un type nouveau. » Comme personne ne semble avoir
entendu cette parole de Fargier, je suis obligé de la citer longuement, qu'on
m'en excuse... Armé de cette nouvelle liberté qui n'est plus d'aucun parti,
d'aucune école, d'aucune famille (Jacques Henric est
le premier à l'avoir remarqué, qu'il en soit ici remercié), Sollers fore de
plus en plus profond sur les mêmes sites : ainsi, il se désenglue absolument de
tout ce qui lui colle. Sans doute augmente-t-il ce faisant le nombre de ses
ennemis (« toutes vos formulations, votre voix elle-même les révulsent »), mais
s'il s'en fiche... Les têtes tombent toutes seules : « vous êtes corrompus,
alors que nous sommes riches. La richesse a toujours vaincu l'usurpation
corrompue. » De toute façon, ils ne le lisent plus depuis longtemps (sans
évidemment s'empêcher d'avoir des opinions sur ses dernières productions...).
Ce qui importe désormais à Sollers, c'est le pas de côté, l'esquive, la
solitude très peuplée... L'embrasure de la porte-cochère... La rue... Hop !
J'ai hâte !... J'ai hâte !... Je m'escamote... « On me croit à Paris, je suis à
Venise »... Solution définitive, chinoise : « Dormir le plus possible quand
tout le monde travaille, écrire quand tout le monde dort. » Ainsi, « il traverse
les rassemblements de folie, les foules, les groupes, les clans, sans qu'on
s'en aperçoive. Il est invisible, intouchable, il passe le bras à travers. Ce
qu'il dit n'est pas retenu… »
« En tout
cas, il lit attentivement les journaux » : la lecture quotidienne des journaux
est la formule de la contre-folie, il faut s'inoculer du poison pour trouver le contre-poison : « Plus le monde se précipite dans le
digital, plus je me tiens à l'écart... Pourtant cela ne m'empêche pas de me
renseigner sur mon époque » (Le Magazine du Monde du 4 janvier). Comme le Duc, « il n'a rien à imaginer, toute la comédie se
déroule sous ses yeux, chaque mot, chaque geste, chaque silence compte ». Le
roman se fait tout seul... Présentation verbi-voco-visuelle d'une bande d'actus alitée la nuit durant... Pour contrebalancer ses lectures des gazettes (« bêtise », « ignorance », «
calomnie », « mauvais goût », « overdose de poison »... « Encore ! Encore ! »), le narrateur déclare ne plus lire que Saint-Simon, les
classiques chinois et les dictionnaires illustrés (nous savons que c'est faux -
c'est une hyperbole pour signifier l'angle de l'attaque en cours dans
l'éternelle guerre [du goût] de Sollers) : « la splendeur des mots...
impossible de s'ennuyer...»
Mes antennes
personnelles ont remarqué, comme Sollers, un article dément sur la drague par
géolocalisation dans un journal du soir : c'était l'été 2012, j'étais sur la
pelouse d'un jardin à Ciboure, j'ai aussitôt intégré ce symptôme ultime de la
folie technologique de notre temps pressé d'éjaculateurs précoces dans un livre
toujours inédit ((L)ivre de papier), nouveau conte de la folie ordinaire de notre temps et autre
manière de contre-folie - livre tout à fait fou, c'est-à-dire très sage. En
vérité, ce réseau s'appelle Grindr ; voilà un parfait
broyeur d'individualité : « Après l'Usine des cadavres, voici celle de
l'Obsession sexuelle » ; « l'utilisateur, dit un abonné lyrique, est
"comme un animal dans la savane qui voit ses proies tout autour''. »
Certains ne peuvent plus s'en passer... Voilà le lieu du maximum de religiosité
sexuelle... « Invention de génie »... « Le smart-phone est roi » - d'ailleurs « Proust délaissera sa Recherche du temps perdu pour » un tel téléphone intelligent...
En résumé, il
s'agit de « devenir un contre-fou aussi déterminé que
possible » : « la folie veut imposer des "devoirs de mémoire", la
contre-folie se paye de larges tranches d'oubli. » Surtout, ne pas croire « à
la mémoire collective ».
Exercices médiumniques
« II y a une magie médiumnique de Venise. »
Venise est le lieu, terme fixe d'un éternel
dessein : « C'est un plaisir étrange de lire ici, au crépuscule, en pleine
mondialisation numérique, tout en regardant passer des bateaux. » Oui, vous
lisez, et vous êtes en pleine révolution intérieure : « Versailles est devenu,
comme Venise, une navette spatio-temporelle qui peut se poser partout, en plein
Paris, à New York, à Shanghai... À bord les phrases crépitent, c'est un feu de
dieu, bâbord et tribord » ; « tourbillon dans un tourbillon »...
Pour ses
expériences médiumniques, Sollers ne
prend pas, tel Hamlet, un crâne humain - nouvelle boule de cristal - dans sa
main, non. Pour convoquer les fantômes plus vivants que les morts-vivants («
Ils ne savent ni se lire ni vivre, leurs yeux sont sourds, leurs oreilles
aveugles, ils n'ont qu'une existence d'emprunt, mais, tant qu'ils sont là, ils
infectent tout de leur poids ») de ce monde, il fait tourner ses tarots
habituels et les dispose sur son bureau magique : stylo, cahier, papier satiné,
couverture pelliculée orange, encre bleue.
« The medium is the
message » : Guy Debord a déjà dit tout ce qu'il
fallait penser du lourd penseur yankee de cette maxime villageoise. Un cinéaste underground, proche des situs à l'époque, et méconnu, Alain Montesse,
avait commencé d'améliorer cette formule : « The medium is the mess »... Sollers
déplace carrément le tir : « le médium
est le massage » : « Je sens les mains d'Ada sur moi là-bas... »
Provocation ? Peut-être... En tout cas c'est pour mieux dire que tout son corps
d'écrivain-narrateur entre en contact avec les esprits et la Nature avec un
grand N, libre : sa petite masseuse de Venise, Ada, son ardeur, « apporte ses
huiles et ses crèmes [...] elle me ressuscite, elle m’oint ». C'est donc aussi une expérience religieuse... Une retraite
mystique dans le désert de Venise... « Vous êtes dans le désert, servi par des
anges. Votre retraite est introuvable, les oiseaux et les papillons vous
aiment. La lune, toutes les nuits, vous sourit.» Homme libre, toujours tu
chériras la Nature : « les paysages, l'océan, les oiseaux sont gratuits »...
Revoilà notre
masseuse : « Ce corps qui pèse et qui s'use... sous ses mains, il refleurit,
et, à un moment précis, vibration interne, elle me cueille. » Et aussi : « la masseuse, et son huile, vous fait venir
de plus loin, de là où vous étiez sourd. » Épiphanies... Le corps de l'écrivain
devient un paysage: « Et la magie continue, là-bas, en passant par les mains
d'Ada couvrant la planète, bras, jambes, rivières, dos, montagnes, nuque,
vallée, poitrine, plateau, omoplates, plaines. Elle masse des masses
d'informations, elle s'arrête là, sur l'épaule droite, elle a une résistance à
détruire. Maintenant, depuis le coccyx, petit roulement de baguettes. » Une
tempête : « Kleenex rapide, pas de mots, sensation pure, buisson enfantin, au
revoir dérobé chinois, à une autre fois. » Et même une tortue : « remonter à la
surface sous forme de carapace portant des signes d'écriture indéchiffrable,
aussitôt transmise à un musée pour expertise scientifique ! » Quels sont les
effets de ces huiles divines ? « Ma main droite est plus assurée après son
passage, on dirait que l'encre la remercie. Le corps bien massé s'énonce
clairement, les mots pour le dire arrivent aisément. » Ada est une Piémontaise
« rieuse, puissante, légère ». Comment ? On peut être puissante et légère en
même temps ? Mais oui !... Voyez la musique de Carmen... qui plaisait tant au professore Nietzsche...
Comme tout un
chacun, je suis un peu de la police
(ou du clergé, si vous préférez, c'est pareil), je me demande si Sollers a réellement pris des drogues pour entrer
en contact avec les esprits. Les photos du site philippesollers.net, montrant
l'auteur à l'époque de l'écriture de H (comme
haschich, comme l'on sait), le laissent penser... Il doit être chargé... La NSA devrait mieux surveiller cet individu
louche...
Mais est-il
vrai que Sollers s'entraîne au tir dans un centre spécialisé près de l'église
Saint-Thomas d'Aquin dans le 7e arrondissement de Paris, comme le
narrateur des Voyageurs du Temps ?
A-t-il encore le suffrage à vue avec
de toujours jolies jeunes femmes comme le narrateur de tous ses romans ? Ah ! comme le lecteur-policier aimerait bien savoir... Tout
est-il vrai dans le roman sollersien ? Je n'en sais
rien - et je m'en fiche ! -, ce que je vois, moi, c'est que tout est
littéraire... et du plus haut comique !... Menons l'enquête dans Médium : un chapitre s'appelle « dose »
; ouvrons-le :
Surdose : «
J'ai pris, le samedi, une dose trop forte, et je me suis vite retrouvé en état
de désagrégation violente. [...] Drôle de truc, d'avoir un cerveau cosmique, et
de ne plus savoir qui l'on est. Vous êtes en pleine hémorragie de mémoire,
comme un mourant dans sa vision panoramique des moindres détails de son
existence, mais aussi au-delà, flot des générations [...] proliférations
d'atomes, collisions de particules dont vous n'avez pas la moindre
représentation. »
Plus loin : «
Vous êtes un trou noir dans un univers à cordes », lequel pourrait d'ailleurs
bien être un multivers...
Sa main «
pourra se mettre à écrira quand les syllabes cesseront de tourner et de siffler
comme des électrons ou des billes ». Eh oui ! « Perdre son centre de gravité
pendant quelques heures est une chose, le retrouver en est une autre, problème
que les cosmonautes, je suppose, doivent avoir l'habitude d'éprouver. Vous
prenez la substance trouvée sur place (elle arrive facilement par bateau), vous
voyagez au bout du fini, vous rentrez dans vos limites après avoir volé dans le
temps et l'espace. »
Plus loin : «
La dose que j'ai prise ce matin est la bonne. Le paysage gagne en profondeur
[...] C'est une belle journée, quoi, c'est-à-dire du temps suspendu et
multiplié. [...] lenteur à grande vitesse. »
Et enfin,
pour finir : « Je prends ma dose le matin, l'effet est immédiat, j'entre dans
la progression du soleil au-dessus des toits... »
Grâce à ses
expériences avec des psychotropes, le narrateur arrive à devenir comme une
toupie, ou une porte-tambour : « Et, pourtant, je tourne. C'est une expérience
qu'on ne peut ni filmer ni photographier, il n'en reste pas moins qu'elle est
incessante et vraie. » Zim-zum.
Et toutes ces
lorettes (on connaissait les grenouilles et les grisettes du temps de Renoir,
là c'est une vraie découverte) de Venise : Ada, Loretta... « jeunes femmes élégantes et de mœurs faciles au début du 19e siècle »... Existent-elles vraiment ? Qu'en pense le jury des lecteurs
? Tout ce que je sais, c'est que si de telles « petites femmes » ont
terriblement manqué au professeur Nietzsche à Turin, elles ne semblent pas
avoir manqué à notre professore de La
Riviera... Le narrateur, lui, est formel : « Les portraits à la pointe
sèche sont nécessaires : le roman est enfin réel. » Et aussi : « Rien n'est
inventé, les corps sont de vrais corps, leurs noms sont répertoriés. »
Le stylo de Philippe Sollers
C'est dans Paradis que j'ai personnellement pris
conscience de l'importance de la couleur de l'encre prisée par Sollers. Oui, je
me souviens : « encre-sang positive sang
bleu ». On sait depuis longtemps que cette encre bleue est achetée à
Venise. Même un journal du soir en train de devenir kitsch commence à s'en rendre compte (et a d'ailleurs donné un tel
titre à un court article sur Médium dans son édition du week-end) : l'expérience romanesque de Sollers est
l'aventure de son stylo-plume Parker à travers les siècles. Écoutez ça : « Pas
d'ordinateur, des cahiers remplis d'une petite écriture bleue. J'amène
maintenant mon encre, on n'en trouve plus dans les environs, le stylo à pompe
est lui-même devenu une rareté préhistorique, et remplir le mien est toujours
pour moi une sorte de transfusion. Mieux qu'à la coke (et pourtant), je me
shoote au sang et à l'encre. Difficile d'être plus décalé et anachronique. »
Et aussi : «
on écrit d'abord dans un carré, mais, avec la cursive, on s'approche de la
vitesse du cercle, le carré circulaire est à l'horizon du bras vide, du pinceau
nerveux. »
Et encore : «
Voici des rides, des points de mousse, se formant au gré du souffle, et,
surtout, des halos d'encre, sommet de méditation. »
Ça vous va ?
Un seul écrivain à travers les
siècles
« C'est le
professeur de La Riviera, que
voulez-vous, une curiosité dans son genre. »
On connaît
cette note de Proust : « Tous les grands écrivains se rejoignent sur certains
points, et sont comme les mêmes moments, contradictoires parfois, d'un seul
homme de génie qui vivrait autant que l'humanité. »
Depuis Les Voyageurs du Temps, il devient de
plus en plus manifeste que Sollers s'identifie à tous les écrivains à travers
les siècles. Ici. Sollers est Saint-Simon : « Voici un possédé, vous venez de
le rencontrer dans les couloirs de n'importe quelle entreprise : "Il sent
le faux en tout et partout à pleine bouche" » ; là, un autre duc, le duc
de Ducasse : « Le goût est la qualité fondamentale... » Plus loin, il est les
classiques chinois (« j'ai plus de 3 000 ans [...] J'entre en calligraphie
inspiré, dans le silence de ce silence, écriture verticale, [...] passant du
fleuve horizontal à la profondeur vibrante debout »). Tout à la fois. Devenu médium - et après Nietzsche -, il est
tous les personnages célèbres de l'Histoire en même temps : tantôt Jésus (« Au
fond, c'était un athée sexuel complet, péché particulièrement grave à toutes
les époques. Condamné »), tantôt Proust, « songeur, dans un coin populaire de
Venise, à La Riviera... »
« Elle se
souvient de milliers de choses, la contre-folie, elle a plus de souvenirs que
si elle avait mille ans, dix mille ans. »
Les voyageurs
du temps forment une grande chaîne continue : « Si un marin tombe, un autre
prendra vite sa place, transaction rapide dans l'église San Trovaso.
» Venise est « l'endroit idéal pour ce genre de trafic discret ». Ça vous tente
?
Vitesse-Sollers
Qui, à part
moi et quelques autres de plus en plus discrets, se souvient encore de ces
petits caractères noirs illisibles tracés dans H : « fusée sol sol sol air » ? Cœur mis à
nu. Pensées en fusées. Comme des fusées. Sollers est toujours capable de pareilles
accélérations.
Voici un
florilège, tiré de Médium, sans
commentaires :
« Elle m'embrasse vite et à fond, on se quitte. »
« Comment
courir vite en restant assis ? »
« Quand
j'arrive ici, dans le retrait [...] tout va très vite. [...] je reste en mer,
les visions se multiplient sur l'eau. »
« Je parcours
des villes en accéléré [...] Quelle heure est-il ? J'ai du mal à fixer ma
montre, j'ai l'impression que les aiguilles tournent à toute allure, et dans
les deux sens. »
« Ivresse de l'eau en bateau. Si on écrit, le papier respire. »
« Je ne fus
jamais un sujet académique, je n'ai pu me défaire d'écrire rapidement. »
« S’étendre
davantage sur ces vérités serait s'exercer vainement à prouver qu’il fait jour
quand le soleil luit. »
Apostille
Vous avez,
cher lecteur, bien sûr remarqué que Médium est daté dans le nouveau calendrier nietzschéen... An 126 de l'ère du Salut.
Tout, je dis, tout est dit.
Guillaume Basquin
La Règle du Jeu,
mai 2014
Médium
roman, Gallimard, 2014
>>> lire le début du roman
>>> Entretien avec Philippe Sollers, Bulletin Gallimard
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